Isolés

6 minutes de lecture

La pluie ne nous laissait aucun répit, les bêtes et les hommes courbaient la tête sous les nuées. On aurait juré que certains se délavaient sous la douche permanente. Et puis, un matin, après une longue nuit d’orage, l’eau avait assiégé la ville.

J’étais sorti avec mon adjoint pour constater de visu les nouveaux dégâts infligés. Tout autour de la ville, il y avait désormais un lac à la surface troublée par les gouttes qui le percutaient. Les habitants stupéfaits constataient, comme moi, le désastre : notre petite cité de province s’était transformée en île. Quelle que soit la direction dans laquelle nous regardions, les flots nous encerclaient.

Certains de mes concitoyens tentaient de se mettre à l’abri des ondées, d’autres se lamentaient et beuglaient. On aurait dit un chant de baleine, ceux-là auraient dû être heureux de retrouver l’eau.

« Après la crue vient la décrue », me cria Janus à l’oreille, « viens, allons nous mettre à l’abri, ça ne sert à rien de rester là ! » Il avait sans doute raison, tôt ou tard, l’eau refluerait. Entre temps, il fallait s’organiser, nous n’avions plus d’électricité ni d’eau (quelle ironie) et nous devions nous assurer que personne ne manquait de rien pour passer l’épreuve. Les secours étaient dépassés, nous devions nous débrouiller seuls en attendant le reflux.

Le troisième jour, Louis Lavergne tenta sa chance en traversant à la nage. Un tourbillon l'engloutit.

Le cinquième jour, j’appris la disparition corps et âme de deux familles. Ce qu’ils sont advenus, je l’ignore, je n’ai jamais plus entendu parler d’eux. Le médecin-chef de la maison de retraite est passé m'entretenir au sujet des décédés, le cimetière était inondé, nous devions trouver une solution, je n’en avais pas.

Le dixième jour, un hélicoptère de l’armée nous a apporté des vivres. Il est reparti avec quelques femmes et enfants. Le pilote semblait épuisé et désespéré, je n’ai pas eu le courage de lui demander des nouvelles du monde.

La population ne cessait de décroître, entre ceux qui disparaissaient et ceux qui mettaient fin à leur calvaire par d’autres moyens, nous avions perdu une centaine de personnes. Pendant ce temps, nous restions une île, le siège se poursuivait. On racontait des histoires sur des créatures qui sortaient de l’eau au crépuscule et qui emportaient ceux qu’elles croisaient. Je n’y croyais pas, bien sûr, mais la peur s’insinuait dans les esprits et les dévorait peu à peu.

La vie suivait son cours, rythmé par les querelles et les incidents. Les pénuries généraient des tensions, mais moins que l’isolement et l’impossibilité de fuir, sans parler des disparitions.

Cela devait faire quinze jours que nous étions confinés, nous fûmes réveillés par des coups de feu, vers quatre heures du matin. Sur place, Albert Legrand brandissait un fusil, un de ceux qui attendent la prochaine guerre depuis la dernière, cachés dans un coin de cave. « J’en ai touché un ! » hurlait-il en levant son arme au-dessus de la tête.

Il était tellement fier et abasourdi qu’il accepta tout de suite de nous montrer sur quoi il avait tiré. Dans la pénombre, il n’y avait que l’eau sombre. Ma lampe se reflétait sur sa surface noire, sans me laisser entrevoir le moindre corps.

À quoi m’attendais-je ? À une de ces créatures que l’on voyait rôder sur les berges ou encore au cadavre d’un de mes concitoyens ?

Albert Legrand fut une des victimes suivantes, il tourna son fusil contre lui, sans laisser de lettre.

Au bout de vingt jours, les secours commencèrent à affluer. De petits bateaux, puis de plus gros, nous apportèrent de l’eau et des vivres, ils emmenèrent ceux qui le voulaient.

Entre les disparitions, les départs, les morts naturelles et les suicides, la population du village fondait à vue d’œil.

Janus était parti, je restais seul pour veiller sur les derniers habitants. Je me sentais comme un capitaine qui refuse d'abandonner son navire alors que tout espoir de le maintenir à flot a disparu.

C’est au trentième jour que je les ai aperçus pour la première fois. Jusqu’alors, je ne croyais pas aux rumeurs, je pensais que la folie et la peur avaient déformé les esprits. Celui-là ressemblait à un homme au tronc hyper développé, à la tête tassée entre des épaules puissantes. Une épaisse queue partait du bas de son dos et s’élargissait en nageoires, ses jambes courtes se terminaient par de grands pieds aux orteils démesurés prolongés encore par de longues griffes. Ses mains ressemblaient à des palmes évasées, conçues aussi bien pour brasser d’eau que pour donner la mort. Il allait vers la maison de Martine Lagière. Elle avait refusé de quitter sa demeure, la créature qui se présentait à sa porte n’allait pas lui laisser le choix, il n’y eut aucun cri, aucune lutte. Paralysé par l’effroi, j’observais la scène avec un mélange d’indifférence et de curiosité. Je ne me reconnaissais pas, j’étais passé sur une autre rive, mon esprit s’était détaché quand ma ville s’était séparée de la terre. J’assistais, immobile et impuissant, à l’enlèvement de la vieille femme. Le monstre la portait comme s’il s’était agi d’une poupée de chiffon et prit le chemin le plus court vers l’eau. Je les suivis, hypnotisé. J’avais l’impression de découvrir enfin la vérité sur le déluge qui nous accablait.

Une fois sur la rive, la créature rejoignit trois de ses semblables, je pus voir leur visage. De grands yeux gris pâle, un nez inexistant et une large bouche, figée dans un rictus vaguement réprobateur, ou indifférent, je ne saurais dire. Une alarme retentissait dans ma tête, je devais fuir, abandonner Martine à son sort, je ne pouvais rien pour elle, seul, sans arme, mais je restais là à les observer, fasciné. J’avais l’impression que son destin était plus enviable que le mien. Le monde se noyait, il suffisait de lever la tête, de garder la bouche ouverte et d’accepter d'avaler la pluie pour que tout s’arrête.

Le lendemain je rassemblai les derniers membres de notre communauté dans la salle du conseil. En regardant ces quinze personnes au visage creusé par les privations et délavé par la peur, j’enviais les créatures de la veille, libres et dans leur élément.

Notre débat ne dura guère, le découragement et la fatigue nous interdisaient les longues discussions. Nous conclûmes rapidement. Les armes furent distribuées.

J’héritais du fusil d’Albert, du sang séché ornait le canon. Cela m’aurait horrifié deux mois auparavant, mais j’avais passé ce stade. J’en pris possession sans me donner la peine de le nettoyer.

Ils ne vinrent pas cette nuit-là, mais quatre de mes compagnons mirent fin à leur jour. Ce n’était sans doute pas une bonne idée de leur confier des armes à feu. La folie nous avait gagnés, nous n’étions plus que des êtres de peur.

Une vedette de la marine est passée, le jeune officier a tenté de nous convaincre d’embarquer avec lui, mais personne n’a voulu. « On voit et entend des tas de choses, vous savez, mais ça se termine toujours mal et on ne reviendra pas vous chercher. » m’avait-il dit. Je me suis tourné vers mes concitoyens et je ne vis que des visages fermés et butés. Quand je revins vers le militaire, il me regarda, triste, et me glissa son pistolet dans la main. « Ce sera utile quand vous aurez décidé d’en finir. » La vedette partit et nous nous dispersâmes.

J’ai perdu le compte des jours, il est par contre facile pour moi de dénombrer les compagnons qu’il me reste, car je suis seul. Le village ne m’appartient plus, mon espace est restreint à l’hôtel de ville et chaque nuit, je les vois roder de leur démarche lourde. Je me demande ce qu’ils font de ceux qu’ils emportent, mais comme on gratte à ma porte je sais que je ne tarderai pas à le savoir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire GEO ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0