La nuit déjà bien avancée et les clients partis, Alex’ termina son service. Il rangea les verres, essuya les tables, aligna les chaises et les tabourets, puis pour terminer éteignit le néon qui surplombait l’entrée. La soirée avait été longue, fatigante, mais tellement riche. Il avait du contenu à raconter et son chef n’en serait que plus intéressé.

Il suspendit son tablier à la patère avant de rejoindre le salon dans lequel se trouvait une étrange fille un peu plus tôt. Toujours attablé, un cigare à la main, l’homme semblait savourer cet instant de sérénité. Comme le calme avant une tempête, un silence sépulcral régnait dans ces lieux. Alex’ s’assit dans un fauteuil et attendit que l’homme l’autorise à parler. Un temps. Deux temps. Les minutes s’égrenaient comme autant de grains de sable dans l’immense sablier du destin. Le mécanisme venait de se mettre en route. Le vrai jeu allait commencer. Il ne restait qu’à confirmer ou infirmer son pressentiment.

Finalement, l’homme le regarda et l’invita à parler avec un sourire dont lui seul connaissait le secret. Un sourire capable de faire céder même le plus courageux des soldats.

• Parle. Je t’écoute.

Il se râcla la gorge, inspira et se lança.

• Ne pensez-vous pas que la fille de ce soir pourrait…
• Avoir un rapport avec le plan de ce malfrat ?
• C’est ça.
• Bien entendu, cette fille n’est pas venue ici par hasard et je me demande comment elle a pu me retrouver avec pour seule piste un acronyme obscur ? fascinant.
• Que voulait-elle d’ailleurs ?
• Des réponses sur son passé… que je ne peux lui fournir… pas encore. Je respecterais sa dernière volonté coûte que coûte. C’est la seule chose que je puisse encore faire pour racheter ma faute.
• Et pour le flic qui est venu ? Faut-il s’en inquiéter ?
• Non, lui aussi est là pour rencontrer son destin. Laissons les choses se faire, je ne peux plus agir de toute façon, mes pouvoirs sont en déclin. Je ne peux que les surveiller, les guider.

L’homme posa son cigare dans le cendrier immaculé. Son regard félin trahissait son état émotionnel. Ce fardeau lui pesait depuis trop longtemps, mais il ne pouvait laisser personne le porter à sa place. Pas même son plus fidèle serviteur et ami. Pour les protéger à tout prix, il avait payé très cher. Il était empêtré jusqu’au cou et ne pouvait plus revenir en arrière. Il ne pouvait pas arrêter la roue du destin, pas plus qu’il n’avait pu le sauver autrefois…

Une larme coula sur sa joue juvénile, un goût amer se glissa dans sa gorge. Attendre et cacher était tout ce qu’il pouvait faire à présent…

Alex’ regarda son supérieur. Son affliction palpable, visible ne faisait que confirmer ce qu’il avait ressenti ce soir. Le gong de la mort subite allait bientôt retentir. Toutes les pièces étaient à présent en place. Et en malheureux observateurs impuissants, ils ne pourraient pas contrecarrer les plans de la destinée, seuls les protagonistes le pourraient. Alex’ soupira, il aurait tant aimé pouvoir soulager son supérieur… Lui qui l’avait sauvé d’une existence funeste, il donnerait n’importe quoi pour l’aider.

• Je voudrais tellement vous aider à supporter cela… Mais je ne suis qu’un misérable humain.
• Un humain qui m’a redonné le goût de vivre après une perte importante…
• Que puis-je faire alors ?
• Malheureusement, l’attente est notre seule option. Il faut qu’elle s’éveille. Sans ça, on sera encore plus enchaîné.

Il porta son regard au loin et continua :

• Tu devrais rentrer, j’ai un mauvais pressentiment. On dirait qu’on nous écoute…
• Comment ça ? Laissez-moi attraper ce…
• Non. Ne te mets pas en danger. Tu en as déjà assez fait aujourd’hui. Rentre.
• Comme il vous plaira.

Alex’ salua son chef et disparut par la porte de service. Au même moment, une voiture noire tapie dans l’ombre du grand arbre du parking de derrière sortit et reprit la route…