Texte trois moins un
Paradoxal. Après visionnage du « Fall Guy » de David Leitch, hommage appuyé au cinéma d'action asiatique en plus de gargantuesque adaptation de la série du même nom – connue en France sous le nom-calembour de « l'Homme qui tombe à pic » – je traverse un accès d'extrême souffrance, une douleur à l'âme à deux doigts du ridicule, provoquant moult larmes, crispations de la mâchoire et applaudissements émus. On s'exprime comme on peut au royaume des défaillants.
Le film est bon – si on aime les films d'action gavés d'idées de mise en scène, avec des prises de vues délirantes et des cascades improbables – mais je ne parlerai pas de cinéma. Ceci est le journal des voix qui me hantent et celles d'aujourd'hui se veulent morbides, funèbres, attirées par le vide. Ce sont les voix 12 et 13, pour des raisons bassement culturelles, et les voix 217 et 237, rapport à certaine chambre d'hôtel dont il vaut mieux éviter de tirer le rideau de douche sur les montagnes du Colorado.
Un peu plus de deux heures de mouvement, avec l'ivresse induite par des cadreurs adeptes de sport extrême, avec un mélange permanent d'émotions contradictoires où prédominent l'angoisse et l'humour – angoisse parce que suspense, humour parce que Gosling – sans fausse note aucune au niveau technique, le tout construit à l'échelle d'un jeu d'acteurs qui te fait oublier que tu regardes des personnages, avec des mises en abîme en veux-tu en voilà et l'indispensable cameo propre à ce type d'exercice, je ne devrais pas zieuter ce générique à travers un voile humide, reniflant à travers des narines soudain obstruées par la nostalgie autant que par la simple matière.
La voix numéro 12 a parlé : « Il aurait adoré, pas vrai ? »
Je sais très bien à qui cette voix fait allusion. Ce « Il », toutes mes voix le connaissent par cœur, chacune le pleure à sa manière, chacune le berce dans un coin de cette tronche unique qu'elles croient se partager. La voix numéro 8, par exemple, ressort et ressasse la même vieille blague du copain : une imitation de Belmondo dans « le Cerveau ». Les voix 12, 13, 217 et 237 veulent que ça pleure. Correction. Elles exigent un torrent de larmes, des océans d'écume salée dégoulinant sur l'arête de mon nez pour s'en aller détremper le sol. Elles veulent que je glisse sur une flaque de gémissements, que je me vautre en son centre, éclaboussant toute la pièce de mes liquides honteux, et que je pleure encore par-dessus cette outrance pathétique, des hectolitres de lave poussant sous mes paupières, brûlant mes yeux tout mous. J'invoque le tsunami, l'apocalypse aquatique, et je continue de rire entre les quintes de toux.
Parce que le film est bon, je le répète. Drôle. Prenant.
Juste un avis. Le film me sied, je n'essaie de convaincre personne, ce n'est pas le propos.
Ce matin, je me laisse joyeusement dévorer par le souvenir d'un ami, celui auquel j'associe l'enfance, les jeux, les jouets, la folle débandade du dimanche soir lorsque les parents de l'un venaient nous chercher chez l'autre. Nous regardions la série sus-mentionnée, nous en regardions d'autres, et des films aussi – et je lisais toutes ces BD et il méprisait les miennes. Et nous étions figés dans le temps parce que c'est cette période si courte de nos vies où nous avons tous l'impression que l'éternité existe et que la mort n'est qu'un concept.
Ce matin, je pleure cet ami parti trop jeune d'une tumeur au cerveau et, à travers lui, tous les autres. Parce qu'on meurt tous trop jeunes, sauf les salauds. Ceux-là, faudrait pas qu'ils naissent.
La voix 12 est nyctalope et noctambule. Elle voit des choses que les autres ne voient pas et s'insurge férocement contre la lumière du jour qui vient noyer son laïus. Sa petite sœur, la numéro 13, s'avère parfois un relais convaincant, pour peu que le hasard se mêle de mes petites affaires et que j'incrimine la malchance, le destin, les astres ou la loi de l'emmerdement maximum. Quant au voix numéro 217 et 237, elles forment les renforts parallèles de tout ce qui s'effondre. Elles se tournent vers le vent qui tourne et tournent avec lui, soutiennent les thèses les plus lugubres et se coupent fréquemment la parole. Elles ne s'entendent pas causer et ne s'entendent pas tout court et là, ma foi, je les combats à coups de doigts pressés sur le clavier.
Je vais te laisser, j'ai mes fantômes à choyer et mes voix, si elles s'apaisent, requièrent de l'attention. Je vais te laisser là, mais je te dédie tendresse et compassion si tu poses tes yeux par ici, heureux de savoir que tu existes encore et heureux que la voix qui narre m'autorise une distance avec ce que j'écris.
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