Scribe, êtes-vous prête ? Vous notez déjà ? Bien. Je vais employer les références impériales lors de cette réunion. Une version adaptée aux cultures sera proposée dès ce soir. Nous sommes le dix-neuvième jour du cycle du bouclier. Troisième heure de lumière. Cette conférence se tient à la salle du Conseil du Palais impérial de Balion. Nous allons nous présenter par ordre giratoire dans ce sens. Hélanielle, vous commencez.

— À vos ordres, Majesté. Hélianielle, Générale des armées de Balion, Championne du Roi et de son Conseil, Ministre des Affaires Etrangères et de la Justice elfique. A vous.

— Sinelli, Docteur en ingénieurie, inventeur et...armateur ? C'est ma première réunion, dites-moi s'il manque quelque chose.

— C'était parfait, mon garçon. Il s'agit surtout de recontextualiser qui était présent pour nos archivistes. Levenheim, Grand Maître-Rune, Membre du Conseils des royaumes nains, Grand Archiviste du clan de la Flamme Blanche. Au suivant.

— Stuardt Golrog. Je n'ai aucun titre. Toutefois, on dit de moi que je suis le plus puissant mage contemporain.

— Votre corps composé de manalithe pure est un cas unique et une aide précieuse à ces prétentions, mon ami. Je n'ose imaginer à combien se revendra votre dépouille. Si vous étiez capable de mourir un jour. Rimen Hops, sorte d'émissaire de...comment peut-on dire ?

— Des guildes de voleurs ?

— Allons Générale, on nous retranscrit. Certains enfants savent lire. Éminent membre des marchands libres tintera tellement mieux.

— Ce titre ne vous revient pas et pourrait prêter à confusion avec les Libres Marcheurs, Monsieur Hops. Je me contenterai de vous qualifier d'émissaire des Princes Gris.

— Vos paroles sont nos dogmes, Majesté.

— Et je suis Rinarion III, Roi de Balion, Grand Khan des tribus orcs réunifiées, Empereur du territoire kinraji et de ses colonies. Notre scribe est Pélah Seinon, Grande prêtresse du panthéon de Balion. Scribe, veuillez lire l'ordre du jour.

— Oui, Majesté.

Ce Conseil extraordinaire se réunit suite à la théorie du Docteur Sinelli concernant la prétendue dissipation d'énergie manaki, vouant à terme notre monde à devoir se passer des ressources de la manalithe.

En effet, ce premier jour du cycle du Bouclier, lors de la brillante démonstration de sa dernière invention: La pâte à combustion, le Docteur en a profité pour livrer un discours jugé alarmant sur la nécessité de développer cette technique et d'en munir tous nos foyers, sous peine d'épuiser la mana, dont nous faisons usage courant depuis des siècles à présent. De virulents propos opposant le Docteur et son auditoire ont amené à une évacuation forcée et à une série de rapports de tous partis.

Le Roi Rinarion III, ne pouvant accepter des querelles spéculatoires susceptibles d'amener à une panique générale, donc au désordre public, fit immédiatement appel à une série de personnalités à même d'apporter plusieurs points de vue, ainsi que divers angles d'approche, de cette sensible situation. Cette réunion établira si les dires du Docteur Sinelli sont fondés ou non afin de pouvoir rassurer ou mettre en garde les populations.

Il n'est pas attendu du Docteur qu'il prouve sa théorie en ce jour. A ce jour, ses travaux sont complexes et étudiés par plusieurs de ses confrères initiés aux sciences requises. Aucune discrimination ne sera alors tolérée. Néanmoins, chacun pourra exprimer son point de vue tenant compte de ses observations. Il s'agit d'un rapport préliminaire sur l'éventuelle menace de pénurie.

Le Roi se réserve la décision finale. Toutefois, il interviendra le moins possible au cours de ce débat afin de ne pas influencer ni se faire influencer par les différents intervenants. Si sa Majesté le désire à présent, la réunion peut débuter.

— J'y consens. La séance est ouverte. Docteur Sinelli, vous avez la parole.

— Majesté.

Comme chacun le sait, nous employons la manalithe comme source d'énergie principale. Réduite en poudre, elle sert de combustible très longue durée ainsi que d'ingrédient de la grande majorité des sortilèges. Raffinée, on en fait de meilleurs métaux, on en sertit divers objets. C'est grâce à cette manalithe raffinée que mon père a pu créer les premières machines volantes. Nous autres, ingénieurs, en utilisons, comme les forgerons, les mages ou les architectes. Elle alimente nos réfrigérateurs, nos carabines et nos cartes. Son utilisation est tellement banalisée que la plupart des gens seraient étonnés de voir ce qui tomberait en panne si nous devions connaître une pénurie de cette énergie. Pourtant, cette question nous parviendra à tous. De notre vivant.

— Pfeuh ! Foutaises !

— Générale, modérez vos propos.

— Mes excuses, Sir. Mais je ne crois pas aux élucubrations fantasmagoriques de ce jeune effronté. Quel âge avez-vous, Docteur ?

— Vingt-trois ans, Générale.

— J'ai vécu vingt de vos vies, Docteur. La mana était là bien avant ma naissance et sera là bien après. A l'instar de l'air que nous respirons autour de nous, des océans. C'est un élément principal de notre univers. Nos ancêtres primitifs en faisaient déjà des couteaux à dépecer avant de savoir à quoi cela pourrait servir.

— Précisément! Nos ancêtres ne les détruisaient pas. Nous, si.

— Comme la terre et les pierres des maisons que nous bâtissons ? Avez-vous déjà vu que nous manquions de l'un ou de l'autre ? Je veux dire, au point de parler de pénurie.

— Avant que vos discussions ne s'enveniment, je dois signaler qu'en tant que nain et savant, les pénuries de pierre existent. Notre espèce en déplore de temps à autre.

— Et quand cela arrive, que faites-vous Maître Levenheim ?

— Nous en importons d'un voisin proche ou creusons une autre carrière.

— Comme la manalithe donc ! Quand on manque de manalithe quelque part, on en trouve ailleurs.

— Pardonnez-moi, Maître, Générale, mais je ne parle pas d'une pénurie du matériau. Je parle d'un épuisement de ses capacités à offrir la mana.

— Oh, parce qu'une manalithe s'épuise maintenant! Dites donc, vous portez à merveille votre nom d'inventeur.

— Générale Hélianielle, second avertissement.

— Mes excuses, Sir. Docteur, je vous prie de me pardonner mes offenses. Mais gagez bien qu'en sortant de cette réunion, le brillant héritage des SInelli sera pour moi bien épuisé, lui.

— Générale Hélianielle, je comprends votre scepticisme quant à mes travaux. Puis-je vous poser une question ?

— Faites.

— Avez-vous déjà assisté à la mort d'une manalithe ?

— Bien sûr que non. Les cas sont extrêmement rares.

— De ma courte vie humaine, moi si.

— Je suppose que des félicitations s'imposent, mais qu'est-ce que cela prouve ?

— Plusieurs fois. J'ai tué des manalithes.

— Comment !?

— S'il vous plait, que tout le monde reprenne son calme. Générale, Stuardt Golrog, asseyez-vous. Docteur Sinelli, des explications s'imposent.

— J'y venais, Majesté.

Tout le monde pense que la manalithe est comme un feu de bois. Son énergie, sa flamme, diminue peu à peu jusqu'à disparaître. Mais c'est faux. C'est même cette erreur qui nous laisse penser qu'elle ne s'épuise pas. En vérité, la mana irradie toujours la même intensité jusqu'à une rupture nette. Elle se produit immédiatement, comme une bougie que l'on souffle par nuit noire. J'ai assisté à ces extinctions. Elles s'opéraient toutes exactement de la même façon.

— Je vous demande un instant, mon garçon. Nous avons référencé la mort de manalithes dans nos archives, mais vous avez parlé de plusieurs cas et suggéré une faculté à les neutraliser. Ce savoir, s'il était vérifié, serait une terrible menace. Devons-nous connaître votre truc ? Et plus important encore, quelqu'un d'autre que vous le connaît-il ?

— Je n'ai pas de truc, Maître. J'épuise les pierres tout comme vous. Mais j'ai pu les isoler de façon à éviter les transferts.

Oui, je réalise que ça aussi, je dois vous l'expliquer.

La mana se stocke dans la manalithe. J'ignore comment et pourquoi. En revanche, je sais ce qu'il se produit lorsque la manalithe, raffinée ou non, est épuisée. L'énergie manaki environnante se tranfère en elle pour empêcher son épuisement. Une forte charge, pas juste un flux continu pour servir de circuit auxiliaire. C'est comme aller puiser de l'eau dans un seau, on ne prend pas juste de quoi étancher sa soif du moment. On remplit un réservoir.

Si une source proche est vidée, elle puisera ailleurs, et ainsi de suite. Le rayon d'action est tel que nous ne nous rendons même pas compte que nous avons vidé une pierre. Une autre enfouie sous le sol ou suffisamment grande pour assurer le transfert aura aussitôt comblé le manque. Mais si vous privez une source d'un transfert en l'isolant, alors elle finit par s'épuiser. Et mourir.

— L'isoler ? Comment ? Il y en a partout.

— Vivre sous terre vous a privé d'une vision d'ensemble, Maître Levenheim. De toute évidence, ce jeune Docteur a fait des expériences bien haut dans le ciel avec ses appareils volants. Me trompé-je ?

— C'est tout à fait exact, Générale.

— Comment avoir survécu alors ? Vos machines fonctionnent à l'énergie manaki. Avez-vous volé à ras d'un sommet montagneux ? A dos d'aigle géant ?

— Non, Générale. J'ai fabriqué un gyrocoptère à trois moteurs. Le plus gourmand alimentait une série d'éclairages et autres objets à consommation artificielle. Le second le moteur des hélices et le dernier la toile à propulsion qui m'a permis de survivre à la chute.

— Vous vous êtes écrasé du ciel ?

— C'était une expérience qui m'aurait coûté la vie si je m'étais trompé. Et qui m'a confirmé mes doutes en ayant survécu. Ce qui m'amène ici.

La mana se transfère toujours d'une source forte à une faible quand elle a le choix. L'inverse doit être produit artificiellement.

— Si nous vous suivons, en perdant de l'altitude, votre appareil aurait dû se relancer. Sitôt une source terreste suffisamment proche transférée. Cela s'est-il produit ?

— C'est très bien observé, Générale. Mais non. Une source épuisée est morte. Elle ne se régénère plus si elle a été privée de mana pendant un laps de temps calculable, mais indéterminé. Je suppose que ce qui retient l'énergie manaki se brise ou s'évapore si le transfert n'est pas rapide. Le sang ne donne pas vie à un corps, il le maintient. Privez quelqu'un de sang trop longtemps et il mourra, même si vous lui en réinjectez. La manalithe semble dotée des mêmes propriétés.

— Semble. Docteur, avez-vous apporté des notes, des schémas, des traces de vos travaux?

— Bien sûr, Maître. La plupart de mes ouvrages sont en expertise, néanmoins j'ai avec moi une série de notes.

— J'aimerais, si sa Majesté le permet, les consulter. Mon avis sur les révélations du Docteur sera réservé en attendant d'en savoir davantage.

— Je comprends, Maître Levenheim. Je suspens la séance. Nous reprendrons après le repas du midi. Scribe, vous reprendrez la restranscription à mon signal.

Le bouquin claque dans ma main. Celles caleuses de Sinjeï contre la porte de ma cabine.