Boulevard des allongés

5 minutes de lecture

Il était 7 heures pétantes, ce 5 août, quand l'adjudant Le Garrec vint frapper à la porte du camping-car. Le Soleil était levé depuis longtemps et la journée s'annonçait chaude encore.

  • Bonjour, l’accueillit le Gitan en ouvrant la porte du bahut, déjà paré et frais comme un gardon.
  • Commandant ! lui répondit le Breton d'un salut militaire.
  • Repos ! ordonna le flic, ajustant son holster à son baudrier. Dites donc Le Garrec, vous avez repris des couleurs, on dirait. Quel est le programme du jour ?

Le Garrec qui l'avait quitté la veille, blanc comme un linge, chamboulé par la découverte du mort et par la visite chez les Van Buick, affichait ce matin un joli teint de pêche.

  • Oui ça va mieux, merci, assura-t-il. Le capitaine vous attend à la gendarmerie : Vous avez rendez-vous avec le procureur et le médico-légal.
  • Ils n'ont pas traîné, dites-moi !
  • Je ne pourrai être présent, renchérit l’adjudant bienheureux d'esquiver le boulevard des allongés, la croûte-à-pâté et l'odeur du formol. Je dois me coltiner une sortie de route sur la D989 ; les pompiers sont déjà sur place. Je vous dépose à la brigade et je file là-bas.
  • Et le capitaine qui se plaignait qu'il ne se passe jamais rien ici, ironisa Bellocq.
  • Tu m'quittes déjò, Gitan ? interrompit une voix à l'intérieur du camping-car.

Le gendarme, surpris, vit apparaître la gironde serveuse de l'hôtel-restaurant d'à côté qui semblait sortir des limbes et quitter les bras de Morphée. Elle était nue, enroulée dans sa couette, les cheveux en bataille et le rimmel sur les joues.

  • Mam’zelle, bafouilla Le Garrec, ému comme s'il venait de contempler la Vénus de Botticelli sortant des eaux.
  • L’mercreudi, c'est mon jour deu congé, ronchonna-t-elle en venant se coller au moustachu sur le pas de la porte. Je pensé qu'on posserait la journée ensemble.
  • Le devoir m'appelle, ma belle. J’en suis désolé. Referme bien en partant et planque la clef sur une roue !

***

Au final, Le Garrec n'avait pas loupé grand-chose. Il n'y a que dans les séries télé où les flics se déplaçaient encore à la morgue pour les vernissages de viande froide. Aujourd'hui, les emballeurs de macchabées exposaient en visioconférence ; ce qui évitait les déplacements inutiles. Le procureur de la République, dans son costume Monsieur de Fursac, s'était rendu sous bonne escorte jusqu'à la gendarmerie où l’attendaient Dax et Bellocq. Après les présentations d’usage et les formules de politesse, le magistrat ouvrit le bal, empreint d'un enthousiasme débordant. C’était, à n’en pas douter, sa première grande affaire :

  • Bonjour docteur, vous êtes en ligne. Nous vous écoutons...
  • Bonjour messieurs, répondit le légiste qui allant à l’encontre des clichés répandus n’était pas d’origine asiatique. Nous avons pu effectuer l'autopsie de la victime et, en premier lieu, je peux vous affirmer que c'est bien la blessure à la carotide qui a provoqué sa mort. Je peux aussi vous affirmer que les tissus n'ont pas été déchirés par arme blanche, mais par morsure. Et une morsure, chose étrange, qui n'est pas tout à fait d'origine animale.
  • Qu’entendez-vous par “pas tout à fait” ? demanda Bellocq.
  • Les premières conclusions de l’analyse des empreintes dentaires laissent à penser qu’il pourrait s’agir d’un chien d’attaque de catégorie 2. Ce sont des empreintes très caractéristiques. Mais des recherches plus approfondies ont établi la présence dans les tissus et dans la chair d'empreintes de molaires et de prémolaires humaines. Leurs examens ont aussi démontré une croissance antéro-postérieure de la mandibule pas tout à fait complétée. Seulement à 98 % environ. S’il s’agit d’un homme, je situerais à peu près son âge entre douze et dix-sept ans.
  • Ça devient intéressant, non ? s’excita le proc en se tournant vers les deux officiers.
  • La victime a ensuite été éventrée post-mortem. Son foie a littéralement été dévoré. Et toujours les mêmes empreintes de morsures au niveau de l'abdomen, conclut le charognard.
  • Un morceau de choix, ironisa le commandant. Notre cannibale est un fin gourmet.
  • J'ai du mal à vous suivre, intervint le capitaine pantois. Le suspect est un clébard ou un môme ?
  • Difficile à dire ! Peut-être les deux. La scientifique a aussi récolté des résidus de peau morte et des échantillons de poils roux n’appartenant pas à la victime. Mais nul ne peut affirmer pour le moment que ce soit ceux de son agresseur.
  • Vous avez effectué une recherche d'ADN ? insista Bellocq.
  • Oui, elles sont en cours d'analyse. Mais elles ne donneront rien si son propriétaire n'a aucun antécédent et qu'il n'est pas inscrit au fichier des empreintes génétiques. Par contre, on a prélevé deux types de groupe sanguin différents sur la zone. Celui de la victime : Groupe A+. Nous avons effectué des examens toxicologiques qui se sont avérés positifs : 15 nanogrammes de THC et 2,7 grammes d'alcool dans le sang.
  • Chargé comme un coureur du Tour ! tenta un trait d’esprit le capitaine. Et l'autre groupe ?
  • Celui-ci est plus rare : AB-. Aucune trace d'alcool ni de stupéfiant. Seul 1% de la population mondiale possède ce groupe. Ce qui ne représente grosso modo que soixante-huit millions de suspects. Ça devrait réduire votre champ d’investigation.
  • Merci docteur, good job ! félicita le procureur. Envoyez-moi le plus tôt possible votre rapport par écrit que je l'inscrive au dossier,

Dax coupa la connexion puis se tourna vers le magistrat :

  • Nous avons reçu les rapports d'expertise pour la 4L incendiée : c'est bien celle de la victime. J'ai peur qu'il n'y ait rien à en tirer. On y a mis le feu avec un cocktail molotov contenant de la gnôle de prunes coupée au méthanol.
  • Vous avez retrouvé le portable de la victime ? demanda le procureur.
  • Aucune trace de l’appareil, répondit le capitaine. Les fouilles n’ont rien donné. Et il semble qu’il ne soit abonné à aucun opérateur.
  • Freddy Van Buick a sûrement réussi, dans un geste désespéré, à blesser son assaillant, intervint Bellocq. Sinon, comment expliquer la présence du sang AB- ?
  • Vous avez raison, claqua des doigts le magistrat. Contactez Manchester pour qu'ils nous sortent un listing des visites aux urgences ! Sait-on jamais ?
  • À Manchester ?! Vous comptez mettre Scotland Yard sur le coup ? s'étonna le commandant.
  • Vous n'y êtes pas, Bellocq, s’esclaffa le capitaine. Manchester est un quartier de Charleville. Vous n'y trouverez pas Old Trafford ; uniquement un hôpital et des barres d'immeubles.

Le téléphone du commandant vibra soudain, interrompant la discussion. Il s’excusa et fouilla alors dans son veston, sortit son bavard et esquissa un sourire à la lecture du texto :

Cc G trop envie 2 te voir ce soir @+ Jess

En temps normal, le Gitan n'était pas porté sur la guimauve ni le sucré. Mais à cet instant précis, il ne crachait pas sur quelques grammes de tendresse dans ce monde de brutes.

Annotations

Vous aimez lire Guy le Flache ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0