La lumière tamisée filtre sur deux sièges en cuir décorés de fils d'or, ils sont occupés par des aristocrates habillés en queue-de-pie. Sous leurs pieds gisent de fastes tapisseries rouges montant jusqu'aux plafonds peints et moulés d'anges en marbre. Entre eux se dresse une table couverte d'une nappe blanche en satin cousue main de broderies raffinées. L'argenterie posée dessus coûte, à elle seule, une dizaine de smics.
Dans l'atmosphère flotte des fragrances de parfums chers, de mets exquis et de vieux bois, un orchestre de chambre joue une interprétation pédante de la 5ème symphonie de Beethoven.
Norbert ajuste son monocle et fait tinter son verre avec son couteau en argent :
"Garçon ?"
Un quarantenaire parfaitement droit accourt. ses sourcils noirs relevés habillent ses yeux à demi fermés dans une expression tout à fait digne.
"Monsieur ?"
"Qu'avons-nous là, Alfred ?"
À côté de leur table, un buffet en bois massif supporte le corps à la peau glabre d'un jeune homme que seuls couvrent des agréments de salades et de condiments élégants. Il est attaché aux quatre membres par des ficelles. Une pomme dans la bouche, il ne dit mot, on devine aux cicatrices habilement maquillées sur son cou que ses cordes vocales ont été ablatées.
Le serveur prend une inspiration, bombant le torse, puis, d'une voix aiguë et lointaine, il déclame en aspirant ses mots comme s'ils étaient encore plus précieux que lui :
"Au menu de ce soir, un manant en sauce sur son lit d'herbes sauvages de saison".
"Une magnifique pièce de viande n'est-il pas Alfred ? À qui devons-nous pareils mets ?"
"Il s'agit de la prise de Lord Montgomery, Sir"
À ces mots, le gentleman attablé à côté se tourne, les salue du regard tout en inclinant son verre de vin en leur direction. Derrière sa moustache blonde bien fournie, on devine un sourire fier.
"Une proie fraîche de ce matin!"
Leur attention se porte sur son fusil dont le bois de la crosse est gravé de motifs épiques. Il trône sur un pupitre en essence d'if à côté de sa table, c'est une œuvre d'art à part entière.
"Un héritage de mon arrière-grand-père, une merveille d'ébénisterie et de précision". Il laisse apparaître quelques dents en or dans son sourire.
"Vous nous l'avez ramené intact celui-ci, je ne vois pas d'impact."
"Oui! Arlequin me l'a attrapé, point de coup de feu tiré."
Un Saint-Hubert au pelage impéccable, affublé d'une casaque aux motifs écossais siège à côté de son maître, il toise du regard son ancienne proie, non sans une forme de mépris canin.
Il y a des marques de crocs sur la jambe du malheureux, camouflées par quelques légumes et sauces colorées dont le sel semble le faire souffrir. Sa respiration soulève puis affaisse non sans saccades, les entremets posés sur son torse que ces messieurs attrapent avidement de leurs doigts habillés de bijoux d'argent et de diamants.
"Eh bien, Norbert, espérons que ce n'est pas une de ces créatures de cité, leur vie est bien dure, et leur viande l'est encore plus."
"Voyons, Jean-Guy ? Pensez-vous que je vous emmène dans un boui-boui ? Il s'agit là d'une proie de classe sociale moyenne haute, tendre à souhait. Mais trêve de galéjades, une dégustation vaut mille explications... Alfred, je vous en prie."
"Oui, m'lord."
L'homme agite une clochette, deux solides gaillards en toques et tabliers rappliquent. Ils sont équipés de couteaux dont le fil scintille sous les immenses lustres. Ils posent et allument un réchaud à côté du jeune homme qui s'agite à la vue des flammes. L'un le tient solidement tandis que l'autre découpe la cuisse de l'infortuné en fines tranches qu'il dépose sur la casserole, le tout, sous les yeux médusés de son propriétaire qui pousse des sifflements étouffés par la douce mélodie des violons. Dans sa lutte, il renverse les légumes entreposés sur ses côtes, les cuisiniers réagissent en resserrant ses liens.
"Encore vif, le bougre ! Quel manque de savoir vivre !"
"Tout à fait, quand on a la chance d'être aussi bien assaisonné, on se tient tranquille, quelle ingratitude manifeste. Ah ces gens-là..."
La scène est accompagnée de rires pompeux, du tintement des verres en cristal, et de discrètes déglutitions. Les riches se régalent pendant que le pauvre déguste.