L’histoire de la grande barrière au pied de la fin du monde
Mes ancêtres ont habité Bordumonde au cours des trente dernières générations. Ce que nous savons du reste de notre monde nous est parvenu par les survivants qui avaient atterri par accident dans notre pays.
Les histoires de ces villes étranges entourées de terres et d’eaux m’ont toujours fasciné. Mon père n’avait de cesse de me répéter qu’il ne valait pas la peine de s’y arrêter. Pour lui, Bordumonde, c’était le seul endroit dans tout l’univers où tout était possible et impossible. Cette étrange parabole sortait de la bouche de tous les parents lorsque leurs enfants les interrogeaient sur ce qu’il y avait au-delà de la barrière de roc qui faisait de Bordumonde une sorte d’enclave de laquelle on ne pouvait sortir.
Il y a certes de nombreuses histoires de téméraires qui ont voulu fuir ce long plateau sur lequel se sont établis plusieurs milliers de personnes il y a plus de quatre mille ans avant que ne se dresse le mur de roc. Ce barrage naturel s’élève à au moins six kilomètres d’altitude. Son sommet se perd dans les nuages et la rigueur de ses flancs a eu la peau de ceux et celles qui ont un jour voulu la franchir. Personne n’a pu, de mémoire d’homme, traverser cette frontière mortelle pour retrouver ses ancêtres.
Par contre, il arrivait parfois que certains explorateurs soient retrouvés à moitié vivants au pied de la gigantesque muraille. Après avoir été sauvés par les chirurgiens, ils arrivaient à raconter leur expédition et décrivaient le monde tel qu’il était de l’autre côté de Bordumonde comme un merveilleux paradis.
On se doute bien que les anciens s’empressaient de nier qu’il put exister un monde plus beau et plus fantastique que Bordumonde. Mais, la jeunesse avait hélas toujours soif de nouveauté et rêvaient un jour de franchir, dans le sens inverse, les dangereuses falaises qui les en séparaient.
Dans ma jeunesse, j’étais de ceux-là et j’entendais bien quitter mon vaste pays pour retrouver ce monde que mes ancêtres tentaient de nous faire oublier.
Laissez-moi au moins le plaisir de vous décrire le nôtre avant que je ne l’oublie à mon tour.
D’après ce que j’en sais, Bordumonde n’a pas toujours était ceinturé par la barrière que nous appelons Le Ceint Mur. Les premiers habitants qui vivaient ici, nommaient leur ville Dansoeur. C’était un magnifique lieu de pèlerinage construit sur des falaises qui se jetaient dans une mer turquoise. Les maisons, sculptées à même le roc, surgissaient de la paroi après que de savants ingénieurs avaient tracé des routes dans ce même roc.
Dansoeur comptait environ cent mille habitants à cette lointaine époque. Elle s’étirait le long de la côte sur plusieurs kilomètres. Au pied de cette branche peuplée de gens venus de tous les coins de notre terre, on trouvait une plage au sable si fin et si blanc qu’il pouvait aveugler les téméraires qui osaient le fixer trop longtemps. La douceur de ce sable attirait les baigneurs et le sel de l’eau de mer laissait sur la peau une couche d’huile rajeunissante. Ce paradis devint rapidement un lieu de pèlerinage connu de tous les peuples du continent et même au-delà des autres océans.
Or, il y a quatre mille ans, en l’an 208 de l’ère du grand Haon, les habitants de Dansoeur ressentirent une forte vibration sous leurs pieds. Ce mouvement des rocs s’intensifia jusqu’à devenir si intense que les gens devaient se coucher sur le sol afin de ne pas tomber. Des maisons s’écroulèrent et plusieurs y périrent. La secousse dura cinq jours au cours desquels, le niveau de la mer chuta d’une centaine de mètres, entraînant les sables et les demeures cossues qui longeaient la côte. Les rochers qui faisaient le charme de la ville balnéaire s’effritèrent et formèrent bientôt un amas de pierrailles sur lesquelles rampaient les survivants de cette catastrophe naturelle. Puis, tout ce mouvement du continent cessa et un calme étrange s’installa. Les hommes et les femmes qui avaient pu échapper à ce monstrueux tremblement de terre cherchèrent des survivants, constatant avec un certain effroi que tout ce qu’ils avaient connu de Dansoeur n’était plus que ruine et désolation.
La nuit vint et toute cette partie de la côte se retrouva dans le noir. N’ayant plus de quoi se nourrir, ni accès au confort de leur foyer, les dansoeurois erraient sans fin sur les cailloux de ce nouveau plateau en se lamentant sur leur triste sort.
D’instinct, ils se regroupèrent et commencèrent à élaborer un plan d’évacuation. Il leur fallait rejoindre la ville la plus proche, à l’intérieur des terres, au-delà de la chaîne de monts et vallons qui faisaient jadis l’envie de ces habitants.
Les personnes qui n’avaient pas été blessées par ce cataclysme venu de nulle part décidèrent de partir dès que les premières lueurs du jour apparaîtraient. Cette décision leur donna un peu de courage dans toute cette poussière mortelle qui flottait autour d’eux.
Or, dès que les premiers rayons du soleil percèrent le vide devant eux, ils constatèrent deux choses : la mer, sur leur gauche, avait complètement disparue, puis, un gigantesque mur de roc leur barrait le passage sur leur droite. Personne ne pouvait voir le fond de ce vaste vide qui se dessinait devant eux en lieu et place de l’océan ni plus qu’ils ne pouvaient distinguer le sommet de cette barrière grise et froide qui les dominait en silence.
Ainsi naquit Bordumonde.
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