Chapitre 18 : L’Éveil des Ombres
Attirés par les sirènes hurlantes du laboratoire, les militaires réagirent dans un silence lourd, trop familier de l’horreur. En quelques secondes, ils se ruèrent vers le niveau -2, leurs pas précipités résonnant dans les couloirs sombres, leurs armes prêtes à déchaîner la violence. Sans un mot, ils ouvrirent le feu, une pluie de projectiles s’abattant sur la créature, chaque impact résonnant comme un cri sourd, une ultime tentative de la stopper avant qu’elle n’éclate encore plus les entrailles du laboratoire. L’air était saturé de fumée et d'odeurs métalliques, tandis que des éclats de lumière zébraient les murs. Certains soldats, les visages marqués par la terreur, détournèrent le regard pour secourir les blessés, mais chaque mouvement semblait se perdre dans un chaos devenu incontrôlable, chaque geste désespéré, comme si le temps lui-même était devenu leur ennemi. Plus loin, à l'abri des regards, Jonas, son corps partiellement démantelé par la créature et criblé de balles, gisait dans l’ombre, recroquevillé, inerte, comme un dernier témoignage de la violence qui venait de se déchaîner. Mort.
Les semaines s’égrenaient dans le laboratoire isolé de l’Afrique du Sud, une routine lourde et silencieuse s’installant peu à peu, mais la mémoire de l’incident avec Jonas ne cessait de hanter les esprits. Malgré ce tragique événement, les expériences se poursuivaient, et, au fil des jours, elles devenaient de plus en plus audacieuses. Kennywood et son équipe, presque ivres de leur propre ambition, se perdaient dans une quête aveugle, explorant des frontières que la science n’avait jamais osé effleurer. Ils croyaient que les portes qu’ils ouvraient les conduiraient à l’illumination, là où la science et la magie se confondaient, où des pouvoirs insoupçonnés se cachaient derrière chaque observation. Mais plus ils s’approchaient de l’inconnu, plus l’atmosphère devenait oppressante, étrange.
Au début, les phénomènes étaient subtils, presque imperceptibles. Des objets se déplaçaient lentement, comme attirés par une force invisible, et les chercheurs se contentaient de les ignorer, pensant que la fatigue ou l’excitation leur jouaient des tours. Les instruments vibraient sans raison apparente, mais la réalité semblait se plier à leurs découvertes et les progrès fusaient. Pourtant, un malaise grandissant s’insinuait parmi eux, un sentiment sourd qu'ils n’osaient pas confronter. Ils se disaient que leurs manipulations des lois de l'univers commençaient enfin à porter leurs fruits, que les étranges phénomènes n’étaient que des effets secondaires de leurs expériences. Mais ce n’était pas cela.
Un soir, alors que l’obscurité enveloppait le laboratoire et que des éclats de lumière vacillants dansaient sur les murs, Kennywood ressentit une sensation glaciale courir sur sa nuque. Un frisson inexplicable. Il se tourna brusquement vers l’un des instruments qui semblait trembler, bien au-delà des simples vibrations habituelles. La pièce, pourtant parfaitement calme, semblait maintenant respirer, comme si elle vivait d’elle-même. Il scruta les visages de son équipe, cherchant une explication, mais tous étaient plongés dans une concentration nerveuse, comme s'ils craignaient de briser le silence.
Puis, une voix, faible, presque inaudible, s’éleva derrière lui : « Quelque chose ne va pas ici... » Il se retourna, mais personne n’avait parlé. Le malaise se faisait plus lourd. Les objets qui se déplaçaient n’étaient plus de simples anomalies ; ils semblaient suivre un ordre étrange, comme s’ils cherchaient à signaler une présence invisible. La lumière vacillait une fois de plus, et Kennywood se rendit compte qu’il n’était pas le seul à avoir remarqué les signes. Leurs yeux, maintenant hagards, se cherchaient dans l’ombre, mais aucun mot ne sortait de leurs lèvres.
Chaque jour qui passait, l’ambiance devenait de plus en plus étouffante. Les résultats s’enchaînaient, mais à quel prix ? Était-ce la réalité qui se déformait autour d’eux, ou était-ce eux-mêmes qui perdaient peu à peu leur prise sur elle ? Ils avaient franchi une ligne invisible, et une partie d’eux commençait à se demander s'ils n'avaient pas ouvert une porte qu'ils ne pouvaient plus refermer.
Au fil du temps, les phénomènes devinrent de plus en plus étranges, de plus en plus tangibles. Les échos, d'abord vagues, se mirent à résonner dans les couloirs déserts du complexe, bien après que les dernières voix des chercheurs se soient éteintes dans un silence lourd et presque étouffant. Parfois, des bruits sourds retentissaient dans les pièces vides — des bruits qui semblaient venir de nulle part, comme si quelque chose, ou quelqu’un, tentait de se cacher dans l’ombre. Lorsqu'ils se précipitaient dans les salles pour en chercher la source, le vide était absolu. Mais une sensation persistante, glacée, envahissait leurs corps : celle d’être observés, scrutés par des yeux invisibles, tapis dans l’obscurité. Les murs semblaient se rapprocher lentement, et les respirations, parfois, se couchaient sur l’air, étouffées mais perceptibles.
Kennywood, toujours aussi déterminé, refusait de céder à la panique, mais même lui, à force d’entendre des voix chuchoter dans les recoins sombres de son esprit, commençait à douter.
— Ce sont des effets secondaires de notre travail, répétait-il d’une voix qui tremblait à peine, comme pour se convaincre lui-même. Des distorsions de la réalité que nous avons provoquées. Rien de plus.
Mais son regard fuyait de plus en plus. Ses mains, toujours serrées autour de son café froid, semblaient plus nerveuses qu’avant. Et à chaque pas qu’il faisait dans le laboratoire, il avait l'impression que le sol se dérobait sous lui. Le frisson dans l’air était devenu presque palpable.
Les incidents qui étaient d’abord discrets se transformèrent en événements trop nombreux pour être ignorés. Des portes se fermaient brusquement, claquant dans un vacarme sourd, et les lumières vacillaient sans raison apparente, plongeant les chercheurs dans une obscurité encore plus oppressante. Parfois, ils croyaient entendre des bruits de pas, des souffles lourds qui les suivaient, se faufilant derrière eux dans les ombres. Mais quand ils se retournaient, il n’y avait rien. Rien, sauf un silence lourd, comme une menace prête à se faire entendre.
Les membres du personnel, jusque-là fermement ancrés dans le pragmatisme scientifique, se sentaient désormais piégés dans une réalité qui échappait à toute logique. Une peur grandissante s’immisçait dans leurs veines, une peur qu’ils n’osaient avouer. Jeff Davis, généralement implacable, observait les ombres qui glissaient au coin de ses yeux avec une inquiétude qu’il ne parvenait plus à dissimuler. Il avait beau se dire que tout cela n'était qu'une conséquence des perturbations dans l’espace-temps, une distorsion causée par leur recherche, il sentait, au fond de lui, que l’explication scientifique ne suffirait bientôt plus. Il se demanda, amèrement, si l’aide de Léa et d’André Wullschleger n'aurait pas été précieuse, pour remettre un peu de raison dans cette folie naissante. Mais il n'y avait plus de logique dans ce qu'ils vivaient. Ces ombres qui se mouvaient à la périphérie de leur vision n’étaient pas des projections du subconscient. Ces murmures qui émanaient des coins les plus reculés du laboratoire — des voix basses, d’un langage ancien et indéchiffrable — n’étaient pas le fruit de leur imagination épuisée. C'était réel. Trop réel.
Le laboratoire, autrefois un sanctuaire de découvertes scientifiques, était désormais devenu une prison. L’atmosphère semblait se faire de plus en plus oppressante, comme si les murs eux-mêmes cherchaient à les étouffer. Chaque pas, chaque respiration devenait une épreuve, une lutte silencieuse contre un malaise croissant qui les dévorait petit à petit.
Ils tentaient de se convaincre que tout cela n’était qu’une conséquence inévitable de leurs manipulations. Que ces incidents étaient les effets collatéraux des déformations qu’ils avaient provoquées dans le tissu même de la réalité. Mais, au fond d’eux, chacun savait que ce n'était pas simplement cela. Il ne s’agissait plus de simples distorsions. Une force, plus ancienne, plus profonde, s’éveillait dans les interstices de la réalité, une force qu’ils ne comprenaient pas et qui, lentement, les engloutissait. Ils se souvenaient des avertissements des anciens textes, des récits de puissances invisibles, hostiles à l’humanité. Mais dans leur quête insatiable de découverte, ils avaient ignoré ces menaces, les balayant comme des superstitions. Aujourd’hui, ils en payaient le prix.
Et derrière chaque ombre, chaque cri sourd, l'inconnu les guettait, prêt à les engloutir dans une noirceur qu'ils ne pouvaient pas fuir.
La nuit tombait sur le laboratoire, et une tension glaciale enveloppait les couloirs sombres. Chaque bruit, chaque pas, semblait résonner plus fort qu’à l’habitude, comme si quelque chose d’invisible était sur le point de se manifester. La panique, bien qu’invisible, s'était immiscée dans les murs du complexe. Ce qui était jusqu'alors un simple malaise frôlant la paranoïa, se transforma en un cauchemar tangible quand un événement tragique marqua un tournant irréversible.
Paul Carginol, l’un des chercheurs les plus prometteurs du niveau -2, disparu sans laisser de trace. À trente-cinq ans, brillant et méthodique, il n’avait jamais montré la moindre crainte face aux découvertes de Kennywood. Ses collègues, certains plus jeunes, d'autres plus expérimentés, se tournaient souvent vers lui, trouvant en lui une stabilité presque rassurante. Mais cette nuit-là, après une session de travail qui s’éternisait dans une section isolée du laboratoire, il ne rentra pas à son poste. Pas un appel, pas une alerte. Rien.
L'angoisse s’insinua immédiatement parmi l’équipe. Les lumières vacillèrent, et les respirations se firent plus lourdes. Les chercheurs se précipitèrent dans les couloirs, fouillant chaque pièce, chaque recoin, mais leurs appels désespérés se heurtèrent au vide. L’écho de leurs pas semblait se dissoudre dans l’ombre, comme si le complexe tout entier retenait son souffle. Paul Carginol s'était volatilisé.
L'espoir se dissipa quand, finalement, ils retrouvèrent son carnet de notes dans son espace de travail. Mais ce n'était pas la simple découverte d’un objet oublié. Non, ce carnet… Il était là, posé sur la table, comme un signal étrange, un message d’une autre réalité. Sa couverture, d’abord semblant inoffensive, était désormais imprégnée d'une substance noire, vibrante, mouvante. La matière semblait pulser, s’étendant lentement, comme si elle avait une vie propre, une volonté malveillante. Les doigts des chercheurs hésitèrent avant de le toucher, leurs mains tremblantes frôlant la surface liquide de cette noirceur, mais une force invisible les empêcha de le repousser.
En l’ouvrant, une vague de froid parcourut leurs corps. Les pages étaient tachées de la même matière noire, comme si celle-ci avait cherché à avaler les mots, à les effacer. Là où Carginol avait autrefois écrit des observations méthodiques, des conclusions rigoureuses, il ne restait plus que des symboles confus, des dessins frénétiques, des cercles entrelacés et des figures évoquant des rites anciens, des rituels oubliés. Leurs regards se croisèrent, et l’horreur monta dans leurs poitrines, froide et amère. Personne n’osa parler, mais tous savaient.
Quelque chose avait modifié Paul. Quelque chose qui n’avait pas de nom. Ses yeux ne l’avaient pas seulement vu ; il avait été changé, dévoré peut-être, englouti par une entité qui existait dans un espace entre les dimensions, une force qui n’aurait jamais dû être libérée. Mais ce n'était pas tout. Cette entité, cette chose, avait laissé une trace, une empreinte dans ce monde. Et elle ne comptait pas s'arrêter là. La substance noire, encore vivante, semblait attendre, prête à se manifester. À les atteindre tous, un par un.
Les scientifiques, dans un silence paralysant, se rendirent compte que Paul n’était peut-être pas le seul à être touché. La créature tapie dans l’ombre était maintenant parmi eux, invisible, mais présente, et elle n’avait qu’un seul but : détruire tout ce qui entravait son avancée.
Les jours qui suivirent la disparition de Carginol plongèrent le laboratoire dans une atmosphère oppressante, presque palpable. Chaque ombre semblait se mouvoir avec une intention sinistre, et chaque bruit, même le plus infime, faisait surgir un frisson d’angoisse dans le cœur des chercheurs. Personne n'osait plus travailler seul. Les couloirs vides résonnaient du craquement des murs, comme si l'édifice lui-même était devenu le témoin des ténèbres qu’ils avaient libérées. Ils savaient, dans les tréfonds de leurs esprits, que quelque chose d'ancien et de terrifiant s'était réveillé. Ce qui avait commencé comme un projet scientifique ambitieux était devenu un labyrinthe de terreur, chaque découverte les conduisant plus loin dans l'inconnu. La réalité, distordue, semblait se replier sur elle-même, prête à les engloutir.
Mais pour Kennywood, la peur n’était qu’un moteur de plus. Loin de ralentir sa détermination, la disparition de Carginol alimentait son obsession. Une vérité cachée, impensable, était à portée de main. Il était convaincu que les réponses qu’ils cherchaient n'étaient pas simplement des connaissances — elles étaient le pouvoir, un pouvoir absolu. Ils étaient sur le point de briser des tabous qui, une fois franchis, ne les laisseraient plus jamais revenir en arrière. Le prix à payer n’avait plus d’importance. Rien, pas même la menace d’une force invisible et incompréhensible, ne pourrait l’arrêter. Pas maintenant.
L’équipe, elle, était partagée. Une crainte sourde les tenait prisonniers. Pourtant, ils prenaient une décision : quitter le laboratoire, s’éloigner de cette zone maudite. Mais ce n’était pas une fuite, pas tout à fait. Ils choisiraient un autre lieu, un complexe encore plus isolé, pourquoi pas au cœur des forêts denses du nord du Brésil, là où les yeux du monde ne les trouveraient pas. Ce serait leur refuge, l’endroit où ils pourraient poursuivre leurs recherches, à l’abri des regards… et des murmures qui les hantaient.
Mais au fond d’eux, une pensée persistait. Une intuition. Quelque chose d’encore plus grand, plus ancien, les observait. Peut-être étaient-ils déjà allés trop loin. Peut-être que ce qu’ils avaient réveillé n’était pas destiné à être compris, mais à être… ignoré. Une nuit, alors qu'ils préparaient leur départ précipité, un bruit sourd fit vibrer les murs du laboratoire. L’air s’électrisa d’une tension lourde, et un frisson glacé leur parcourut la peau. Un grondement bas, comme un avertissement de la forêt environnante, fit écho dans le silence oppressant. Les yeux se tournèrent instinctivement vers la porte.
— Qu’est-ce que c’était ? murmura Selina, sa voix étranglée par la peur, tandis que ses doigts se crispaient sur la poignée, ses yeux fixés sur l’obscurité au-delà.
Kennywood, pourtant implacable dans sa quête, ressentit une appréhension qu’il n’avait pas prévue. Un frisson glacial s’insinua sous sa peau.
— C’est probablement juste un animal, tenta-t-il de rassurer tout le monde, mais ses mots sonnaient dans le vide, perdus dans l’écho des bruits qui persistaient. Quelque chose n’allait pas.
Les grondements se poursuivirent, croissant en intensité, comme un murmure lugubre, une voix ancienne qui semblait surgir du sol, des profondeurs. Une présence… les observait. Ils avaient ouvert une porte qu’il serait impossible de refermer.
L’angoisse montait. Chaque seconde leur semblait étirer l’espace autour d’eux. C’est dans cet état de tension presque insoutenable qu’ils prirent leur décision finale. Les explosifs étaient prêts. La dernière étape du plan était en place. Leur solution, leur fuite. Tout effacer. Tout détruire. Mais quelque chose, une intuition sourde, leur disait que cette destruction, loin de les libérer, allait peut-être… ouvrir une porte encore plus grande.
Ils descendirent au niveau le plus profond du complexe souterrain. Les probantes, figés dans leurs cages, semblaient déjà perdus, déformés par les mutations récentes. Des yeux vides, des corps qui n’étaient plus tout à fait humains. Le plan était simple : détruire tout ce qui restait, tout effacer dans un souffle de destruction. Les charges étaient placées avec une précision macabre, prêtes à tout réduire en cendres. Et pourtant, dans l'air lourd de tension, ils se demandèrent s’ils avaient vraiment pris la meilleure décision.
Les minutes s’égrenaient, et le compte à rebours des explosifs résonnait comme un métronome macabre. Les sujets d’études, ignorants de leur sort imminent, gisaient dans leurs prisons, leurs yeux ternes, vides de tout espoir. Le silence pesait lourdement sur le laboratoire. Puis, soudain, un bruit. Un cri. Un souffle. Quelque chose se mouvait dans les ténèbres.
Ils montèrent à la surface, leur mission accomplie, convaincus d’avoir laissé derrière eux les horreurs du passé. Le laboratoire allait être englouti dans une explosion finale. La route vers la liberté semblait dégagée. Mais, tandis qu’ils roulaient à travers les montagnes Drakensberg, un malaise s’installa dans l’air. La forêt semblait se refermer autour d’eux, comme une mâchoire invisible. À chaque virage, un sentiment de claustrophobie grandissait. Ils n’étaient pas seuls.
Et c’est alors que les premiers signes apparurent.
Les arbres, silencieux, se balançaient comme des spectres. L’air devint plus lourd, chargé de quelque chose qu’ils ne pouvaient nommer. Une force étrange les suivait, se faufilant entre les troncs, une ombre persistante qui se resserrait autour d’eux.
Kennywood tourna une nouvelle fois son regard inquiet vers les profondeurs de la forêt. Mais il n’avait pas le temps de réfléchir. Un cri perça l’air, puis le silence.
La détonation des explosifs retentit derrière eux. La terre trembla. Mais au même instant, quelque chose bougea sous leurs pieds. Une secousse violente fit sauter le véhicule de la route, les propulsant dans l’obscurité de la nuit. Et alors que l’ombre s’avançait lentement vers eux, ils comprirent enfin.
Le véritable cauchemar ne faisait que commencer.
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