Nuit et Trouillards
Naviguer, jouer les pirates, je n'en fais pas une vocation. Si je sillonne le bassin sans bords, c'est pour retourner dans mon royaume. Curieusement, et malgré mes bonnes manières, personne ne semble vouloir m'y escorter. Alors, je m'y rends par mes propres moyens. Parce que figure-toi que je suis considéré comme un criminel par - alerte spoiler - les mêmes cons qui m'ont délogé de mon propre trône. Eh ouais, la vacherie. Sont mauvais gagnants ces impériaux, immondes chefs autoproclamés au mérite postdéterminé. Mais pas grave ! Mes crimes n'en seront plus quand je récupérerai la couronne et m'offrirai la grâce royale. C'est ça l'avantage du sang légitime, j'ai pas usurpé. Vraiment Roi, le Heros. Même si c'est d'un pays que n'aime vraiment pas l'empire kinraji. Un merdier la politique. Heureusement que les guerres la simplifient.
En attendant de résoudre ma quête principale, je suis Capitaine Heros. Et ce n'est pas facile tous les jours. Tiens, celui-ci, de jour, par exemple, virgule, je crapahute dans la chambre commune, anormalement aérée depuis que les sabords se sont dressés sur leurs planches pour dégueuler du canon. Plus personne ne dort. Les servants de pièces se relayent aux recharges pour bousiller le petit bateau d'en face. La tâche est théoriquement aisée, ce serait même déjà réglé, au vu les loupiotes qu'ils allument en nous canardant, comme autant d'étoiles pour consteller la bicoque à abattre. Seulement, j'entends des trucs pas franchement optimistes. Les boulets qu'on envoie n'atteindraient pas la cible. Là encore, les théories du complot suivent leur cours. Un coup les boulets disparaissent, un coup ils rebondissent contre un bouclier invisible. Durandal explique même à tous les autres pourquoi ils ont tort en soutenant qu'ils visent tout simplement mal. Sacré Dudu.
Etant donné que j'ai autre chose à foutre que pioupiouter du navire à voile en vain, je finis de traverser le long boyaux, plein de hamacs et pièces d'artillerie, pour bousculer un pirate désolé qui m'informe que Kanzi en découd en-bas. Ça tombe bien, c'est ma destination. Je dévale les escaliers un peu trop étroits pour mes sabots et me retrouve dans le quasi noir total. Plus de sabords ici, pas plus que de lanternes. Je passe la porte défoncée au projectile magique et me retrouve dans la salle suffocante, empestant le métal cuit et la poussière de manalithe. Avec mes lunettes de nyctalope, j'avance sans peine et ne butte même pas contre le mec butté au sol. Une Kanzi est passée par là.
La pièce est aussi grande que le dortoir d'en-haut, mais ressemble plus à une série de corridors étroits que divers appareillages délimitent. Il fait toujours chaud et sombre, mais pas à ce point.
Après quelques longues enjambées, quelques cadavres de plus chez les nôtres, j'y vois plus clair. Les lumières dansent comme une projection vidéo sur une partie du couloir que je rejoins. Arrivé dans le faisceau, l'éclairage vif me fait se contracter si fort les rétines que j'enlève en hâte les lunettes pour mirer le tout vrai tout juste. Deux ingénieurs, un nain et un elfe, s'agitent dans leur cellule aux façades décorées de machineries diverses. Y a des tuyaux partout, le son de mécanismes lourds tout autour et un sale chaleur sèche quasi irrespirable. Derrière eux, la fournaise qui alimente la cheminée laisse déborder d'épais borrelets de soleil entre les barreaux de son épaisse grille rougie. Au corridor qui mène aux deux compères, une table renversée en guise de porte d'entrée. Non, de muraille. Je me penche au-dessus et discerne la petite silhouette blanche de Kanzi qui doit être un peu déçue de voir que je suis un ami. Et sûrement un peu déçue aussi de devoir me considérer comme tel.
— Oh, Quasi! Se cacher sous les tables, c'est quand il y a un tremblement de terre.
Elle se relève pour en dépasser à peine. J'exagère, mais disons qu'elle est vraiment petite. Petite, menue, la peau quasi aussi blanche que ses fringues. Si elle n'avait pas de seins, on dirait une gamine de films d'horreur. Elle a même les longs cheveux noirs et raides qui vont avec la panoplie.
— J'en ai eu deux. Il se passe quoi là-haut ?
— Une tentative d'invasion. Je suis venu pour chiper des bombes et demander aux mécanos d'allumer toutes les ampoules.
Les deux ingénieurs frétillent des oreilles que l'un d'eux à pointues, l'autre poilues.
— Nous n'alimentons plus le moteur, Capitaine, nous essayons de le refroidir. La manalithe a été surdosée. Il nous faut dès lors éviter d'évidentes complications.
— Ce que veut dire Lenirion, coupe presque le nain, c'est que si on ne coupe pas toutes les machines maintenant, c'est le Wu Jin Zu qui va servir de bombe.
— Va falloir trouver une solution, messieurs. Ce moteur est notre seule chance de semer ces cons et on va avoir besoin de poussée. Et de lumière aussi, alors en attendant de faire rugir le Zoo, faites basculer le jus dans les éclairages.
— Capitaine ?
Je le regarde. Je vois bien qu'il s'apprête à me dire que c'est de la folie, qu'on va tous sauter, que bla bla bla. Mais il a eu droit au briefing "avis personnel en temps de guerre" depuis quelques semaines déjà et c'est encore très frais dans sa tête. Puis si je voulais vraiment lui partager mon opinion, je dirais que je préfère dépendre du hasard d'une mécanique plutôt que sur la certitude de se faire couler par notre ennemi. Parce que si on les laisse s'amuser avec le vent et les distances, c'est sûr qu'on va avoir droit à la version sous-marine du bâtiment. Si tout pète, au moins, quelques survivants pourront tenter d'envahir le bahut voisin.
— À vos ordres ! qu'il conclut, bien sagement.
— J'essayerai d'éviter le turbo, les gars. Mais il nous faut ces lumières. Quant à toi, Kanzi...
— ...je reste ici !
Elle me braque de son regard empli de reproches, nourri depuis des semaines. Parce qu'elle n'a jamais voulu de moi à bord, Shin m'a imposé à elle. Parce que je l'ai privée de lui. Parce qu'elle a été nulle en tant que Capitaine au point de devoir me céder la place. Parce que chaque obsctacle, chaque dégât, chaque perte humaine qu'on subit maintenant est forcément de ma faute. Inutile de lui dire que c'est pour Sinjeï qu'on se fait attaquer aujourd'hui. Lui, c'est moi qui l'ai amené, alors c'est forcément ma faute aussi. Et quand bien même, rien n'y changerait. Elle me hait, ça s'arrête là. Je dois faire avec, même si je constate non sans une certaine amertume que j'ai passé le plus clair de mon temps à essayer de l'aider. Aujourd'hui, encore.
— L'atelier est ouvert ? que je lui demande.
— J'y suis passée pour m'équiper et ai refermé. Personne n'a dû y aller, j'ai tout nettoyé jusqu'ici. Pourquoi ?
— Je dois m'y rendre.
— Pour quoi faire ?
— Quasi, des gens meurent pendant que tu me demandes de me justifier.
Elle pouffe de dégoût et me lance le trousseau. Après un remerciement de la tête qui ne réclame aucun retour, je quitte l'alcôve pour m'engouffrer dans les derniers tournants menant à l'atelier du fond.
Annotations
Versions