Paule.
6
Le sexe ouvre des portes. À travers la friction des corps, il n’y a pas seulement transfert de fluides, transfert d’émotions entre les personnes impliquées. Ça va plus loin. Comment expliquer. C’est comme un appel d’air, un passage vers d’autres endroits, plus lointains, qui rentrent en résonance non pas avec l’un ou l’autre des partenaires, mais avec leur rencontre elle-même. Jusqu’ici, je n’en ai eu qu’un avant-goût.
Je rencontre Paule à un enterrement. Paule paraît vieille, antique, fripée, muscle fondus, crâne chenu, un beau petit bout de mémé. Parmi le cortège de vieillards, elle détonne. De tous, elle a l’air d’être la plus âgée, la plus tassée, on lui donnerait quarante-cinquante ans de plus que le retraité standard. La plus âgée, et pourtant la moins fanée : quelque chose en elle subsiste de cassant, d’incisif, que la plupart n’ont plus. Elle ne semble pas fatiguée de vivre, à attendre la mort et croiser les doigts pour souffrir le moins possible.
On se recueille autour du cercueil, tous font semblant de prier, elle non : elle insulte le mort dans sa barbe, assez fort pour que tout le monde entende, pas assez fort pour qu’on puisse s’en offusquer publiquement. Elle raconte comme le défunt lui mettait toujours des doigts de travers, que ça lui trouait la chatte et après elle y avait des coulées jaunes.
Le lendemain je lui rends visite à l’EHPAD, elle me reçoit avec sarcasme, me complimente en crachats. Je m’émeus de la franchise de sa méchanceté. Le surlendemain, j’y retourne. Au bout d’une semaine je suis dans son lit.
Paule a cent ans.
Je la manipule comme la porcelaine, rends tout mouvement délicat et duveteux. Elle dit j’m’en fous, casse-moi les deux jambes tant que t’y es, qu’t’arrives au moins à me faire hurler un peu. Dans les bras de Paule, le temps s’écoule à un rythme millénaire. Chaque caresse, chaque action entreprise s’étend sur des heures, des mois, des années. Elle décrépit à vue d’œil. Je me glisse sous les draps, pose ma tête entre ses seins. Ferme les yeux.
Paule a cent vingt ans.
Elle se fout de ma gueule, dit arrache-moi les tétons qu’on rigole voir si ça juterait pas du lait.
Paule a cent cinquante ans.
Sa peau plisse dangereusement à l’endroit où j’ai posé la tête. J’ai l’impression de m’enfoncer dans l’intervalle de ses cannelures.
Paule a deux cents ans.
Ses rides s’étalent et s’élèvent par languettes comme des pétales de rose, je me laisse emmitoufler dans cette sénescence.
Paule a cinq cents ans.
J’essaie de m’extirper, patauge gauche, glisse, car ses rides commencent elles-mêmes à se rider, bourgeonnent en d’autres renflements.
Paule a mille ans.
Désormais, les rides s’élèvent haut comme les haies d’un labyrinthe. Je cours, je cherche, il fait si noir, elle m’encloisonne dans des tunnels obscurs qui se trémoussent et rampent hors d’eux-mêmes.
Je n’arrive plus à suivre l’âge de Paule, les années filent trop vite.
Bientôt elle se met à peler, je déchire des toiles de squames en me débattant, la lymphe m’asperge visqueuse, je déchiquette couche de pli après couche de pli. Je suis prisonnier d’une vulve sans fond, et je l’entends, elle, qui glousse comme une grue à me sentir la détruire. Elle crie tue-moi, tue-moi !
En écartant les lamelles de membrane, je libère des colonies de morpions, découvre des verrues purulentes, des croûtes mycosiennes, des recoins brûlés d’eczéma, et plus je trifouille plus la chair m’arrive pourrie et puante.
Dix mille ans ! Cent mille ans ! Un million d’années ! J’arrache ! J’arrache ! Le temps n’a-t-il donc point de fond ? Infinies parois vaginales, je charcute en zigzag, trouver la sortie, hors du piège de muqueuses, je me noie dans les sexes enlacés de toutes les femmes qui ont jamais parcouru la terre !
Paule, sois maudite ! Ce que j’ai pris pour un éclair de vie en toi, c’était une pulsion de mort, l’emprise femelle absolue, la circlusion à perpétuité ! Je respire un air syphilitique, m’époumone, j’étouffe !
Depuis combien d’éternités suis-je là ? Dix milliards, mille milliards d’années ? La chair alentour se momifie, se pétrifie, mes poings s’abattent et rien ne bouge. Je m’éclate les phalanges, rien à faire, la pierre est immuable, je gis dans un tombeau.
Ah ! Ah ! Ah ! J’ai compris ! C’est donc ça dont tu me fais cadeau, hein, Paule ? La mort ! Si mourir est la seule solution pour m’en tirer vivant, ainsi soit-il.
Il meurt.
Quand je reviens à moi, les draps de Paule ne sont plus des draps, mais son linceul. Je lui ai volé l’étincelle de mort qui la maintenait en vie. En moi, les bêtes que j’ai récupérées de Noé tremblent de peur ; car je sens ma conscience élargie d’un cran. À présent, je communie avec les choses inertes aussi bien qu’avec les êtres animés. J’entre en empathie avec ce qui n’est plus, avec ce qui n’est pas encore. Je sais ce que ça fait que de cesser d’être.
Je n’ai plus peur de la fin du monde.
Je n’ai plus peur de la mort.
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