Chapitre 5 (version 2)

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Aelina le défia du regard :

  • Vous êtes têtu, vous !
  • Tout autant que vous ! Je n’ai pas l’intention ni le droit de laisser un civil et surtout une nouvelle arrivée, en ville, seule dans un quartier mal famé. Je faillirais à mon devoir. Alors, soyez sage et écoutez-moi. Laissez-moi vous raccompagner !

Pour la première fois depuis le début de leur rencontre fortuite et de leur altercation, l’inspecteur releva la tête et soutint son regard. Enfin ! Il la regardait dans les yeux ! Enfin ! Il osait l’affronter. Curieusement, ce retour à un comportement normal la soulagea.

Alors que quelques minutes plus tôt elle n’avait ressenti que l’envie de fuir, de se cacher, de se terrer au fond de son appartement pour écouler toute sa tristesse, un sentiment de sérénité la remplaça. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il était de la police et que sa main posée sur la sienne dégageait une certaine chaleur. Celle de l’assurance. Sa poigne bien que douce restait ferme, comme s’il était déterminé à l’amener dans un endroit sûr ce soir. Et cette sensation eut un effet des plus apaisants. Son irritation se dissipa et elle se surprit à l’observer sous un autre angle. Vaincue par tant de hardiesse, elle finit par accepter son offre :

  • Très bien, ramenez-moi !
  • Vous êtes sûre de vouloir rentrer chez vous ? Vous n’avez pas l’air bien ce soir ? S’est-il passé quelque chose ?

La colère d’Aelina revint au galop.

  • Le fait de m’avoir croisée ce soir, par hasard, ne vous donne pas le droit de fourrer le nez dans mes affaires !

Celle de Nathanaël aussi. Néanmoins, il se maîtrisa :

  • Très bien ! Gardez donc votre mauvais caractère ! Où devons-nous vous déposer ? Nous sommes pas loin du commissariat, mon collègue est parti chercher la voiture. Il ne devrait plus tarder.
  • Chez moi. J’habite à côté de l’école d’art. Ce n’est pas très loin d’ici.
  • Soit.

À ce moment, une voiture stationna juste devant eux. Nino sortit de la voiture et alla rejoindre son collègue.

  • Nous sommes prêts à rentrer ? Demanda-t-il.
  • Oui, nous prenons la direction de l’école d’art.
  • Quoi ? Mais on ne rentre pas au commissariat faire notre rapport ? geignit Nino.
  • Nous le ferons demain, la journée a été longue et difficile et je dois ramener cette…

Il tourna son visage en direction d’Aelina qui tentait de camoufler la nouvelle salve de larmes qui menaçait de sortir. Elle renifla. Nathanaël reprit :

  • Au fait, comment vous appelez-vous ?
  • Je m’appelle Aelina. Aelina Nakayama.
  • Très bien. Nous devons ramener Mlle Nakayama chez elle, elle ne se sent pas très bien visiblement.

Vaincu par l’insistance de Nathanaël à s’occuper d’une fille ce soir, il acquiesça. Il soupira, puis les invita à monter dans la berline bleu nuit. Ce soir, les gyrophares ne tourneraient pas, ils n’étaient pas censés être en patrouille. Aussi, la voiture s’inséra-t-elle silencieusement dans la file.

Un silence de mort régnait dans l’habitacle. La tension était à son comble et aucun d’entre eux ne décrochait un mot. Finalement, Aelina brisa le mutisme ambiant.

  • Arrêtez- vous là, s’il vous plait, je vais terminer à pied.
  • Pourquoi ? S’insurgea le capitaine.
  • Je vous l’ai dit, je voudrais rester seule. Je ne suis plus très loin et j’ai besoin de m’aérer la tête, déposez-moi.

Nino n’attendit pas le consentement de Nathanaël pour arrêter le véhicule et faire descendre la jeune femme. Celle-ci le remercia avant de le saluer. Puis elle grimpa sur la bordure pour rejoindre le trottoir et commença à arpenter la rue.

Elle avait avancé de quelques mètres quand elle entendit une voix derrière elle :

  • Mlle Nakayama, attendez ! Attendez, s’il vous plait !

Elle se retourna et s’arrêta, posa les mains sur les hanches et le fusilla du regard :

  • Vous êtes encore là, vous ? Je peux rentrer seule, merci. Vous avez rempli votre devoir, il ne me reste que quelques mètres à parcourir… Alors soyez sympa, rentrez chez vous, je vous ai assez vu ce soir !

Nathanaël s’approcha d’elle, malgré ses réticences et répondit :

  • Je ne suis pas insensible au point d’ignorer une femme qui cache ses larmes. Je vous ai vu avant d’entrer dans la voiture, vous pleuriez !

Elle soupira. Décidément, il avait du tempérament tout autant que de la suite dans les idées celui-là ! Elle choisit tout de même de camper sur ses positions :

  • Je n’ai rien à vous dire, alors pour la dernière fois, laissez-moi !

Sourd à sa requête, il continua d’approcher jusqu’à se retrouver en face d’elle. À présent qu’il était très proche d’elle, elle sentit son souffle chaud sur sa nuque, souffle qui provoqua une étrange sensation en elle. Son sang se réchauffa. Il reprit sa respiration avant de répliquer :

  • Ecoutez, je ne veux en aucun vous mettre mal à l’aise, cela dit je pense que vous avez besoin de vous confier. Vos larmes ne mentaient pas. Il s’est passé quelque chose ce soir. Alors acceptez au moins mon aide et venez prendre un café. Vous pourrez vous épancher autant que vous le voudrez.

Elle le détailla, s’attarda sur ses pupilles félines qui l’avaient marquée lors de leur première rencontre et y chercha une quelconque envie de la piéger. Or, ce qu’elle vit n’était que sincérité et droiture. Perçue sous cet aspect, sa requête ne lui paraissait plus si extravagante. Il effectuait son travail. Et écouter les plaintes en faisait partie. Battue, elle accepta.

  • Très bien puisque vous insistez! Allons-y, bougonna-t-elle.
  • Suivez-moi, il y a un café pas loin. En plus il est délicieux, ajouta-t-il pour détendre l’atmosphère jusque là électrique.

Un sourire fugace passa sur le visage de la portraitiste lorsqu’elle engagea le pas dans sa direction. Elle s’arrêta à sa hauteur et adopta son rythme de marche.

Ils arrivèrent devant un bar à l’allure moderne qui proposait toutes sortes de boissons chaudes. Nathanaël ouvrit la porte et se montra suffisamment courtois en la laissant passer devant lui. La lourde porte se referma lentement à mesure que les deux jeunes gens avançaient vers le comptoir.

À cette heure de la nuit, le café était pratiquement vide. Seuls quelques badauds, quelques travailleurs de nuit sirotaient en silence leur boisson avant de reprendre leur chemin. Au comptoir, une serveuse prit leur commande. Aelina choisit un latte et Nathanaël un café noir. La serveuse s’exécuta ; Nathanaël régla. Puis il s’empara du plateau et laissa Aelina choisir une place. Elle se dirigea vers une banquette située dans un coin reculé. En silence, Nathanaël l’accompagna et prit place jute en face d’elle. Calmement, il lui demanda si elle souhaitait du sucre. Elle refusa poliment. Il partit en chercher pour lui et revint à sa place. Il lui tendit le gobelet encore brûlant qu’elle attrapa doucement avant d’enlever le couvercle et de souffler sur le breuvage. La fumée qui se diffusait dans l’air, répandait une odeur de café mêlée à celle nettement plus suave du lait. Savourer cette boisson ici en silence lui procurait un certain confort et quelque part la présence du jeune homme en face d’elle la rassurait et la calmait. Une atmosphère de confiance les enveloppa tous les deux ; seul le bruit de déglutition brisait la paix de l’instant. Finalement Nathanaël ranima le feu qui couvait dans l’âtre :

  • Vous ne voulez toujours pas me dire la raison de vos larmes ?

Aelina soupira. Était-il judicieux de se confier à cet inconnu ? Après-tout, même s’il était de la police, il n’était pas forcément digne de confiance. Pourtant, elle n’avait jamais perçu autant de sincérité dans le regard de quelqu’un que dans celui de Nathanaël ce soir. Il désirait vraiment l’aider et l’apaiser. Le cœur gros et légèrement troublée par le tour qu’avait pris la soirée, elle décida de répondre à la requête du jeune inspecteur :

  • Vous savez… Je suis venue ici pour une raison bien précise. Je suis… à la recherche de mon passé. Je n’ai aucun souvenir de mon enfance, ni même de mes vrais parents et mon oncle m’a remis une lettre qui m’indiquait d’aller à Paris et de trouver une certaine Marie. Personne ne désire mener une existence sans souvenir et lorsque j’ai reçu cette lettre, j’ai obtenu la lueur d’espoir que j’attendais depuis des années. J’étais tellement heureuse de posséder une trace de leur existence ; même si je sais que l'existence de mon oncle constitue déjà une preuve, bien sûr, celle-ci sonnait différemment. Une personne qui me chérissait plus que tout avait rédigé cette lettre. À ce moment, je me suis juré de retrouver cette fameuse Marie. C’est à partir de là que j’ai commencé à effectuer des recherches. Mon oncle est très riche et il s’assure que je ne manque de rien, j’ai donc mené une voie oisive au Japon. Je suis allée dans un lycée prisé, j’avais un chauffeur, du personnel à ma disposition, ce qui me laissait le temps de mener des recherches. Petit à petit, c’est devenu une obsession. Au fil des heures passées à écumer internet, journaux, articles, actualités, j’ai fini par découvrir une piste potentielle. J’ai alors supplié mon oncle de me laisser aller à Paris pour suivre ces indices. Il n’était pas d’accord au départ et j’ai dû passer un marché avec lui. Je devais me trouver une école pour finir mes études et renoncer aux privilèges dont je jouissais au Japon. Pour appuyer son marché, il a insisté sur le fait de me rendre presque invisible ici. Mais il n’a pas voulu m’expliquer pourquoi mon départ à Paris nécessitait autant de précautions. J’ai fini par accepter l’accord et je suis partie pour Paris. La suite vous la connaissez.
  • Dites-moi, vous feriez un bon flic ! Plaisanta-t-il pour alléger l’atmosphère qui s’était encore alourdie.

La jeune femme laissa un sourire courir sur ses lèvres, indiquant qu’il avait enfin réussi. L’ambiance s’adoucit et il continua sur le même ton badin:

  • Je ne plaisante qu’à moitié. Ça n’a pas dû être évident de mener de recherches de si loin, vous êtes douée.
  • Peut-être, mais à quoi bon être douée si ma piste mène en fait à une impasse ?
  • Dois-je comprendre que votre enquête n’a pas abouti ?

Elle soupira, chassa une larme qui coulait au coin de son œil, se reprit en secouant la tête :

  • En effet. J’ai fait chou blanc et ça me mine.

Devant la déception de la jeune fille, le cœur de Nathanaël s’emballa. Prit dans une spirale d’empathie, sans réfléchir, il lui demanda :

  • Vous n’avez jamais pensé à vous faire aider par la police ? Non, bien évidemment.

Elle le regarda d’un air dubitatif. Curieuse, elle s’arrêta un instant sur ses pupilles si singulières, si troublantes, si irréelles, presque aussi irréelles que la couleur des siennes. Puis elle descendit vers ses joues, légèrement teintées de rose. Il avait l’air d’avoir chaud, ou peut-être était-ce autre chose ?

Elle continua de dessiner le portrait de l’homme assis en face d’elle dans sa tête. Ses traits fins et somme toute très doux le rendaient très attirant. Aucun doute, il avait dû ravir le cœur de nombreuses femmes ici. Sans même fournir le moindre effort. Alors pourquoi s’acharnait-il à séduire des femmes ? Pourquoi se cachait-il derrière une image de coureur de jupons ? Une certitude demeurait, il était intriguant dans tous les sens du terme. Qui était-il ? Pourquoi le croisait-elle tout le temps ? Quand même ! En l’espace de deux jours, elle l’avait déjà rencontré trois fois. Si elle était croyante, elle se serait dit qu’il s’agissait de son destin, or, elle ne croyait pas ou plus. Les rêves de prince charmant et les contes de fées étaient pour les petites filles… La réalité, du moins la sienne, s’apparentait davantage à un conte gothique. Une fille perdue, des bas fonds, un apollon des ténèbres, des pistes floues, un bar mal famé… Ouais, on était loin des jolies histoires de princesses…

Elle reprit son croquis intérieur, s’arrêta sur ses lèvres plutôt charnues, en forme de cœur, elles aussi terriblement attirantes, néanmoins capable de déverser un poison aussi violent que la ciguë quand le besoin s’en faisait ressentir. D’ailleurs, dans ce tableau parfait quelque chose ne collait pas. Une tache. Minuscule. Presque imperceptible. Stigmate de ce début de soirée. Elle plissa les yeux pour mieux l’analyser et comprit qu’il s’agissait du reste du rouge à lèvres de cette folle qui l’avait attaquée sans raison, simplement parce qu’elle passait là au même moment. Oui, c’est vrai, elle s’était arrêtée sur l’inspecteur Leroy comme maintenant, mais elle avait été juste étonnée de le trouver ici, dans un endroit aussi peu recommandable. Cela dit, elle devait admettre qu’elle aussi avait été troublée par son apparence, comme en ce moment. Elle était à la fois troublée et apaisée. Pourquoi ? Elle l’ignorait encore.

Devant son silence et son regard drôlement insistant, Nathanaël sentit une bouffée de timidité monter en lui. Gêné, il rougit à nouveau. Pour l’enfouir, il reprit la conversation :

  • Que se passe-t-il ? Vous êtes bien silencieuse…

Aelina sortit de ses rêveries et porta son regard vers lui. Elle garda le silence encore un moment, intriguée par cette bavure qui dénaturait ce portrait si parfait. Soudainement, elle tendit la main vers les lèvres du jeune homme, y déposa son pouce, ce qui le fit écarquiller les yeux, sans qu’il se débatte pour autant, puis d’un geste doux et assuré effaça la souillure. Lorsqu’elle réalisa la portée de son geste, elle s’efforça de retirer au plus vite sa main. Nathanaël, stupéfait, ne bougea pas. Immobile, il la contempla. Elle rougit et bredouilla :

  • Je suis désolée, je n’aurais pas dû faire ça. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je vous en prie, oubliez ce geste.
  • Vraiment ? Vous voulez vraiment que je l’oublie?

Elle s’inclina profondément et engagea le pas pour partir :

  • Je pense que je devrais y aller, merci pour le café.

Elle se leva précipitamment, mais il la retint.

  • Attendez ! Vous n’avez pas répondu à ma question. Voulez-vous de l’aide pour retrouver cette personne ?
  • Je… je vais y réfléchir, veuillez m’excuser, je dois rentrer.

Elle prit son sac et se sauva, laissant Nathanaël seul…

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