Éloi.
8
Je voudrais une personne comme Éloi. Éloi est autre chose qui ne se dit pas, mais pas comme Machine qui se disait tout à fait, mais que je n’arrivais pas à dire parce que je n’avais pas encore appris à parler à partir du corps. Non, Éloi n’est pas saisissable par la parole.
Eloi se pronomme iel. Iel n’est ni beaubelle, ni lailaide, ni dans l’entre-deux, tout simplement iel n’est ni l’un ni l’autre, hors des cadrans de ce qui se juge. Iel dégage une aura plastique, extra-terrestre, un éther d’humanité qui fait frémir les profanes. Pas vraiment androgyne, plutôt xénomorphe, OGM, OVNI. Éloi dégage comme un champ radioactif, un rayon photosynthétique qui modifie celleux qui l’entourent. Sans rien faire, iel brûle, déforme, réforme, mutationne jusqu’à l’orthographe de la pensée. Toute mes catégories vlan à la poubelle, rien de formaté qui vaille, à côté d’iel, la langue se réinvente, recatégorise, détricote, carapate, oh quelle fièvre !
Moïse m’a tranché en deux avec le couteau de son regard ; c’est au laser de sa présence qu’Éloi m’éléctrolyse. Éloi ! Je me croyais tout d’un bloc masculin, j’avais tort, j’ai cru que j’étais fait de deux blocs, un masculin émergé et un féminin immergé, j’avais tort, je sens mes moitiés se scinder en quarts, en huitièmes, en seizièmes, en trente-deuxièmes, et encore, et encore, dans un nuancier perpétuel de l’extrême masculin à l’extrême féminin. Je pensais pouvoir classer mon genre selon des catégories, que nenni, ce sont les fréquences d’un spectre, un prisme chromatique de l’ultraviolet à l’infrarouge. Éloi fluidifie ma perception, liquéfie ma vision cristallisante de ce qui s’appelle homme, de se qui s’appelle femme. Iel-même n’est pas bêtement liquide, oh non, iel dégage une sexualité ionique, superchargée d’anti-matière : iel est à l’état plasma, comme le soleil, la foudre et les aurores boréales.
Un ange passe.
Dieu joue à pile ou face pour chacun d’entre nous, et toi, Éloi, tu es tombé·e sur la tranche. On s’est toujours contentés de croire qu’il n’y avait que l’un ou l’autre ; comment s’expliquer que soudain il y ait l’un ou l’autre ou l’autre autre ? Comment as-tu réussi à t’échapper ? Par quelle magie es-tu devenu·e autre chose ? Est-ce que, peut-être, moi aussi je pourrais… ? Si haut… quelle sainteté ! Coup de bluff, cartes sur table contre la bipartition des corps et des âmes, dire je serai ni, ni, et ni non plus. Ni ni ! Ha ! Ha ! Eloi ! Ni ni ! Ni ni ni ni ! Ni ni ni ni ni ni ! Ni ni ni ni ni ni ni ni ni ni… (à volonté, transition douce vers le non) … non non non non non non non non… Non je nie, ni non je, non je n’ai ni nid, ni nid, nom de nom de nid, dis non je nie je dis non je ni ni…
Arrête ! Je ne peux pas ! J’ai volé le monde que portait Noé, j’ai volé la mort entre les seins de Paule, mais je ne volerai pas le don d’Eloi. J’ai peur qu’en embrassant tout le spectre des genres, je ne devienne moi-même un spectre, un être gazeux, désancré de ce monde. Je n’ai pas cette radiance électromagnétique pour prospérer pur esprit dans l’espace. Je suis trop fermement emmuré dans la forme de mon corps, dans le déroulé de mon histoire, et ma langue, même si je la fourche, je ne la désincarnerai pas. Oh, non pas que je tienne sur des bases trop solides, au contraire, je ne tiens jamais qu’à un fil… J’ai seulement cru que… que j’étais fait pour devenir… pour atteindre quelque chose de plus que moi-même. Pardon ! Je m’étais trompé ! Pardon ! Je n’aurais pas dû m’écarter du chemin, j’aurais dû suivre les ornières et rester dans le moule. Il faut du courage pour s’aventurer ; je suis parti à l’aventure, mais je n’avais pas de courage, je n’avais que de l’orgueil. Maintenant j’ai vu, j’ai vu combien je peux peu, combien même après avoir tout appris je ne sais toujours rien. Je suis prêt à rentrer à la maison.
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