Notre vengeance
— Que fait-on Craven ?!
Les premiers rayons venaient à peine d’éclairer les noirceurs de la nuit quand je vis que mon petit frère faisait une drôle de tête, il avait quitté son air sournois pour un autre plus viril, plus abattu alors qu’il regardait le visage blême du plus jeune du clan, Nervantes. Le problème n’étant pas de savoir comment nous allions expliquer cela à notre frère Rondine ni même à notre père et chef, Dyrone, mais notre préoccupation du moment, était de trouver un lieu plus décent pour honorer leur mémoire, sauf bien sûr pour le traître que j’ai pris soin de décapiter en gravant sur son front le symbole des traîtres. Nous prîmes la charrue dont la cargaison nous avait semblé la moins importante et avons chargé les corps de nos frères, de nos amis, dont l’esprit avait été ensorcelé par cet homme et le seul hommage qu’il aura sera d’avoir sa tête plantée sur une lance orientée vers l’Ouest pour que jamais plus il ne voit le jour se lever.
Ainsi quand la lumière reprit ses droits nous avons mis feu à nos défunts amis et avons marché en silence avec quatre des huit charrettes que nous avions pris le temps d’alléger pour que les bêtes tiennent le coup jusqu’à Royanden où nous allions retrouver notre père et chef Dyrone qui avait posé son campement pour finir ses vieux jours en paix. De revenir sans hommes allait être compliqué même s’il m’a toujours dit : « Cléfer, il vaut mieux avoir des hommes faibles mais loyaux que dix massifs, mais dont le cœur et l’esprit sont corrompus. »
Enfin, quand le Soleil fut au zénith, mon petit frère rompit le silence dans lequel nous nous étions murés.
— Cléfer… l’avenir est trouble et je ne parviens pas à en lire les lignes. Je te prie, mon frère, de rester sur tes gardes et sois vigilant, car j’ai un mauvais pressentiment, très mauvais.
À cela, je n’ai rien dit simplement pris le temps de bien assimiler sa parole pour qu’elle puisse devenir mienne pour enfin l’appliquer. Mon petit frère ne se trompe jamais et j’ai foi en lui, comme aucun autre. Puis, j’ai fixé la ligne d’horizon qui s’étendait face à moi sans la quitter du regard ; déterminé à savoir de quoi seraient faites les prochaines heures, jusqu’à ce que nous apercevions les premiers signes de vie et les premiers bâtiments de la cité de Royanden.
Devant les grandes portes renforcées de grilles, l’acier rouillé de part en part nous laissait ressentir le climat humide de cette partie du continent, en cette période estivale. Cependant ici les citadins ne quittaient pas leur cape et je compris pourquoi quand mon petit frère et moi pénétrâmes à l’intérieur de la cité. Je levais mes yeux haut dans le ciel et je vis se former une cellule orageuse à une vitesse qui pourrait fasciner tous ceux qui se passionnent pour les éléments. Un vent d’Est soufflait, comme pour prévenir que le temps changeait, comme l’on peut passer d’une pièce réchauffée par l’âtre à une autre refroidie par le froid hivernal. La pluie se mit soudain à tomber comme si, ici, le temps était ensorcelé par une magie élémentaire dont la force semblait dépasser l’entendement humain, comme si une personne avait signalé notre présence, notre venue à tous ceux qui vivaient en ces terres.
Cela me fit ressentir que je n’étais pas à ma place et en y réfléchissant davantage, c’était peut-être aussi la raison pour laquelle mon petit frère n’avait pu lire les lignes du destin, car le temps lui-même était sous l’emprise d’une magie si noire qu’elle rendrait fou le plus sombre des nécromanciens. Chaque passant que nous croisions semblait avoir le même regard, la même expression de visage et pourtant différents ils étaient. Ce n’est que lorsque nous approchâmes d’une habitation que nous vîmes enfin notre père et chef Dyrone qui, pour mon plus grand plaisir, n’arborait pas cette expression figée et cette mine qu’avait eu tous ceux dont j’avais croisé le regard. Enfin, je sortis de mes pensées quand Dyrone nous accueillit de sa voix la plus grave, moment accompagné par un éclair au loin. Ce jour-là, je me rappelle avoir, pour la première fois, eu, non peur d’un homme, mais d’un pays tout entier, d’une ville et de ses habitants, tant l’ambiance y était sinistre. Je ne sais pas ce que pensait mon petit frère à ce moment, mais quand je vis son regard se refroidir et ses sourcils gris et drus se plier par l’étrangeté, je compris alors que nous étions tombés dans un piège spécialement fait pour nous, les frères Clarens. Quand nous nous sommes approchés assez près de Dyrone mon petit frère et moi avions compris. Tout compris quand nous entendîmes la détonation du tonnerre raisonner en ces lieux.
Notre père ou celui que l’on considère comme tel n’était déjà plus et depuis un bon moment quand le vent nous a porté l’odeur que dégagent ses aisselles. Il ne sentait pas normal. Non, il puait la putréfaction et en à juger par la force de l’odeur, je dirais qu’il devait être mort depuis quelques mois déjà. À ce moment, tout devint alors plus clair dans mon esprit. Quelqu’un de très haut placé dans les Ordres des consuls en voulait à nos vies et pas seulement, il en voulait au pouvoir de mon petit frère et nous, nous sommes entrés dans la gueule du loup, sans nos frères d’armes que nous avions massacré la veille, comme si la prédiction qu’avait eu mon frère avait été comme voilée, modifiée par une force mystérieuse.
L’homme qui fut comme notre père fit un mouvement hostile que mon frère para d’un coup de glaive créant ainsi un flot d’étincelles. À mon tour, je défouraillai mon épée en jurant sur celui qui avait transformé notre père en mort-vivant et par moment, je pus voir des larmes couler sur les joues de mon petit frère, mais aussi sur celles de notre père, comme s’il était toujours là, comme si son âme voulait arrêter le combat, mais qu’elle ne le pouvait. Son corps puissant était digne de lui. Digne du plus grand chef des Rohandes et nous ne lui avons pas fait de cadeaux, car c’était nous ou lui et je pense que ce jour-là il était fier, fier nous d’avoir adopté, car quand il est tombé sous le coup de nos deux épées, je crus entendre : Merci mes fils. Puis il s’est effondré sur le flanc. Ce fut pour nous le plus triste de tous nos combats, mais aussi le plus honorifique que nous aurions pu avoir.
Ce jour-là après que notre père eut cédé sa vie pour laisser place à la nôtre, nous avions combattu d’autres frères dont l’âme était emprisonnée dans leur corps mourant. Si mes souvenirs sont exacts, nous en avons combattu une bonne dizaine sous une pluie diluvienne, dans une boue qui ne nous avait pas rendu le combat facile, mais aussi qui nous avait avantagé au regard de la taille imposante des membres du clan des Rohandes. Le dernier à être tombé tendit le bras vers un lieu, comme pour nous indiquer que tout se déroulait là-bas.
Je me rappelle l’avoir achevé avec la pointe de ma lame pour qu’il en soit délivré. Essoufflé par ce conflit contre les nôtres nous avions marché lentement mon petit frère et moi vers une tour dont le sommet était si haut qu’on aurait cru qu’il touchait les nuages. Tour qui est apparue de nulle part, comme apparait un mirage dans le désert. L’instant qui suivit, une brume épaisse est venue se glisser sur les terres de ce pays, comme si elle abritait un mage des éléments. La brume devenue maintenant brouillard était pour moi le symbole de sa peur et à cet instant, j’ai été guidé par un instinct guerrier que je ne me connaissais pas et je me mis à danser avec mes glaives, comme si j’avais soudain éveillé un pouvoir celui que m’avait conté notre père et Chef : « Cléfer, un jour viendra où lorsque tu combattras avec ton cœur ton esprit de combattant ne fera plus qu’un avec ton cœur et ce jour-là, tu éveilleras le guerrier véritable qui est en toi ».
Ainsi s’éveilla dans cette brume mon instinct de guerrier alors que nous fûmes assaillis en surnombre par les habitants de Royanden eux aussi transformés en mort-vivants. Je compris alors que tous voulaient avoir le repos de leur âme et plus nous avancions, plus ma transe se faisait agressive et mes larmes étaient impitoyables. Jusqu’à tous les délivrer d’un sinistre pouvoir de nécromancien. Puis la brume s’est levée et j’ai arrêté de danser. La tour était face à nous et notre vengeance aussi.
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