Marie.

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dix coups d'un soir -- monologue en dix rencontres

1

Le parc sent bon la fête et les fiançailles. Je balance un regard furtif en périscope. Elle est toujours là. J’accroche une demie-seconde sur son décolleté. Oh, rien de culotté – pas une once d’indécence sur elle – juste un soupçon de sein qui soupire par-dessous la robe d’été.

Elle s’appelle Marie, du moins je le crois, elle a toutes les mines qu’on s’imagine qu’une Marie minaude. Si ce n’est pas une Marie, c’est une Maria, et si même Maria ce n’en est pas une, je veux bien qu’on m’excuse de lui avoir si volontiers prêté ce prénom : c’est qu’à ses côtés il me prend une telle envie de mariage, qu’à la fin il se peut bien que ce soit moi qui finisse par être un Mari.

Tout est bien parti pour que je devienne un homme, un qui fait bon genre, bon gendre, bonjour beau-papa belle-maman et la belle vie qui coule droit dans le canal creusé pour.

Marie… Je ne l’ai pas encore rencontrée que je la connais déjà, la côtoie déjà, la chéris déjà. Je ne vais pas non plus griller les étapes, je ne suis pas sot ; je saurai prendre les délicatesses qu’il faut dans ces aventures-là. Mais disons les choses franchement : là-dedans, il n’y a que de la patience à avoir, et aucun suspense. Nous savons tous deux dans quel genre de maison pavillonnaire avec un grand jardin où les petits-enfants jouent à lancer un bâton au labrador tout ça finira.

Et n’allez pas me dire que j’invente, ou que j’imprime mes fantasmes sur une pauvre fille qui n’y entend rien. Je n’ai rien demandé, moi : j’étais tranquillement assis sur ce banc, avec mon petit cœur vierge d’adolescent, et elle s’est posée à côté de moi – mais pas à l’autre bout du banc, comme ferait une inconnue, non, à une proximité amicale, familière. Pourtant on ne s’est rien dit, et voilà cinq heures que nous sommes assis sans échanger le moindre mot, sans lire, sans autre occupation que de penser à l’autre et le regarder quand il ne nous regarde pas. Cinq heures ! Est-ce que je les aurais inventées, ces cinq heures !

Millimètre après millimètre, imperceptiblement, elle a glissé vers moi. À la quatrième heure, nos cuisses se sont touchées. J’ai cru qu’elle s’arrêterait là, mais non, elle a continué de s’approcher, s’enfonce contre moi un tout petit peu plus chaque minute. Nous fusionnons sans effort ; j’ai l’impression de rentrer à la maison après une longue absence, ou de remettre la main sur un trésor perdu depuis l’enfance. Je n’ai plus rien à chercher, j’ai trouvé l’autre versant de mon âme. J’avais des incertitudes sur l’avenir, des angoisses de ne pas savoir d’avance ; désormais je n’ai plus rien à craindre.

Cette femme est généalogiquement taillée pour moi. Elle me ressemble comme une fausse jumelle, une altération féminine de moi-même. Ses traits s’inscrivent sans rupture dans mes albums de famille : elle poserait à côté de ma mère, ma sœur, ma cousine, qu’on ne saurait pas les distinguer nettement.

Sur ce visage, le futur est écrit d’avance ; je le rêve éveillé, ou plutôt non, nous le rêvons tous deux, car il me vient des fantaisies dont jamais je n’aurais eu l’idée sans qu’elle les ait soufflées.

Le soir tombe peu à peu, nous nous recroquevillons flanc contre flanc. Je puise dans sa chaleur, elle mord dans la mienne.

Vous n’y verrez peut-être qu’un couple de frileux le regard dans le vague. Moi, j’y vois la vie que j’aurai avec elle, dix fois dix ans fondus dans une poignée de minutes. Je vois ce mariage où tout nous appelle, je rencontre sa famille qui est déjà la mienne, nous partons en voyage, jouons, rions, dansons, bientôt elle me fait toucher son ventre rond – je vois naître ma fille, mon fils, ils grandissent à une vitesse ! Nous nous fatiguons, nous disputons, nous séparons, nous retrouvons, oh les larmes, que de larmes, ça larmoie de partout ! Nous sommes vieux maintenant, les enfants ont poussé, sont partis devenir leurs propres adultes, et nous restons à sucer la cendre des souvenirs sur une chaise à bascule. Jusqu’au bout, elle aura été la Seule et l’Unique, la première et la dernière, ma Marie. Je meurs, elle meurt, à nous le paradis, et rideau. Je serais content de ce destin-là, et à voir son sourire, elle aussi.

Maintenant nous tenons nos corps si compressés l’un contre l’autre, que si l’on voulait nous mélanger plus encore, il faudrait nous mixer ensemble dans le même bol.

Le bras de Marie glisse sous mon aisselle, serpente jusqu’à mon pantalon. Elle déboutonne, passe la main dessous. Elle fouille, elle triture, là, comme si elle cherchait quelque chose, de plus en plus fort, de plus en plus désespérée, mais qu’est-ce qu’elle cherche ?

Non, reste, non, reviens !

Elle est partie. Je reste longtemps sur le banc, braguette ouverte, et je m’écoute avoir froid.

Qu’est-ce qui a bien pu la chasser ?

Qu’est-ce qui me manque, entre les jambes ?

Est-ce que je ne suffis pas ?

Elle a dû s’effrayer de quelque chose, elle va revenir une fois que la nuit l’aura rassurée. J’attends… J’ai beau la tordre dans ma tête, la dernière grimace qu’elle m’a lancée, ce n’était pas de la peur, ni de la surprise, mais de la déception. Elle ne revient pas – elle ne reviendra pas. La fumée de notre futur commun se dissipe aussi vite que nous l’avions rêvée. Marie n’a été qu’un mirage.

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