La ville
À la sortie du pont, un garde demanda à Lily de mettre pied à terre, et elle put entrer. Les rues à l'allure anarchique étaient juste assez larges pour laisser deux chariots passer de front, les maisons ne possédaient pas plus d'un étage, et toutes disposaient d'une terrasse. La plupart des propriétaires profitaient de ces terrasses pour faire pousser quelques plantes décoratives, des arbustes, et certains jardins en hauteur prenaient des airs de réserves de plantes médicinales.
Les rues se résumaient à des chemins de terre creusés de ravines créées par des générations de roues de chariots. Lily fut un peu surprise de voir des habitations en pierres plutôt qu'en bois. Après, l'avantage de la pierre est que cela risquait moins de prendre feu. Sachant à quoi faire attention, la femme remarqua rapidement les poignées et serrures en plomb. Elle vit aussi à certaines fenêtres l'emblème du comté de Ronnard : une tête de renard de profil, prête à gober un soleil brun.
Peu de civils portaient des armes. Lily commença par avancer en ligne droite, s'intéressant à cette vie médiévale si souvent survolée dans les films, et rarement détaillée de façon fiable. Se guidant au brouahaha et aux odeurs, elle trouva le quartier marchand et commença par acheter de la nourriture. En se fiant aux tarifs donnés par Sdrèv, on lui demandait de payer des prix honnêtes. Elle trouva par hasard l'échoppe d'un forgeron, et put lui vendre l'épée des Sel qu'elle ne savait pas manier. Toutefois, ne connaissant pas encore les bons tarifs pour les armes, elle ne lui acheta rien.
La femme remplit peu à peu les saccoches de selle de son hongre, qu'elle devait retenir de goûter ce qui l'entourait. La curiosité de poulain de l'animal lui mettait du baume au coeur. Toujours les oreilles dressées, le bai flairait tous les étals, toutes les poches à sa portée. Certains passants appréciaient l'attention et lui flattaient l'encolure ou les naseaux, d'autres le repoussaient ou le menaçaient d'une gifle sur le nez. Lily veillait à ce que nul ne malmène son compagnon quadrupède.
Satisfaite de ses amplettes, elle demanda l'adresse d'une auberge au marchand de fruits secs auquel elle venait d'acheter de bonnes réserves.
- 'N'auberge, hein ? réfléchit le marchand. Dites, s'c'est pas indiscret d'ma part, personne vous accompagne ?
-C'est indiscret, répondit Lily avec un sourire.
Le marchand haussa les épaules et lui donna plusieurs indications pour trouver la seule auberge de la ville. Lily le remercia, et flâna dans les rues qui lui rappelaient la partie médiévale de Guérande, en Bretagne. Certains commerces étaient tenus par des familles entières, d'autres par groupes d'amis. Il y régnait une bonne ambiance générale, malgré la proximité des dragoniens. Les rues conservaient la même largeur partout, et la femme ne trouva aucune impasse. Les noms de rue lui permirent de se remémorer l'alphabet humain, plus complexe que l'alphabet phonétique dragonien.
Elle remarqua aussi qu'elle faisait partie des rares personnes à marcher avec une monture. Quelques gardes erraient dans les rues en groupes, toujours accompagnés d'au moins trois chiens immenses et solides comme des rocs, aux mâchoires d'une largeur impressionnantes. Ils faisaient juste la bonne taille pour éventrer son hongre.
L'auberge se trouvait à l'autre bout de la ville, vers l'intérieur des terres humaines d'où devaient venir les clients. Le bâtiment était le seul à bénificier de paddocks et d'écuries. Lily remarqua que tous les professionnels liés aux chevaux se trouvaient autour. Un maréchal-ferrant, un vétérinaire, un sellier-bourrelier... Et un second forgeron. Tous formaient comme un arc de cercle autour de l'auberge et des ses paddocks, la mettant à l'écart du reste de la ville, tout en la laissant profiter de la protections des palissades et de la fosse.
Un jeune homme qui s'ennuyait, assis sur l'une des barrières courut presque à sa rencontre, impatient de s'occuper du cheval. Lily le laissa volontiers prendre son hongre sans nom. Elle-même jeta un coup d'oeil à son ombre, et remarqua que l'après-midi débutait. Cela pouvait expliquer sa faim et sa soif. Elle fit un détour par l'écurie de son cheval, et détacha les saccoches de la selle. Elle trouva le système de sangles permettant de transformer les saccoches en sacs à main ou à bandoulière ingénieux.
Ainsi équipée, elle entra dans l'auberge dont l'emblème en fer noirci représentait une chope mousseuse géante placée sur un lit. Le cliché l'amusa. En entrant, elle apprécia instantanément la luminosité de la pièce, les grandes fenêtres ouvertes et l'odeur de rôti aux pommes. S'ils vendaient aussi du cidre, elle s'offrirait volontiers plus d'une nuit en ce lieu.
Douze tables en bois de longueurs différences et le double de bancs occupaient une bonne partie du rez-de-chaussée, le comptoir et un large escalier dans le fond prenaient le reste.
Une femme de sa tranche d'âge l'aborda et lui demanda ce qu'elle désirait. Lily demanda un repas chaud et une chambre. On la servit à une table un peu en retrait, et surtout proche des cuisines. Quatre groupes conversaient à voix basse, chacun à un coin de la pièce. Lily s'imprégna plus encore de la langue, puis oublia tout lorsque la serveuse lui déposa une belle écuelle de rôti aux pommes et une bouteille d'eau. Après sa longue période de régime carné, et surtout de pot-au-feu, puis de fruits et de viande séchée, ce rôti lui sembla le meilleur mets au monde. Surtout les pommes cuites. Et la sauce au cidre. L'affamée envoya son envie d'économiser au diable et s'offrit aussi un cruchon de cidre.
Heureuse, Lily déposa ses affaires dans sa chambre, fit quelques aller-retours pour tout rassembler dans la pièce spartiate et retourna flâner en ville. La journée passa tranquillement, tandis qu'elle visitait la ville telle une touriste. Les passants l'ignoraient. Son sourire béat n'attirait pas l'attention. Plusieurs fois, savourant sa liberté de mouvement et de pensée, elle soupira d'aise. Au crépuscule elle entendit parler de couvre-feu, et retourna à l'auberge savourer de la truite aux légumes et une tarte aux pommes surchargée de pommes.
Un groupe d'hommes lui paya un second cruchon de cidre, elle s'invita à leur table et passa une agréable soirée en leur compagnie. Bien éduqués et blagueurs, ils se présentèrent comme un messager et ses trois amis mercenaires. Le messager devait permettre au comte de Ronnard de garder le contact avec cette cité frontalière, arrivée peu après la tour. D'après les mercenaires, leur présence était superflue, les dragoniens restant bien sagement chez eux, impressionnés par la tour et n'osant même pas en approcher avec leurs dragons. Leur comte traquait impitoyablement les bandits, par conséquents le seul moment où ils dégainaient était pour s'entraîner. Cela faisait dix ans qu'ils enchaînaient les allées et venues entre la résidence du comte et cette ville, jamais ils n'avaient fait de mauvaises rencontres.
Elle les poussa à comparer les diverses régions, les multiples seigneuries pour se faire une idée de la direction à prendre. Lily savait seulement vouloir aller au nord pour s'éloigner des dragoniens, des populations elfiques et de la magie en général... Mais après ? Pour le moment, Freiyx n'envoyait aucun signe, et la subtilité n'appartenait pas à ses traits de caractère. Elle trouvait qu'il était un peu tôt pour se tourner vers les autres panthéons, même si elle savait qu'au moins quatre ou cinq à la fois cohabitaient. Et surtout, aucune divinité ne pouvait surpasser les quatre dieux originels : Ourobouros le Créateur, Freiyx son aîné, et les jumelles Hayonéis et Vouivria.
Lily retint plusieurs noms et directions possibles. Elle hésitait entre revenir dans une grande ville, comme avant que son chiot ne l'envoie chez les dragoniens, et mener une vie plus campagnarde.
Ils conversèrent jusque tard le soir. Lily dormait au premier étage. Heureuse de son retour parmi les humains, elle veilla encore. Elle savoura pleinement ce bonheur d'entendre des voix humaines autour d'elle, à travers des murs solides. Celui de voir la lumière lunaire filtrée par les fenêtres à carreaux de sa chambre.
Prise d'une inspiration soudaine, elle ouvrit la fenêtre et rit de plaisir en admirant l'écurie. Un rêve de petite fille se réalisait, des chevaux broutaient près de sa fenêtre. Yolo se dit-elle, je passerais deux nuits ici. Raison de plus pour ne pas accompagner le messager, qui devait partir tôt le lendemain. Lily se tapota le ventre, bien tendu par le repas et le cidre. De la nourriture, un lit véritable et sans vermine, des chevaux sous la fenêtre, une chambre individuelle, des humains autour d'elle... Ne lui manquaient au fond que ses proches, son travail et son chiot.
Réprimant sa tristesse les concernant, Lily contempla la ville de nuit. Elle aimait voir les villes de nuit. Le premier quartier de lune et les étoiles éclairaient les toits servant de jardin, puis les torches et les flambeaux illuminaient à intervalles réguliers les rues de terre. Sentant qu'elle s'endormait à la fenêtre, la femme partit profiter des draps propres, du matelas moelleux et, luxe suprême, d'oreillers. Elle s'endormit très vite.
Le soleil la réveilla le lendemain assez tôt, elle descendit savourer un gruau fumant, paya pour deux nuits de plus et partit se promener en ville. Quelques plaques indiquaient les plus grandes rues, elle en profita pour garder ce nouvel alphabet en tête.
Ses deux jours supplémentaires se déroulèrent de la même façon que celui de son arrivée, et elle poursuivit seule sa route vers le nord. Elle n'oubliait pas ses prières destinées à Freiyx, et permit à son hongre de galoper librement tout le temps qu'il voulut.
Lily suivasuivait soigneusement les chemins de terre et en s'écartant sur les bas-côtés les rares fois où elle rencontrait d'autres voyageurs. Bien vite, l'habitude de parler à son cheval revint. Elle se laissa guider par une route poussièreuse choisie au hasard, et profita de son temps libre pour chercher un nom à son fidèle compagnon de route.
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