Gilles.
9
Sur le retour, un Gilles m’accoste, gentil géant d’argile, qui sèche mes larmes d’un geste agile. Il me prend par la taille, et m’emmène longer la jetée.
Que j’ai de joie. Gilles est ce que je peux trouver qui ressemble le plus à une maison. Grand golem baraqué, son ventre est mur, ses bras pilliers. Il me déniche et aussitôt m’adopte, me rassure, me materne. Gilles me veut du bien. Gilles me prendra sous son aile, Gilles me protégera du givre et sera mon gilet.
Je lève la tête, il me sourit. Tout en lui respire l’évidence. Il ne me pose aucune question, ne représente aucun mystère. Tout se fait par la force des choses. Il faut dire qu’il a la gravité pour lui, un costaud comme ça, ça attire les petits satellites. Sur lui je m’échoue sans crainte ; je sais qu’il a les épaules pour me soutenir.
Oh, le délassement de se sentir protégé, choyé sous les créneaux d’une telle muraille ! Mastoque colosse, rien ne viendra à bout de Gilles, je n’ai qu’à me planquer dans son dos jusqu’à la fin de mes jours, il me fera paravent à la misère, bouclier au désespoir. Il réérige toutes les digues que dans ma folie je suis allé rompre. Je n’ai plus à penser à rien, plus à rendre compte de ce que je fais, d’où je veux aller. Il s’occupe de tout, je ne serai qu’un passager dans son sillage, un agneau sous sa garde.
Nous arrivons chez Gilles, un joli logement avec jardin dans un quartier rangé. Il m’offre un bouquet de jacinthes et de giroflées, m’assied sur un large siège, et me suce longtemps, du bout des lèvres, soucieux de ne pas salir sa moustache. Il officie si doucettement que je ne jouis jamais tout à fait : le plaisir monte, descends, remonte. Je me laisse bercer par les vagues, absorber dans le molleton du siège.
Gilles me parle entre deux goulées, dit qu’il veut que je sois son Jules, qu’il sera mon ange, il allègera mes tâches, gèrera mes comptes et pliera mon linge. Soudain je sens que je gèle, je vais me réfugier entre ses paumes cajolantes et dis c’est d’accord, je serai tout ce que tu veux que je sois et rien de plus et rien de moins. Gilles répond qu’il m’aimera comme je suis, tant que je respecterai d’être à lui, de rester à lui et de n’avoir jamais été qu’à lui toute ma vie, et c’est pour ça qu’il m’a choisi vierge.
Tu es bien vierge, n’est-ce pas ?
Moi, vierge ? Oh, c’est-à-dire que, oui, bien sûr, je suis vierge à n’avoir jamais touché ni vagin ni verge, à n’en avoir jamais vu la couleur brun-rose, senti l’odeur saumâtre, ni touché la tiédeur caoutchouteuse. Grand novice, pudeur de gazelle, moi rien jamais tout blanc tout pur.
Satisfait de mes pirouettes, Gilles me presse à lui. Il m’empaquète de toute son envergure, je suis ligoté, fait comme un rat. Je pense au mélomys, le rat des plages que Noé s’est gardé pour lui. Quand la mer monte, je peux me terrer dans la galerie la plus profonde, ça n’empêchera pas la noyade. Il faut se jeter à l’eau, oser nager par soi-même, jusqu’à la prochaine rive.
Gilles est une geôle. Pourquoi ne l’ai-je pas pressenti plus tôt ? Le bien qu’il me veut est tout conditionnel ; il ne me laissera pas choisir quel bien me siéra le mieux, et ne me dorlotera que du moment que j’accepterai d’être sa chose. Je n’ose soupçonner ce qu’il m’aurait fait si je n’avais pas eu la jugeote de fausser mon témoignage : tôt ou tard, il apprendra combien j’ai d’expérience, autant m’esquiver sans faire de manières.
Je prétexte un pissou et fissa me sauve d’ici.
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