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Élias restera un mystère pour moi. Avec la maturité, il avait encore embelli. Sa voix s’était posée dans des graves harmonieux et l’entendre au téléphone était une caresse chaleureuse. Son charisme s’était amplifié, assorti maintenant d’une distance qui forçait le respect. Nous nous téléphonions souvent et je savais, rien qu’à son ton, s’il avait besoin de moi. Il restait d’une fragilité étonnante et je restais son confident. Ses rapports avec Kerry étaient amoureux et tendres, il se détendait avec lui, mais j’étais son seul confident.
Quand il venait à notre rendez-vous, avant qu’il ne me voie, je l’admirais dans son approche. Une multitude de regards l’accompagnaient, il avançait, insensible à la fascination qui l’enveloppait, bouclé dans une armure infranchissable. Dans son costume de travail, sur mesure, il était une gravure de mode. Avec un t-shirt et des baskets, son élégance et sa prestance demeuraient. J’appris, bien plus tard, que Camille l’avait conseillé dans ses débuts professionnels. Il avait vite appris et se présentait toujours dans une tenue parfaite, écrin très travaillé de sa beauté. Quand il m’apercevait, son armure tombait, pour moi. Je n’ai jamais compris cette transformation, ni comment elle se produisait, mais son premier regard sur moi me le rendait accessible. L’instant d’avant, j’étais, comme tous ces contemplateurs, incapable de l’aborder. Son sourire d’accueil était un bonheur. Son accolade, parfois son baiser, me hissait à sa hauteur. Le second déclic se produisait alors et il redevenait le petit en admiration devant son grand frère. Parfois, j’étais encore dans la retenue qu’il imposait et ce décalage m’obligeait à retrouver rapidement cette intimité inchangée depuis notre enfance.
Il souffrait toujours de son handicap, de cette attirance des autres vers sa personne. Ses habillements, sa tenue, ses attitudes, il s’en servait comme des protections, sans arriver à se libérer, renforçant encore sa perfection. Il avait besoin de redevenir le petit enfant sans souci, d’être sous protection. J’avais l’extrême privilège de pouvoir tenir ce rôle, toujours impressionné par lui.
***
Quelques années plus tard, au summum de sa maturité, Élias fut emporté en quelques mois par un crabe foudroyant, au pancréas. Mes échanges avec Élias prirent alors une intensité extrême avec le retour de la camarde, cette fois sûre de son coup. Ce ne fut qu’à ce moment qu’il évoqua sa tentative de suicide.
– Tu sais, Sylvain, je te dois deux choses.
– Tu ne me dois rien…
– La première, la meilleure, c’est quand tu m’as permis de franchir la ligne avec toi, de découvrir ma nature.
– Si je me souviens bien, tu m’avais dit que tu n’étais pas innocent. Et ces moments, je m’en souviens !
– Je n’étais pas complètement innocent, mais complètement ignorant. Avec mon copain, cela avait un petit jeu, avec toi cela a été l’acceptation, l’ouverture, la maitrise.
– Tu en rajoutes… Et puis, tu sais, comme tous les autres, quand nous avons commencé, j’ai été envouté par ta beauté.
– Peut-être, mais tu l’as fait avec gentillesse, pour moi, avant de le faire pour toi.
– Mouais !
– La plus belle, c’est de m’avoir permis de vivre cela.
– Hum ?
– Quand tu as permis que l’on me rattrape…
– Tu veux dire…
– Oui, quand j’ai voulu me tuer. Tu sais, ça a été vraiment dur.
– Oh, oui ! Je me rappelle nos interminables conversations au téléphone !
– Xavier ! Je m’en souviens tellement, mon premier petit ami, je l’aimais à la folie et je l’ai jeté dehors. Je pensais que je ne pourrais plus jamais vivre l’amour. On est con à cet âge !
– Mais non, tu étais tellement pris par ton image, tu ne pouvais plus te supporter.
– C’est vrai. Quand tu m’as appelé la veille… Nous avons parlé, longtemps. Comme à chaque fois, tu étais la voix de la raison, de la bienveillance, de l’amour. Quand nous avons raccroché, j’étais bien. J’ai même failli aller jeter à la poubelle les comprimés, ils étaient là, prêts à être avalés.
– Tu me dis ça maintenant !
– Oui, j’étais prêt à partir. Tu m’as tenu. Je me suis endormi comme une souche, à fond. Le lendemain matin, ça allait encore. Et puis tout d’un coup, tout a lâché. J’ai tout avalé, je me suis étendu. Les effets commençaient, j’étais bien. Et puis, je me suis souvenu : la veille, je t’avais promis de ne rien faire, de te rappeler. Je n’avais pas tenu ma promesse. Alors, je t’ai appelé, pour te dire. Je ne voulais pas te quitter sur un mensonge. Je ne pouvais plus parler. Je ne t’ai pas entendu. Quand je me suis réveillé… La suite, tu la connais.
– Élias, tu ne pouvais pas faire ça, tu m’aurais tué. Tu fais partie de moi, je serais mort aussi.
– Pourtant, demain ou après-demain, je ne serai plus là…
– Ce n’est pas pareil. Tu es en moi et tu le resteras toujours.
Cinq jours après…
***
À l’église, à l’enterrement, je n’ai jamais vu tant de monde ni tant de larmes. Derrière sa famille, au premier rang, il y avait Kerry, entre Eugénie et moi, inconsolable, son opposé, son complément.
Je sais qu’Eugénie le pleure toujours. Sa disparition a aussi mis fin à nos diners annuels à quatre. Sa place vide serait tellement vide. On n’éteint pas une telle lumière si vite sans faire des dégâts.
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