Retour au bercail
Ce mardi 4 août 2020, Berry s'était réveillée vers les 6 heures du matin dans l'herbe fraîche de la Racine, au bord de la Semoy, à l’embouchure même où la rivière, charriant dans son lit des branches mortes et de l’écume blanche, prenait son élan avant de se jeter à corps perdu dans les eaux du fleuve. Sous un ciel rosé éclairci par les rayons rasants du Soleil, volait un escadron d'oies bernaches au-dessus de la canopée. Au loin résonnait, au rythme du pilon, l’écho de la SEFAC.
La jeune fille uniquement vêtue de son tee-shirt de nuit déchiré et fortement imprégné d’une odeur de fumée, avait le visage et les bras maculés de sang. Ses pieds pétris de douleurs étaient couverts de terre. Elle ignorait par quelles circonstances elle avait pu atterrir en ces lieux. Son disque dur était vide ; les seuls souvenirs qui lui restaient de la nuit passée étaient cet étrange goût de métal dans la bouche, un œil poché couleur aubergine et une plaie derrière le crâne.
Elle avait alors pris son courage à deux mains avant de tremper ses pieds dans la Semoy afin de se débarbouiller les bras et le visage. Saisie par l’eau glacée, elle avait retrouvé assez d’entrain pour reprendre la route après sa toilette improvisée et retourner à l’orphelinat au plus vite.
Voulant éviter les axes fréquentés, elle passa la rivière à gué, mouillée jusqu’aux genoux, pour se retrouver sur l'autre rive dans les jardins de l’abbaye. Elle se faufila, la peur au ventre, hors de la propriété et emprunta le chemin de terre remontant jusqu’à la rue Voltaire. Elle rasa les murs d’un pas rapide, se dissimulant au passage des quelques rares voitures matinières puis remonta vers les hauteurs de la ville, coupant à travers le grand cimetière jusqu’à la rue de la Promenade. Berry escalada ensuite le muret de l'orphelinat et traversa le parc à grandes enjambées, pressée de retrouver sa chambre après ce long périple.
Heureusement pour elle, Gervaise était de garde cette nuit-là et l'éducateur n'avait certainement pas dû remarquer l'absence prolongée de la jeune fille. Gervais Lambert était surnommé ainsi par ses collègues à cause de son appétence pour l'alcool et le boit-sans-soif dormait toujours comme un tuyau de plomb sitôt qu'il cuvait son vin, faisant l’impasse sur les rondes de nuits. Les enfants, quant à eux, qui n'avaient jamais lu Zola, l'appelaient Lapin russe à cause de son teint laiteux légèrement couperosé. Les sobriquets ne manquaient pas pour décrire ce drôle de bonhomme que ni le temps ni les excès n'avaient épargné : cent dix kilos à la pesée, un goitre proéminent et une casquette en peau de genou sur le haut du crâne.
Arrivée dans la piaule et voulant se changer, Berry constata, dépitée, que toutes ses affaires avaient disparu de la penderie. Encore une de ces mauvaises blagues que Le gang des Hyènes lui avait jouée. Ni une, ni deux, elle redescendit à la lingerie récupérer des vêtements de secours qui traînaient dans un bac, prit soin de bazarder sa liquette tachée de sang dans un sac-poubelle puis remonta se doucher sous une eau glacée.
***
Les Hyènes était un gang composé de trois filles, méchantes comme des teignes, qui prenaient un malin plaisir à semer la terreur à l’orphelinat. Leur reine mère s’appelait Mélanie, une ado de dix-sept ans qui avait été trimballée de foyer en foyer avant d’atterrir ici. Elle aimait raconter qu'elle avait déjà braqué une épicerie et blessé un flic au couteau. Personne n'avait jamais vérifié le bien-fondé de ses exploits mais elle était assez dingue pour qu'on puisse la croire. Même certains éducateurs la craignaient, c’est dire ! Elle était la violence incarnée.
Ses fidèles affiliées, Cindy et Malika, constituaient le petit public rigolard dont elle avait besoin pour flatter son égo quand elle prenait son pied à harceler les plus faibles.
Alors vous pensez bien que Berry, une rouquine timide et fluette, avait fait son entrée dès la première semaine dans le top five des souffre-douleur potentiels. La pauvre avait eu droit au pack complet du harcèlement all inclusive : seau de pisse sous la douche, lit en cathédrale, tampon usagé dans les draps, racket et tabassage en règle. Et puis un jour, lassé, le gang avait lâché du lest et jeté son dévolu sur une nouvelle arrivante. Mais il aimait de temps à autre se rappeler à son bon souvenir.
***
Le réfectoire du foyer était quasi désert en cette matinée d'août. Beaucoup de pensionnaires étaient repartis dans leur famille d'accueil pour la durée des vacances. Seule une dizaine d'enfants passait leur été à l'institution. Berry comptait parmi ceux-là.
En temps ordinaire, elle serait arrivée au petit déjeuner la peur au ventre, faisant en sorte de ne pas croiser le regard de ses tortionnaires attablées devant leur bol de Chocapic. Mais ces dernières, ce matin-là, étaient le cadet de ses soucis. Elle se dirigea directement vers le chariot de service, prit une carafe d'eau et se servit quatre verres d'affilée qu'elle avala d'un trait. Elle se sentait terriblement déshydratée. Après le quatrième verre, elle trouva plus pratique de boire directement au goulot pour étancher sa soif de pendu, devant les autres enfants étonnés de son étrange comportement.
Berry ressentit soudain comme un troublant vertige. À fleur de peau, ses sens semblèrent plus aiguisés et lui donnèrent le tournis, amplifiant la rumeur des conversations, la lumière du jour aveuglante à travers la baie vitrée et l'odeur du lait bouilli.
- Alors Rouquemoute, on nous fait des infidélités ? survint la voix de Mélanie derrière elle. Qui t’a mis dans cet état ?
Berry continua de s'abreuver, ignorant sa présence. Celle-ci, vexée, s'approcha alors et donna alors un grand coup dans la carafe qui vint s'éclater contre le mur, éclaboussant au passage le Christ rédempteur cloué au mur qui, du haut de sa croix, bénéficiait d'une vue imprenable sur le réfectoire.
- Tu vas me répondre, oui ou merde ? haussa le ton Mélanie en appuyant son doigt sur l’œil meurtrie de la rouquine.
Berry eut un geste de recul mais ne broncha pas. Elle se contenta de fixer l'aboyeuse droit dans les yeux.
- T’as pris la confiance, ou bien ? Baisse les yeux, sale pute ! l'invectiva celle-ci.
Berry, sans trembler, s'approcha d'elle à quelques centimètres du visage, ferma les yeux puis inspira à plein poumons.
- Je sens l'odeur du sang dans ta chatte, susurra-t-elle dans son oreille. C’est pour ça que t’es en colère, hein !
- Quoi ?! Mais je vais t’démonter, salope ! s'emporta Mélanie, touchée dans son orgueil.
Elle chopa Berry à la gorge puis la plaqua violemment contre le mur, renversant le chariot de service au passage. Elle leva le poing en l'air, prête à frapper.
- Oh les filles, c'est pas bientôt fini c’bordel ?! intervint Gervaise qui déboula en quatrième vitesse dans le réfectoire, alerté par les cris d'orfraie.
Il eut juste le temps de bloquer le bras de Mélanie avant que son poing rageur ne s'abatte. Puis il s'interposa entre les deux filles pour les séparer, repoussant violemment la furie qui continuait de proférer des menaces.
- Calme-toi, Mélanie ! ordonna-t-il en pointant son doigt vers la porte. Barre toi !
Mélanie obtempéra bon gré mal gré, jurant sur la vie de sa mère (qu'elle n'avait jamais connue) et sur le Coran (qu'elle n'avait jamais lu) que cette connasse allait le payer très cher, lui prédisant des jours sombres. Cindy et Malika lui accrochèrent le wagon, tentant vainement de la calmer. Peine perdue, on entendait la big boss s'éloigner dans les couloirs, gueulant comme un putois et frappant dans les portes pour calmer ses nerfs.
- Ça va Berry ? Tu veux aller à l'infirmerie pour ton œil ? s'inquiéta l'éducateur auprès de la jeune fille, une fois la tension retombée.
- Pas la peine. Tout va bien, répondit-elle, laconique. C’est pas elle qui m’a fait ça.
Puis elle s'en alla, quittant l'assemblée silencieuse qui n'avait pas loupé une miette de l’échauffourée.
- Tu pues la vinasse, Gervais, ajouta-t-elle d'une voix monocorde, sans se retourner, avant de disparaître à son tour dans le couloir.
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