Chapitre 3
— Lilia voulait que cette chambre soit préparée pour vous accueillir. J’y fais le ménage tous les matins.
L’aubergiste ouvrit les volets donnant sur l’arrière de l’auberge : un joli terrain arboré, chose rare dans ce quartier, entouré d’un haut mur pour éloigner les curieux. La pluie tombait encore.
— Madame, je vous laisse. Je peux vous servir le repas ici, ou dans la salle, quand vous le désirez. Vous êtes la bienvenue aussi longtemps que vous le souhaiterez.
Elle tourna les talons, abandonnant Britess, interdite, les bras ballants. Avant de fermer l’huis, Aulde posa la question qui lui brûlait les lèvres :
— Excusez mon indiscrétion, mais... Où étiez-vous passée ?
— J’étais dans l’Ancien Empire.
Cela suffit amplement à Aulde qui frissonna au nom de la région maudite. Britess avait dû vivre de terribles et palpitantes aventures dans ces lieux terrifiants, oubliés et évités de toute personne saine d’esprit. Elles auraient de quoi parler durant de longues heures...
Une fois seule, Britess posa son sac à côté du lit. Elle regarda le parc privé à travers les petits croisillons de la fenêtre. Une servante finissait d’y installer des lampes tempête. Elle put distinguer quelques pans de son ancienne aire de jeux. Elle enleva son lourd manteau et le pendit devant la cheminée coquette. Elle tenta de chasser la tension de ses épaules en les faisant bouger lentement. Elle s’agenouilla, alluma une bonne flambée puis posa le baudrier soutenant l'épée et son fourreau sur une chaise. Ses mains caressèrent le vieux bureau en chêne noir massif. Une boîte à document attendait au milieu. La pulpe de ses doigts effleura les élégantes arabesques sur le couvercle. Elle l’ouvrit : au fond, sur un velours bleuté, reposait une broche en or représentant une goutte d’eau sertie d’un magnifique rubis. Britess ne put retenir plus longtemps ses larmes. Elle porta le bijou à son front et pleura en silence, s’accrochant désespérément au rebord du meuble de sa main libre.
— Merci Lilia, ma chère Lilia…
Elle serra la broche de sa mère, ultime souvenir des Frédrikburg, les joailliers officiels de la cité libre de Num, les seuls capables, autrefois, de produire des artefacts magiques dans les Empires. La magie avait mystérieusement quitté les terres impériales deux cents ans avant sa naissance.
Sa famille avait été massacrée, comme toutes celles qui avaient eu la chance de procréer dans une inédite période de stérilité désespérante, mais qui avaient refusé de confier leur progéniture au soin des Maisons Impériales de l’Enfance. Une sombre époque. Presque du jour au lendemain, les habitants des Empires se retrouvèrent dans l’incapacité d’avoir des enfants, à quelques exceptions près. Le peuple était devenu fou, obligeant les États du continent à créer ces fameuses maisons. On y regroupait les rares nourrissons.
Britess essuya ses larmes. Lilia fournissait des pierres précieuses au clan Frédrikburg. Avec les années elle était devenue une membre à part entière de la famille. Quand la guerre contre le continent des Territoires sembla inéluctable, se nourrissant de la violente folie qui se répandait dans toutes les couches de la société, causée par l’absence de futures générations, les parents de Britess n’eurent que le temps d’envoyer un message à leur fidèle amie. Hélas, Lilia était en exploration, dans des îles au sud des Empires. Découvrant la lettre à son retour, l’aventurière prit le chemin de Num pour ne trouver que les ruines de la maison Frédrikburg. Elle arracha Britess à cet endroit glauque où les enfants étaient « prêtés » aux couples sans enfants. Une heure pour les plus pauvres, parfois jusqu’à une semaine pour les plus riches. Comment avait-elle fait ? Britess l’ignorait.
Elle vécut dès lors à l’abri dans l’auberge, officiellement placée là car fille d’une contrée au-delà des mers. On la considérait comme une fillette des Territoires, une prise de guerre dont Lilia se vantait souvent. Elle avait tout raconté à Britess pour ses douze ans quand la gamine avait décidé de s’enfuir pour ne plus être un trésor ramené d’une quelconque quête.
Britess s’approcha de la psyché. La jeune femme, satisfaite, regarda un instant ses cheveux frisés qui avaient bien poussé depuis qu’elle avait pris la route. « Le cheveu se porte court ou attaché afin que nous puissions voir la Vérité en face lors des combats ! », avait coutume de lui dire l’instructrice de la Compagnie de la Vérité.
Des extrémistes. Des fous furieux.
L’amer souvenir des trop nombreuses fois où on lui avait rasé la tête lui fit serrer violemment la mâchoire. Elle posa la broche au-dessus de son sein gauche. La pierre décorait agréablement le pourpoint en cuir frappé d’un soleil.
Elle déposa le bijou sur la table et alluma quelques bougies. Un bref rougeoiement joua dans sa vision périphérique. Son regard revint vers le rubis : il restait inerte, absorbant le moindre rayon de lumière, sans restituer de reflets. Britess inspira lentement. Un sourire ironique monta le long de son visage : la puissance des pierres était morte. Comment pouvait-elle penser que le don de ses ancêtres avait pu survivre à la Vague orange qui avait balayé toutes les terres, dix ans auparavant ?
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