Texte zéro plus un

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Il était une fois la voix numéro 8.

Quand elle s'allonge, elle pérore à l'infini – tu t'en doutais certainement.

Joyeuse, elle répétera la même blague imbécile jusqu'à la peaufiner peut-être, jusqu'à l'user sûrement, mais dans le dedans de ma tête, là où les greniers du roi Cervelle s'effondrent sous le poids des sacs de grain, des pots de chambre à la porcelaine fêlée, des manuscrits rédigés à l'huile de palme, des fûts de bière éventrés par un autre, des serrures dont les clefs s'agitent dans les soixante-sept poches des soixante-sept vareuses des soixante-sept gardiens du phare, des feuilles A4, des feuilles Rizzla, des feuilles de Bible, des feuilles molletonnées, des feuilles à la cire si douce au toucher, parfumée de cette glaise que l'on ne trouve que dans la boutique d'un vieux Chinois emprunté aux clichés des films Amblin, au goût atroce des plaisirs douteux ; des portes fermées, des cadenas rutilants, des chaînes en chocolat, du tabac en gloss et strass, de la drogue vertueuse et de la drogue honteuse, et les deux se mélangent, et leur masse s'ajoute aux images d'avant, aux verbes brisés, aux souvenirs monochromes, orangés, grisâtres, pixelisés, rayez ce qui vous amuse, gardez ce qui vous plaît, fourrez-le dans un sac dont la pesée mesure les méandres joyeuses des réserves du roi.

La pudeur n'étouffe pas la voix numéro 8. Elle se fiche d'agacer. Lorsqu'elle tient son idée, elle ne la lâche pas. Je l'admire parce que je souffre généralement de ce que l'on pourrait appeler le syntagme baladeur. Ma narration s'effrite, dirons-nous. Je pars dans une direction que je crois honnête et bien fichue, j'en saisis les poignées pour la porter sur mon dos, et nous marchons tous deux et devant cette impossibilité notoire, je bifurque et la direction a changé de visage. Je l'ai toujours en moi, je la tiens toujours par la anse, la cheville ou l'artère, mais nous ne nous comprenons plus et les digressions se suivent et ne se ressemblent pas.

Maussade, la voix numéro 8 ressasse. Elle mordille chaque déception, chaque absence de victoire qu'elle métamorphose subséquemment en échec, elle glisse d'une marche à l'autre, se mélange les ciseaux, découpe bientôt le moindre élément de discours pour le recoller façon cut-up dans une sorte de foudroyante célébration de mes erreurs, errements, errances, mes apitoiements pathétiques, mes larmes de chien battu, de crocodile abonné aux tragédies grecques ripolinée d'horreur gothique mâtinée d'hémoglobine à la sauce rhubarbe. La voix numéro 8 cultive les paniers de crabe comme on collectionne les cuites ou le sexe à l'aveugle dans les ruelles sombres : en les arrosant de toxines et de duplicité, en leur causant dans le creux de l'oreille pour les faire pousser, et ça promet des promesses qui ne seront pas tenues, ça jure des horreurs pour exciter les valves qui n'en demandaient pas tant, et ça parle de rancoeur et de rêves gâchés, de torpeurs imbéciles que l'on espère volées à la grande horloge quand c'est l'horloge qui nous vole en se tordant de ce rire mécanique que vous retrouverez sans peine sur la face des clowns qui croient nous gouverner alors qu'ils font comme nous autres : ils attendent la mort en se moquant des faibles. La voix numéro 8 défèque et vomit quand elle a perdu la raison, quand la douleur est trop forte et qu'il faut lui dire tais-toi tais-toi tais-toi, ah bon sang, mais tu vas te taire lui hurlent les 659 voix qui restent !

Dissipée, elle restera à jamais sur les bords d'un chemin, d'une voie tracée, ce fameux sentier qui rassure, repérable, caillouteux sans doute mais détaché du reste, un morceau de village dans la nature hostile. Non seulement la voix se perdra-t-elle mais elle insistera envers et contre toute boussole, mappemonde ou compas pour s'égarer encore si d'aventure le hasard la pousse de temps à autre sur la route officielle. Sa détermination confine à l'extrémisme : surtout ne pas allumer la lumière, avançons à tâtons, les yeux bien clos, au cas où il ferait jour. Imaginez qu'un quidam vienne à poser le doigts sur l'interrupteur de ce long couloir obscur où la voix numéro 8 se complaît...

Elle m'agace.

Non.

Elle m'horripile.

Elle résume ce qui chez moi me sidère quand je cherche un quart d'heure les lunettes que je tiens dans ma main, les clefs que je garde dans ma poche, le chapeau sur lequel je m'assois, le chat à qui je parle depuis ce matin, le livre que je lis au moment même où je le lis – je souffre également de haute-voltige de la pensée : regarde-moi bien, je suis devant toi mais je pense à autre chose, je ne suis plus là, je vis des aventures incroyables qui ne riment à rien mais je les vis quand même. Allons donc ! Je les subis, voilà. C'est ainsi : ma réflexion me dépasse toujours de deux têtes et chemine trois pas devant. J'ai beau me hâter sans prévenir, elle me devance à chaque instant. Et la voix numéro 8, dépourvue d'ironie mais non sans méchanceté, me remémore dès qu'elle l'ouvre à quel point je suis loin de ce moi-même qui ne fonctionne qu'à moitié et seulement quand j'écris ou quand je marche, sans chemise, grisé par la sueur chaude des méridionaux, dans les branches, les épines, les rochers, les ravins – je rêve parfois qu'un coup de vent ou une maladresse me précipite dix mètres plus bas alors j'ai toujours dans la poche de mon treillis un livre de poche au cas où je survivrais à ma chute dans l'incapacité de me déplacer. Cela peut sembler dérisoire et peut-être même idiot mais après avoir lu ce que tu viens de lire, tu comprendras aisément combien je répugne à me soumettre aux diktats de la voix numéro 8 : c'est elle qui gueule dans les bouchons lorsque ça ne sert à rien ; qui engueule le cossard qui te double à la caisse et joue les sourdes oreilles jusqu'au moment de payer ; qui dit que la taille compte toute ta petite vie d'ado alors qu'elle ne compte pas ; qui te dit tu es laid tu es con tu ne vaut rien quand tu es seul avec toi ; qui enfin t'en voudrait à mort de te casser la gueule du haut d'une montagne parce que tu as ignoré toute prudence parce que c'est tellement bon d'ignorer la prudence à certains moments, et je te jure, toi qui me lis peut-être, je préfère lire n'importe quel polar convenu plutôt que d'attendre les secours avec cette voix rayée jusqu'à la corde me répétant sans cesse : « Putain mais tu pouvais pas faire attention, tu pouvais pas juste vérifier avant de peser de tout ton poids sur ce caillou bancal ? »

Mon père – le géniteur, celui que j'ai longtemps confondu avec mon vrai père – m'appelait Idéfix. J'ai appris à me taire en restant sur ma faim. Alors l'idée tournait, tournait, tournait, et moins j'en parlais, plus elle tournait. J'ai appris à me taire devant certains hommes, devant certaines femmes, devant les adultes. Je suppose que la voix numéro 8 demeure à jamais le symptôme d'un silence forcé. Il arrive que les voix numéro 7, 222 et 666 s'allient pour doter leur crispante consoeur d'un semblant de mysticisme et d'imagination. Je t'en parlerai demain ou un autre jour. Ou les deux.

Profite du vent demain car il signifie deux choses : la terre tourne, elles est donc ronde. Mais elle est plate également et nous vivons sur un freesbee.

(La question de savoir qui est le discobole importe peu dans la mesure où le disque finira par tomber.)

Quand je te dis qu'elle est casse-noix, hein...

Bonne nuit et merci à celles et ceux qui sont passés me rejoindre le temps d'une lecture.

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