Voyage
Lily perdit vite le compte du nombre de jours. Tous se ressemblaient. Chaque matin elle suivait la même routine, s'assurait que son hongre se portait bien, le pansait, profitait de cet échauffement pour enchaîner avec des exercices d'assouplissement, mangeait puis profitait de la proximité de la rivière pour se laver. Débarassée des saletés du voyage, elle vérifait l'intégrité de son équipement sous toutes les coutures. Enfin, elle sellait son cheval, lui parlait et le contraignait à s'échauffer aussi avant de le laisser partir au grand galop.
Ses courbatures ne s'arrangeaient pas, elle commençait à avoir de sérieux et larges hématomes sur la face interne des cuisses et les fesses, ainsi que certaines parties des mollets frottant contre les étrivières. Ses pieds souffraient aussi du plancher des étriers et de son poids pas toujours bien réparti. Sans compter ses chevilles et les muscles de ses mollets, inhabitués à une chevauchée aussi longue. Dans son dos se répercutaient toutes ces douleurs, ce qui lui bloquait parfois les épaules de manière insidieuse, nuisant à sa position de cavalière. Ses mains se crispaient beaucoup durant les premières foulées de galop, la vitesse et la puissance de son cheval la surprenaient toujours.
Pourtant, Lily se sentait heureuse. Jour après jour, elle retrouvait ses réflexes, ses habitudes et se corrigeait seule. Les monitrices qui l'avaient vue grandir auraient été fières. Quand le jour tombait, elle s'amusait à excécuter quelques mouvements de dressage issus de l''équitation classique, en incurvant son cheval, le faisant reculer, ou encore avancer en crabe, ressentant de mieux en mieux avec quelle application il croisait les jambes. L'animal, bien dressé, apprenait vite. Les oreilles en avant, il répondait de plus en plus vite aux aides de sa cavalière.
Elle attendit que ses courbatures diminuent avant de tenter quelques sauts. Au soir, elle repérait d'abord une souche ou une irrégularité du terrain avant de revenir sur ses pas pour le franchir. Chose plutôt exceptionnelle, le cheval ne montra aucun entrain pour l'exercice. Tout comme elle, il préférait le plat. La plupart des chevaux qu'elle avait montés allaient parfois jusqu'à se diriger envers et contre tout vers les obstacles, même au pas pour les franchir sans élan.
Soulagée de ne plus avoir à se méfier des obstacles, elle laissa plus de mou à son hongre lors de ses galopades. Il les contournait, et étendait l'encolure avec bonheur. Lily se demandait parfois où les Sel avaient bien pu le trouver.
Vers le milieu de la journée, elle laissait son cheval décider du moment de la pause pour s'abreuver, elle-même piochait dans ses réserves et se rationnait avant de descendre pour boire à son tour. Elle en profitait aussi pour marcher dans l'eau à côté du hongre, dans l'espoir de délasser leurs muscles quand le courant de la rivière restait faible. Lorsque le lit de la rivière devenait moins pratiquable, elle remontait et gardait un rythme tranquille.
Elle estima se trouver à mi-chemin, quand elle croisa pour la première fois depuis plusieurs semaines des dragoniens. Avec leurs yeux dorés, elle les reconnut comme appartenant au clan Mio, le plus vaste... et surtout un clan frontalier. Les trois chasseurs l'avaient laissé approcher, et elle s'arrêta à une distance prudente. Le poing droit sur le coeur, elle se présenta la première, tête basse. Elle prit aussi soin de mettre sa main gauche bien en vue, le poignet brisé pour leur souligner son absence de mauvaises intententions à leur égard. Sa connaissance de leurs codes plut aux prédateurs. Ils se présentèrent à leur tour, et appartenaient bel et bien au clan Mio. Ils lui cédèrent la parole.
-Me permettez-vous de traverser votre territoire clanique, pour retourner parmi les miens et y rester ? demanda-t-elle.
Les trois se concertèrent du regard, et l'un d'entre eux se téléporta au campement Mio pour demander à leur Nér-hi Galard Mio. Lily ne put s'empêcher de tiquer. Galard était un prénom très commun... et vu l'époque il devait s'agir du père du premier roi dragonien, Havrèk. Elle préféra ne pas leur demander si l'un des fils du Nér-hi portait ce prénom. Cela risquait de les rendre méfiants, et de les pousser à faire appel aux Sel pour savoir comment elle pouvait connaître le nom d'un fils de Nér-hi.
Le chasseur revint rapidement du campement, et il autorisa Lily, au nom de son Der-hi, à traverser leur territoire sous plusieurs conditions. Elle devait conserver sa cape aisément reconnaissable, et autant que possible son cheval. Pour finir, elle annonçait vouloir suivre la rivière pour rentrer chez elle, et ne devait s'en éloigner sous aucun prétexte. Tant qu'elle respecterait ces conditions, elle ne risquerait rien.
-Je respecterais la volonté de votre Der-hi, viokà ; s'engagea l'humaine en fermant cette fois le poing gauche sur le coeur.
Le poing droit indiquait que l'on suivait un certain sens du devoir, et le gauche que cela venait du coeur, que la parole était sincère. Les dragoniens respectaient les deux, mais préféraient de loin voir quelqu'un parler le poing gauche sur le coeur. Ils associaient plus volontier le poing droit comme une action ou une déclaration sous la contrainte. Or, la liberté individuelle leur tenait beaucoup à coeur.
Elle poursuivit son chemin. Ses repas se limitèrent de plus en plus à ce qu'elle grapillait dans les arbres et les buissons, ainsi que quelques oeufs rendus accessibles par la taille du hongre. Peu lui importait la présence d'un embryon d'oiseau, ou son stade de développement, elle se réjouissait de chaque nid occupé. Ses quelques mois parmi les Sel l'avaient rendue plus pragmatique. Désormais elle savait allumer des feux de camp, et se servait de ses lames comme brochettes. Tant pis pour les restes de rouille qu'elle ne parvenait pas à détacher, et les entorses à certaines règles d'hygiène.
Bien qu'appréciant le calme et le silence des bois, Lily espérait rejoindre assez vite la civilisation. Sa rencontre avec les dragoniens avait illuminé sa journée, il s'agissait tout de même d'un signe. Et c'est ce qui lui permit de mesurer le poids de la solitude, dont elle ne s'était pas rendue compte jusque-là. Une dizaine de jours après cette rencontre, la femme commença à entendre quelques voix. Un mélange de français, d'anglais, de dragonien et de langue humaine bourdonnait par intermitences sous son crâne. Avant que cela ne recommence, elle décida de parler seule. Cela lui permit d'entretenir ses connaissances dans les deux dernières langues. Le français, elle doutait de l'oublier un jour, et l'anglais, combien de fois son niveau s'était-il déterioré pour ensuite revenir ?
Au fond, ces longues journées passées à converser seule ou à s'entretenir avec son cheval lui rappelaient ses cours de philosophie, affirmant que l'Homme est un animal social. Grâce à son vécu, elle pouvait le confirmer. Ses réflexions l'occupèrent sur le dernier quart du voyage.
Par une grise après-midi, elle arriva en vue de la bordure de la forêt. La bordure et les terres désertes qui suivaient donnaient une sensation de malaise. Aucun animal, très peu d'oiseaux se risquaient à la frontière entre les terres humaines et dragoniennes. Au loin, il lui semblait distinguer une tour. Lily jugea préférable de revenir sur ses pas, et décida d'attendre le lendemain, d'en profiter pour se reposer et se rendre présentable. Sa journée fut dédiée à la lessive, avec ses restes de savon. L'eau transparente ne lui permettait guère de se faire une idée de son allure, aussi renonça-t-elle à se faire une beauté. Depuis le temps qu'elle se coiffait avec les doigts, elle ne devait plus ressembler à grand-chose. Du moment qu'elle trouvait un lieu où vivre et de quoi varier sa nourriture... Puis éventuellement, de quoi rentrer chez elle.
Lily savait tomber dans le piège du confort de la routine. Le besoin de voir du monde lui permit de ne pas s'enfermer dans la solitude et l'errance à cheval. L'envie de manger autre chose que des fruits et des lanières de viande séchée aussi. Pour le reste, elle ignorait tout de la façon dont elle pourrait s'intégrer à cette humanité-ci. Ou même si on lui en laisserait l'occasion.
Pour son repas du soir, elle décida d'épargner deux dernières tranches de viande, et acheva ses fruits. Cela faisait quelques temps que son estomac se rebellait contre cet abus de fruits et ce manque de variété, aussi comptait-elle beaucoup sur l'achat de nourriture le lendemain.
Nerveuse, elle dormit mal. Le lendemain matin, elle ne laissa pas son cheval galoper comme d'habitude, de crainte de paraître menaçante ou en difficulté aux sentinelles de la tour. Lily traversa la frontière au grand trot, et retint son hongre. Elle venait avec une seule certitude : elle voulait s'éloigner dès que possible des seigneuries frontalières. Si l'unification avait lieu durant sa vie, les zones frontalières seraient les premières à tomber. Plus elle monterait au nord, mieux ça irait pour elle et sa famille, si elle en fondait une.
La tour se situait au sommet d'une colline, et savéra être en périphérie d'une petite ville fortifiée, entourée de palissades, d'un profond ravin et de murs en pierre. À tout hasard, Lily s'approcha d'abord de la tour, au pas et rênes mi-longues. Autant donner une première impression de décontraction. Des gardes en armure la regardaient venir, le visage dissimulé par leurs casques pour la plupart. Ceux à visage découvert se montraient plutôt détendus. Une femme seule venant des territoires dragoniens ne les impressionnait pas.
- Bonjour... les salua Lily.
Seuls trois hommes sur huit lui répondirent. Après un temps de silence, elle demanda :
- Puis-je entrer en ville ?
- Pour quoi faire ? s'enquit un garde d'un air détaché.
- Acheter de la nourriture, puis reprendre la route.
- Dans quelle direction ?
Lily nomma une seigneurie nordique, dont avaient parlé les fuyardes chez les Sel.
- Et comment se fait-il qu'une nordiste côtière revienne de chez les antropophages ? insista avec le même détachement le garde.
- Une longue histoire, soupira Lily. Suite à un petit problème financier, j'ai fini chez les Sel... mes proches ont remboursé leur dette, mais n'ont pas pu financer mon retour à la maison.
- Tu vas nous répéter ça devant l'autre con, et avec ça au doigt, conclut le garde.
Il lui tendit une bague de plomb, servant à bloquer les pouvoirs des dragoniens et des licorniens, ainsi que de leurs descendants. Deux gardes se saisirent d'arcs, et prirent chacun une poignée de flèches. Les arcs rappelaient vaguement à Lily une tapisserie sur la guerre de cent ans, servant souvent à illustrer cette guerre et les long bows anglais. Une supériorité technologique de l'époque. Laissée à la vigilance des archers, Lily attendit que le garde sans casque revienne de la tour accompagné d'un jeune homme fluet, lui aussi en cotte de mailles et aux oreilles plutôt longues et pointues. Un demi-elfe, supposa-t-elle. Le garde l'invita à répéter, et donnait toute son attention au demi-elfe.
- Elle ment, trancha très vite ce dernier.
Le chef des gardes soupira.
- Elle est humaine ?
- Oui...
- Elle veut aller au nord ?
- ... Oui.
- Et acheter des fournitures ici ?
Le demi-elfe acquiesça. Le garde haussa les épaules. Une cliente pour leurs commerces ne pouvait pas faire de mal. Il voulut savoir si elle comptait foutre la merde chez eux, et si elle avait de quoi payer. Les réponses lui plurent, il donna un laisser-passer à Lily et lui fit signe d'y aller.
Quelque peu soulagée, elle reprit sa route. Aux portes de la ville, à l'entrée du pont on lui reprit le sauf-conduit, et elle put découvrir la petite cité, toujours sur son hongre et ses armes à la ceinture.
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