Noé.

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Dans les mois qui suivent, je tombe amoureux. Dix fois par jour, je me laisse coup-de-foudrer par une nouvelle personne.

Je m’intéresse à toutes sortes de gens, indifféremment, des mignons, des crados, des riches, des crie-la-faim, des vicieux, des tout-doux, des n’y-touche-pas, des vas-y-que-je-t’la-mette, des poids plumes, des qui t’écrasent, des collants qui chouïngomment aux basques, des glissants comme des savonnettes, des endeuillées à qui tu rappelles les veufs, des rien-à-foutre, des oh-mais-oh-la-la-holé-holé-youplaboum-pan-pan-boum-crac-dzing-tchomp-plouf-prout-tagada-tsouin-tsouin-vlan-vroum-tchou-tchou-pouet-pouet-taïaut-allez-allez ! Il s’est passé de ces choses. Mais pourtant, sans transgression, sans franchissement, j’épluche simplement l’inventaire de ce qui se fait dans l’espèce humaine. J’emploie une minutie scientifique à exposer mon corps au catalogue infini de mes semblables.

Ah çà ! Il y a de la variété, pour sûr. Mais pas de changement. Une fois qu’on a touché aux hommes aussi bien qu’aux femmes, il reste peu de marge pour une véritable altérité.

Et puis arrive ce type, un gars tout ce qu’il y a de plus banal, même un peu plus creux que la moyenne. Il est vaguement gentil, s’ennuie volontiers, suit sa routine plan-plan sans amitié, sans amourette. Il travaille comme vétérinaire, non, même pas, assistant vétérinaire.

Il se présente : moi c’est Noé. Et je sais que je le veux. Non pas plus que le reste – différemment.

À le voir comme ça, on croirait Noé néophyte en tout, passablement affecté par la marche du monde, levant à peine le nez face à la nouveauté. Pourtant j’ai débusqué dans son œil fuyant un je-ne-sais-quoi tapi derrière le somnifère. Il joue double-jeu, j’en mettrais ma main à… Aïe ! Il m’a mordu. C’est peut-être ça, son secret : il a la rage. Il a la rage ! Oui, la rage, ou peu importe, une zoonose qu’il trimballe d’avoir soigné un chien errant, une chauve-souris, un pangolin… J’ai la zoonausée. Pourquoi je l’ai ramené chez moi, celui-là ?

À peine je lui passe la main dans les cheveux, les masques tombent, et je couche avec un lion. Pas domestique, non, le bestiau feule, rugit, griffe, bondit en haut de la commode et retombe toujours sur ses pattes. Minou minou minou… Il se laisse difficilement amadouer, aussi faudra-t-il que je le dompte ! Halte-là ! Le lion se module sur tout l’éventail de sa félinité, course de léopard, embuscade de panthère, impulsion du puma, cruel comme le tigre, œil de lynx. Aux armes ! Aha ! Tu fais moins le malin ! Mais, qu’est-ce que… il s’est envolé ! Attends, c’est pas du jeu, t’as pas le droit de… Mince, c’est aussi un aigle. Un faucon ? Un épervier ? Comment autant d’animaux, lui qui d’ordinaire est si peu animé ?

Il fond sur moi, pèse comme l’ours, je ne peux pas me dégager, il m’embrasse. Sa salive est chaude, goudronneuse, chargée comme l’humus – coule dans ma bouche une biomasse grouillante, boueuse, les microbes pullulent, envahissent, les vers, les éponges, les amibes, les scolopendres, les ammonites, les hexapodes diptère hyménoptère lépidoptères coléoptères hélicoptères…

Une boule de vie m’inonde l’œsophage, essaime sa semence dans ma chair, où bientôt pousse le lichen et la mousse, s’effeuille la fougère et fleurit une broussaille de tiges. Des lèvres de Noé dégouline une jungle contagieuse.

Déjà il est trop tard pour moi, trop de lianes m’enserrent. Mes entrailles sont mangroves où les palétuviers entortillent les racines. J’y héberge le bernard-l’hermite, le lamantin, l’alligator. Dans mes poumons, la savane, rhinocéros, gazelle, éléphant, porc-épic, girafe… Mon cœur un océan, le dauphin, le requin, la baleine, le phoque, l’orque, le thon, le morse, le calamar, le cachalot, l’anémone, la tortue, le poisson-chat, poisson volant, poisson-clown, poisson-lune, poisson poisson poisson… Je rêve, ils sont tous là ! Que… Quoi… Comment, comment-ils ont trouvé la place ? Sur moi, j’ai à peine de quoi faire un homme, alors un monde ?

Noé ne m’embrasse plus, il reste contre moi et m’enclot comme un couvercle pour que pas un des animaux ne s’évade, qu’ils demeurent dociles dans nos deux corps conjoints.

Alors je comprends. Noé ne joue pas double jeu, il n’est pas une bête déguisée en humain, comme je l’ai cru d’abord. Il n’est qu’une carapace d’humain, un garçon si creux qu’il a trouvé l’espace en lui pour abriter chaque être vivant. Il a raclé son humanité de l’intérieur, rogné le plus possible pour embarquer jusqu’au dernier cafard. De lui, il ne reste qu’une façade, une enveloppe de peau qu’ébrèche la moindre caresse.

Noé ne m’a pas séduit : il n’est personne, seulement un vaisseau à la dérive, une arche. Ce que je suis allé chercher en lui, c’est le vivier, les ronces sauvages, les bêtes féroces, jusqu’aux champignons et aux moisissures. Il m’a tout donné, a tout relâché dans un râle, et désormais que la forêt dense s’est enracinée en moi, il se chiffonne, se froisse comme un ballon qui dégonfle. Je m’inquiète : tu ne gardes rien pour toi ? Tu es sûr de me laisser tout ça ?

Il me dit que si, il en garde un, un seul, qu’il me montre : c’est un petit rat des plages, un mélomys. Il n’y en a plus dans le monde, l’eau de la mer a monté et les a noyés tous. Il dit que ça ne sert à rien de m’encombrer avec ça, et puis qu’au train où vont les choses, je vais bientôt devoir me débarrasser de beaucoup d’autres espèces. Il me salue, et s’en va avec son rat. Adieu Noé, je prendrai soin de ta ménagerie.

Longtemps je trébuche et peine à marcher droit. Chaque pas me coûte. Je suis comme enceint ; je porte un univers. Je réalise combien j’ai trahi ma mission initiale, à quel point je me suis éloigné de mon petit rôle personnel. Je regardais la vie par le petit bout de la lorgnette, voulant imiter papa, épouser maman, renouer le cycle familial ; j’ai appris à élargir mon souci à tout le genre humain, et maintenant… Tout être vivant me touche. J’ignore si ça me sera supportable. Mais j’ai sans doute forcé le dernier verrou, passé la dernière ligne rouge. Sans doute.

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