Prologue
Le soleil déclinait, plongeant la ville dans un crépuscule éternel. À travers les fissures béantes des murs, la lumière poussiéreuse peignait des motifs erratiques sur le sol. Matheo était appuyé contre le cadre de la fenêtre, le regard perdu dans l’horizon. En contrebas, les vestiges de leur quartier semblaient se battre pour rester debout, leurs silhouettes noires effacées par les volutes de fumée.
Il entendit Evelyn rire derrière lui. Elle faisait voler Lilo, sa vieille peluche, comme un avion, imitant des moteurs avec une précision qui le fit sourire malgré lui. Pour elle, il n’y avait pas d’émeutiers, pas de vaisseaux, pas de fin imminente. Il y avait encore un monde où l’imagination pouvait tout réparer.
Mais pour lui, tout semblait irréversible.
« Alors, c’est vraiment ce que tu vas faire ? » La voix rauque de Dorian brisa le calme relatif. Son frère, plus grand et plus robuste que lui malgré sa jambe boiteuse, entra dans la pièce en traînant légèrement le pied. Il posa une bouteille vide sur la table, le regard sombre.
Matheo se détourna de la fenêtre. « Je n’ai pas le choix. »
Dorian ricana, mais le son n’avait rien d’amusant. « Pas le choix. C’est toujours ce qu’ils disent. Mais tu fais un choix, Matheo. Tu choisis de partir. Tu choisis de nous abandonner. »
Matheo baissa les yeux, incapable de soutenir son regard. Les mots de Dorian étaient des coups invisibles, chacun plus douloureux que le précédent. « Si je reste, ça ne changera rien. Je peux faire quelque chose là-haut. »
« Là-haut ? » répéta Dorian, incrédule. Il s’approcha lentement, ses doigts serrant le bord de la table. « Là-haut, ils te mettront dans un coin avec d’autres idiots comme toi, des ingénieurs de seconde zone, des pièces remplaçables. Et ici, qu’est-ce qu’on devient, hein ? Qu’est-ce qu’elle devient ? »
Son doigt désigna Evelyn, qui continuait de jouer, insouciante. Matheo ouvrit la bouche pour répondre, mais rien ne sortit. Il n’avait pas de réponse. Il n’en avait jamais eu.
La nuit était étouffante, malgré le vent glacial qui hurlait à travers les fenêtres brisées. Matheo s’était allongé sur un matelas mince, mais le sommeil ne venait pas. Les mots de Dorian résonnaient encore dans sa tête. Il tourna la tête vers Evelyn, endormie près de lui, son visage paisible illuminé par la lumière pâle de la lune. Elle serrait Lilo contre elle, comme un talisman.
La porte grinça, et Dorian entra, traînant légèrement sa jambe blessée. Il s’assit sur une caisse près de Matheo, le fixant dans le noir.
« Emmène-la, » dit-il soudainement. Sa voix n’était plus teintée de colère, mais d’un désespoir brut. « Trouve un moyen. Elle mérite mieux que ça. »
Matheo se redressa, son cœur battant plus vite. « Dorian, je… Je ne peux pas. Les contrôles sont stricts. Si je me fais prendre… »
« Et si tu ne fais rien ? » le coupa Dorian. Il se pencha en avant, son visage éclairé par un faible rayon de lune. « Si tu ne fais rien, elle mourra ici. Tu sais qu’on n’a aucune chance. Les émeutiers, la famine, ou pire… Tu peux lui offrir une chance, Matheo. Une vraie chance. »
Les mots s’enfoncèrent dans le cœur de Matheo comme des lames. Il détourna le regard, incapable de répondre. Dorian se leva finalement, sa silhouette se fondant dans l’obscurité. « Pense-y, » murmura-t-il avant de quitter la pièce.
Le lendemain, Matheo se retrouva dans les entrailles de la ville, là où le chaos avait sculpté des tunnels de fortune. L’ancien métro, transformé en un marché clandestin, était un labyrinthe de couloirs encombrés d’étals de fortune. L’air était lourd, saturé d’odeurs de métal brûlé et de sueur.
Chaque pas résonnait sur le béton fissuré, et les murmures des transactions illégales flottaient dans l’air. Matheo gardait une main près de son sac, où il avait caché les quelques crédits qui lui restaient. Il avançait, son regard fouillant chaque recoin à la recherche d’un vendeur de passe-droits.
Il trouva finalement un stand discret, tenu par un homme à la peau burinée et aux doigts marqués par des brûlures. Sur la table, dissimulé sous un tas de vieux circuits, reposait un passe-droit.
« Combien ? » demanda Matheo, sa voix plus rauque qu’il ne l’aurait voulu.
Le vendeur haussa un sourcil, jaugeant Matheo d’un regard calculateur. « Trop pour toi. »
Matheo serra les dents. Il sortit sa liasse de crédits, les tendant avec une hésitation palpable. « C’est tout ce que j’ai. »
L’homme compta rapidement les billets, puis haussa les épaules. « Ça te paiera un passe. Un seul. »
Matheo sentit son cœur se serrer. Un seul passe. Evelyn aurait une chance. Mais Dorian… Il baissa la tête, ramassa le passe, et quitta le stand sans un mot.
Le retour à la maison fut long et silencieux. Matheo franchit la porte, épuisé, et posa le passe sur la table. Evelyn jouait dans un coin, tandis que Dorian, assis près de la fenêtre, le regarda entrer.
« Tu l’as fait, » murmura Dorian. Il se leva lentement, boitant légèrement. « Mais… »
Matheo hocha la tête, incapable de parler. Dorian comprit immédiatement. « Bien sûr. Je n’en attendais pas moins. »
Matheo s’approcha, posant une main sur l’épaule de son frère. « Je suis désolé. »
« Sauve-la, » répondit Dorian, les dents serrées. « C’est tout ce qui compte. »
Cette nuit-là, Matheo veilla sur Evelyn, incapable de dormir. Il savait qu’il venait de prendre une décision qui le hanterait pour le reste de sa vie. Et pourtant, il serra le passe dans sa main, prêt à tout pour la protéger.
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