Nuit et Trouillards
Je suis content, j'ai passé une bonne nuit de merde. C'est pas tant le fait d'être dans un plumard qui tangue, ou le remugle aux cinq parfums qui pique au nez depuis la chambre commune des engeances indignes qui me servent d'équipage. Non, c'est surtout le boulet qui a percé ma cabine en pleine phase de sommeil profond. En plein rêve génial en plus, où je mangeais au sec. Ça ouais, ça me la fout mal à n'avoir que des pieds gauches à poser sur les lattes grinçantes de ce rafiot fatigué. Cela dit, y a pas mal de lattes qui se plaignent quand j'y dépose mon délicat petit peton.
Moi c'est Heros. Le S se prononce. Mais je suis aussi le héros, alors si tu ne m'aimes pas d'emblée, je peux te dire que tu vas vraiment passer un sale moment. Vais pas crever, là, dans les prochains chapitres pour te faire plaisir. Comme je suppose que tu ne me suis pas depuis ma naissance, auquel cas je me méfierais sacrément du genre d'individu que tu peux être, on va faire un rappel accéléré de ce que t'as loupé. Tu vois là tout autour ? C'est un bateau. Enfin, un navire, vu qu'il va sur la mer. Font chier ces marins à jouer à celui qui a la plus grosse entre les mecs qui suivent les cours d'eau pour livrer du sel de cuisine à ta femme épanouie, et ceux qui tamponnent des baleines pour que tu puisses te savonner l'entrecuisse les soirs où t'es persuadé que tu vas conclure.
Le bahut s'appelle le Wu Jin Zu. Mais je l'appelle le Zoo. C'est un bon gros navire d'explorateur à triple bordée, avec de la peinture noire et des trucs dorés par-ci par là pour claquer un max. C'te nuit, on a customisé le système d'aération avec l'aide d'un navire volontaire pirate. Z'ont canardé en pleine nuit, sans loupiottes pour y voir, sans lune attentive pour y lorgner bien comme il faut. Mais ça n'a pas fait assez plouf autour de nous pour croire à une vilaine averse. On a pigé d'entrée de jeu en écoutant la valse des copeaux qu'ils nous alignaient comme des aigles, ces cons. Comme ils ont un navire à voile et nous à vapeur, on a pu brûler de la poussière de contrebande à la manalithe pour faire rugir le Zoo comme une pucelle qui n'aime pas se faire trouer par derrière par un importun qui ne s'est même pas présenté. Au final de la mésaventure, on les a distancés. Du moins, nous a semblé. On l'aurait su sinon.
Le reste de la nuit, je l'ai passée à lire. Ouais, me faisais chier à ce point-là, ouais. Mais dans ma logique, suffisait de tomber sur une histoire un peu cool pour ne pas avoir envie de dormir. Le plan parfait pour sombrer avec le navire des songes ! Mais non.
C'est chiant c'te conte à ne même pas dormir debout. Une réunion sans images entre des zigs qui se pignolent sur un fait qu'on connait tous maintenant. Quand les passoires sont reconverties en cervelières parce qu'on n'a plus l'eau courante en dehors des dessous de bras et que ton voisin tambourine pour te suriner tes biens et peut-être même tes côtes, il est à la portée du premier gamin ignare venu de savoir qu'effectivement, la manalithe se fait farouche. Et t'as des mecs qui impriment des livres où on t'explique ça. Avec des presses à mana. Paie ta logique.
Sinjeï refrappe. Je l'avais oublié celui-là.
—Ouais Jinseng! J'arrive !
Bon, sont où mes frocs ? Tourne la tête si tu veux.
Sinjeï ne s'appelle pas Sinjeï. C'est un truc comme Zin Ji Huei et non, ce genre de nom n'existe pas que pour valider l'export. Je vais pas te foutre des Thomas, des John ou des Malahakhan pour faire confort, genre ça va, tu maîtrises. Déjà, tu maîtrises que dalle, faut l'accepter et tout ira mieux. Et ensuite, j'y peux rien si des parents n'aiment pas leurs mômes au point de les affubler de blases imprononçables. Mon nom à moi, il est cool, comme toi. Ok là c'était racoleur, j'admets. Mais t'aimes ça quelque part, ah ouais j'te connais.Tant que tu ne me précises pas où est ce quelque part, tu fais ce que tu veux de tes émotions.
Je me sangle le bide comme pour y faire un garrot et subis le relent des pets de pieds concentrés de l'équipage au moment où la lucarne me laisse voir la tronche zébrée de rides du vieux Jin. Malgré le peu de contrastes que permettent les lanternes, je devine aux sillons sur son expression qu'il a l'air grave.
— Fais aussi vite qu'à ta première fois, vieille planche.
— Terre en vue, Captaine.
— Wo ho, et alors, on voit une cité ou un phare ?
— Pas en vue dans ce sens. Nous avons dévié de notre trajectoire pour que les vents soient défavorables à nos poursuivants. J'ignore où nous sommes mais non, ce n'est pas le Continent. Il s'agirait plutôt d'une île. C'est ce que je ressens.
— Grande ?
— Étrange. Je n'en perçois que la forme générique pour l'instant, mais on dirait un œil. La rétine et les cils sortent de l'eau.
— Tu vois un œil ? C'est pas banal ça. Rapproche-nous.
Il file plus vite que moi donner les ordres. Pendant ce temps, je chipe une brosse à dents et déloge une vilaine pâteuse aux mauvaises épices de la langue. Ça me permet de sentir le parfum mentholé en traversant l'antre des adorateurs d'oignons et de pisse. Je comprends pourquoi les autres Capitaines installent leur cabine sur le pont. Mais je l'ai laissée à Jin et Kanzi. Il est bien meilleur navigateur que moi et son pouvoir nécessite une ligne de vue. Puis, j'aime pas le ciel. Trop haut, trop de trucs en tombent.
L'odeur de l'eau de mer et du pain moisi reprend ses droits, ouf ! On retourne à la civilisation. La trappe s'ouvre avec un clac que j'aimerai toujours, puis je saute sur les marches trempées de l'averse actuelle et rejoins le pont, où la troupe s'organise à la voix dans un noir quasi complet. Je pique du nez vers le haut. La lune est en grande partie dévorée et le croissant restant brille d'une lueur pâle et pantouflarde, bien emmitouflée dans sa grosse couverture de nuage. Pas assez pour y voir, à peine faire briller la cheminée principale du rafiot qui nargue les cieux d'une bonne grosse bouffarde de cendres. Et en guise de vengeance, une pluie juste assez dense pour mouiller les chemises nous répond. Mal luné ce soir.
J'y vois mieux que les autres humains parce mon peuple vient des tréfonds. On a appris. Distinguer des courbes suffit, l'instinct aussi. J'avance sans trop sembler malhabile à des gens qui ne me voient de toute façon pas. Les quelques lampes en fonction sont accrochées aux ceintures ou casques des marins et braquent des cordages ou des outils. Je ne dis pas que les quelques elfes marins des lieux ne me verraient pas, mais pour un elfe, quoique tu fasses, t'es toujours malhabile.
Arrivé au pont supérieur, je vois l'œil de Sinjeï, celui qui attire les papillons. Le vieux porte un bandeau quand il n'emploie pas son pouvoir, du coup ça en fait un mec comme les autres, le borgne barbu classique. Mais quand il use de ses dons de mage, ça brille d'un bleu électrique dans son orbite vide, encadré d'une plaque métallique aussi désagréable au toucher qu'une cloche d'église. Parait que c'était le prix à payer pour développer ses talents. Parait qu'un jour faudra qu'il me raconte tout.
— Oh, Jinseng ! Laisse-moi la barre. Ça te permettra de mieux te consacrer à la cartographie.
En vrai, il galère. Le vieux file au vent, et moi, le violent coup de volant qu'il lui manquait. Le Zoo répond à l'appel et plante son nez dans les vagues. J'entends le ton éternellement sceptique du mage me dire d'y aller moins fort, puis de continuer, de la tenir immobile un moment. Moi aussi, je préfére quand ça vient d'une amante ce genre de demande, mais ses conseils avisés me permettent de garder le cap qu'il désire et surtout dont on a besoin. Impossible de savoir à quelle allure on avance, ni si on avance vraiment.
— C'est insensé.
— Tu m'étonnes, le vétuste, fait si noir qu'on se croirait dans la gueule d'une baleine maxigéante.
— Je parle de l'île, elle n'a pas de jetée, pas de plage, pas de dénivelé à sa base. C'est comme un immense mur planté directement dans la mer.
— Gnuh ? Quoi, une sorte de fortification ? C'est peut-être un donjon de géants ou une merde du genre.
— Ce n'est pas façonné, la terre est naturellement montée comme ça. Comme si les montagnes se tenaient blotties en rentrant bien leurs orteils.
— Hmm, z'ont une fente où y glisser notre engin, tes montagnes ?
— Je cherche.
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