Moïse.

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Ce matin, je me suis percé le dernier point noir. J’ai roulé la boule de pus contre mon pouce et l’ai pichenettée au loin. Le cocon de l’adolescence a craqué pour de bon, adieu l’acné, les hormones en vrac ; l’heure est venue que je papillonne. La jeunesse me perle à la tronche, ça m’y dessine un vernis qui se voit plus que mon propre visage. Je me sens glorieux, crâneur, j’éclabousse une fraîcheur insolente sur mon passage. C’est à qui voudra bien que je le cueille.

Moïse le veut bien. Moïse est garçon, je ne m’attendais pas à cette cueillette. D’abord je veux lui dire que je n’en suis pas, que je n’ai rien à faire avec… Mais qu’est-ce que j’en sais ? Je viens tout juste d’apprendre que le monde existait en dehors de ma tête, est-ce que je peux prétendre connaître ce qui me va ou ce que je veux ?

J’ai dit non par réflexe – je dis oui par instinct.

Le regard comme des ciseaux, je pressens qu’il va me trancher par le milieu. Pourtant pas caïd pour deux sous, Moïse a la poigne patriarche, douce mais ferme, en bon prophète hébraïque s’en va me décalquer son décalogue sur la surface du cul. Couché sur le ventre je mesure la taille de ma mouise, capharnaüm dans mon ventre façon buisson ardent. Banzaï la première ruée me percute astéroïde, baïonnette.

Litanie ultra-rapide marquée par une secousse [//] entre chaque commandement

Tu n'auras pas d'autre dieu que moi // tu ne te feras pas d'idole ni de représentation quelconque de ce qui se trouve en haut dans le ciel, ici-bas sur la terre, ou dans les eaux plus bas que la terre // tu n'utiliseras pas le nom de l’Éternel ton Dieu pour tromper // pense à observer le jour du sabbat et fais-en un jour consacré à l’Éternel // honore ton père et ta mère // tu ne commettras pas de meurtre // tu ne commettras pas d'adultère // tu ne commettras pas de vol // tu ne porteras pas de faux témoignage // tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain, tu ne convoiteras ni sa femme, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni rien qui lui appartienne.

Mon ouïe se brouille, ma vision se brise en bouts de faïence, je vois le monde en mosaïque, camaïeu kaléidoscope. Aïe. Douleur aiguë. Il m’a foutu la pagaïe dans l’exiguïté, crapaüté le long du colon, égoïste m’y crache son aïoli.

Mes aïeux ! Quel coït inouï – que je vais me haïr d’avoir vécu si naïf jusqu’à ce jour ! Dans quelle cocaïne humaine ai-je fourré la narine ? Il me vient une odeur archaïque, païenne, une odeur de ciguë, de sabbat et d’abandon.

Moïse reste stoïque, m’agrippe les deux fesses des deux mains. Il écarte, écarte, écarte, je me fissure, je saigne, il écarte encore, la fissure grandit, crève, remonte, remonte, remonte, remonte, déchire mon ventre où déversent les tripes, charcute le foie, arrache le cœur, scinde en suivant la trachée, jusqu’au sommet du crâne fendu net au centre.

Moïse ma séparé en deux. Je me relève paranoïaque, ambigu. Je ne me coïncide plus. J’étais brut de décoffrage, tout d’un bloc. Je suis bipartite, bilatéral, bicéphale, bivalent, biscornu, bigarré, big-bang, bizarre… Bigre !

Soudain c’est tout une éducation qui se décorrèle : vingt ans de les garçons font comme ci, les filles sont comme ça ; et parce que j’ai été chromosomé dans un sens me comporter univoque, ah non ! Plus jamais !

J’ai suivi sans comprendre les règles que mes parents suivent sans comprendre que leurs parents suivaient sans comprendre que leurs parents suivaient… Jusqu’au premier interdicteur, au premier faiseur de tables des lois. Interdire au nom de qui ? Au nom de quoi ?

Maman, pourquoi tu as le droit de mettre des robes et pas moi ? Parce que c’est comme ça. Pourquoi c’est comme ça ? Parce que c’est comme ça. Pourquoi c’est comme ça parce que c’est comme ça ? Parce que c’est comme ça. Pourquoi c’est comme ça parce que c’est comme ça parce que c’est comme ça parce que c’est… Oh, le cycle infernal de la fausse évidence, les murs de verre qui nous cantonnent les questions ! Vivre avec l’âme en quarantaine et jamais oser dépasser les bornes arbitraires, jamais poser le pied en dehors de soi-même…

Maintenant que je suis deux, je sens comme ma féminité s’arroge enfin une place parmi qui je suis.

Je repense à la violence avec laquelle je désirais une femme, une femme qui soit moi en femme, sur ce banc, avec Marie. J’étais tellement frustré de ne pouvoir n’incarner et n’afficher rien que de très garçonneux – il me fallait voler ma moitié féminine à quelqu’un d’autre, alors qu’elle est là, juste là, dans le négatif de ma peau. Moïse m’a retroussé sur moi-même, a brisé le monopole et le sens unique.

J’arrête de faire genre.

Tout ce qu’on m’a appris à exacerber par virilité, tout ce qu’on m’a empêché d’entreprendre pour ne pas empiéter sur le terrain réglementaire des filles… Ça n’a plus d’importance aujourd’hui. Je peux mettre des robes, m’apprêter, sentir bon, faire des manières, assumer ma tendresse, accepter d’être pénétré ; tant que j’ai l’intuition que ça me ressemble, je le peux.

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