Chapitre 2
Le quotidien à bord de l’Arkadia n’avait rien de routinier pour Matheo. Chaque journée était une épreuve, un jeu d’équilibriste où il devait jongler entre son travail exténuant, sa couverture fragile en tant que "père" d’Evelyn, et la responsabilité immense de cacher R-9. Le vaisseau était un piège de métal et de secrets, où le moindre faux pas pouvait le condamner, lui, Evelyn, et même l’androïde.
Le réveil, si on pouvait encore l’appeler ainsi, était marqué par la voix synthétique du système d’annonce.
« Attention : inspection de routine des zones communes dans le secteur B. Départ dans 30 minutes. »
Matheo ouvrit les yeux, déjà en alerte. Evelyn dormait encore sur le lit du bas, blottie contre Lilo. Son visage était paisible, mais les cernes sous ses yeux trahissaient ses nuits agitées. Matheo ne pouvait pas s’empêcher de se demander ce qu’elle rêvait dans cet environnement claustrophobique.
Il se pencha et secoua doucement son épaule. « Evelyn, réveille-toi. Il faut qu’on bouge. »
Elle grogna légèrement avant d’ouvrir les yeux. « Encore ? » gémit-elle. « On n’a même pas fini de dormir. »
Matheo esquissa un sourire fatigué. « Je sais, petite étoile. Mais il y a des inspections aujourd’hui. Il faut qu’on soit prudents. »
Pendant qu’elle se préparait, il ajusta rapidement ses outils et vérifia que leur cabine ne contenait rien de suspect. Un passe falsifié, une preuve de leur mensonge, pouvait suffire à attirer l’attention des superviseurs. Evelyn lui tendit la main, et ils quittèrent leur cabine pour se fondre dans le flot des passagers.
La salle des machines était déjà en pleine effervescence. Les techniciens se déplaçaient rapidement, échangeant des informations sur les systèmes défaillants. Matheo attrapa une tablette de diagnostic et consulta les relevés.
« Solis, sur la conduite trois, on a encore des fuites à 0,4 bars au-dessus de la normale, » lança l’un des techniciens, son visage marqué par la fatigue.
« Compris, » répondit Matheo, se dirigeant vers la zone indiquée.
Le grondement sourd des réacteurs formait une cacophonie oppressante, et la chaleur dans la salle des machines semblait plus intense aujourd’hui. Matheo s’agenouilla devant la conduite, le métal brûlant contre ses gants, et commença à resserrer les boulons avec des gestes précis.
« Tu travailles vite, » murmura une voix qu’il reconnut immédiatement.
Matheo se raidit, mais ne leva pas les yeux. « R-9, je t’ai dit de ne pas venir ici. »
L’androïde émergea de l’ombre, sa silhouette élégante mais imposante se tenant à une distance prudente. Ses yeux brillaient d’un bleu calme. « La situation s’aggrave. Les stabilisateurs montrent des signes de surcharge. Si tu n’agis pas rapidement, ce vaisseau ne tiendra pas une semaine. »
Matheo soupira, ajustant un dernier boulon. « Et que veux-tu que je fasse ? Je ne peux pas réparer tout ça seul. »
« Laisse-moi t’aider, » répondit R-9.
Matheo hésita, jetant un coup d’œil autour de lui pour s’assurer qu’ils étaient seuls. « Si quelqu’un te voit, c’est fini pour toi. Pour nous. »
« Alors personne ne me verra, » déclara l’androïde avec une certitude tranquille.
Une fois son travail terminé, Matheo se précipita pour retrouver Evelyn dans une des salles communes. Elle était assise dans un coin, dessinant sur sa tablette. Une poignée de passagers se trouvaient dans la pièce, certains jouant aux échecs holographiques, d’autres discutant à voix basse.
Matheo s’agenouilla près d’elle. « Tout va bien ? » demanda-t-il doucement.
Evelyn hocha la tête, mais ses yeux semblaient tristes. « Je m’ennuie ici. Il n’y a rien à faire. Et les autres enfants ne veulent pas jouer avec moi. »
Matheo sentit son cœur se serrer. Les enfants des passagers avaient remarqué qu’Evelyn n’était pas comme eux. Les regards curieux, parfois méfiants, se tournaient vers elle chaque fois qu’elle passait.
« Je sais, » murmura-t-il en posant une main rassurante sur son épaule. « Mais ça ne durera pas éternellement. Un jour, on sera quelque part de mieux. »
Evelyn leva les yeux vers lui. « Tu promets ? »
Matheo hésita. Il ne voulait pas lui mentir, mais il ne pouvait pas non plus lui dire la vérité. « Oui, je promets. »
Alors qu’ils retournaient à leur cabine, un homme les suivit discrètement. Matheo remarqua sa présence, mais fit semblant de ne rien voir. Une fois arrivés, il referma la porte derrière eux et s’appuya contre celle-ci, le souffle court.
Evelyn s’assit sur son lit, sa peluche Lilo serrée contre elle. « Pourquoi les gens nous regardent toujours ? » demanda-t-elle innocemment.
Matheo s’agenouilla devant elle, posant ses mains sur ses petites épaules. « Parce qu’ils ne nous connaissent pas, Evelyn. Et parfois, les gens ont peur de ce qu’ils ne comprennent pas. Mais ce n’est pas grave. On va rester ensemble, toi et moi. »
Evelyn sourit faiblement. « Comme une vraie famille. »
Matheo se força à sourire en retour, même si le poids du mensonge pesait lourd sur lui.
Chaque nuit, Matheo rejoignait R-9 dans une section désaffectée du vaisseau. L’androïde était là, immobile mais alerte, ses yeux brillant doucement dans l’obscurité.
« Les inspections se rapprochent, » murmura Matheo en s’asseyant sur une caisse.
« Et les soupçons augmentent, » répondit R-9 calmement. « Evelyn attire l’attention. Cela pourrait devenir un problème. »
Matheo serra les dents. « Je sais. Mais je ne peux pas l’abandonner. Pas après tout ça. »
R-9 inclina la tête, comme s’il évaluait ses paroles. « Alors nous devons trouver un moyen de détourner les soupçons. Créer une nouvelle distraction. »
Matheo fixa l’androïde, une lueur d’espoir traversant son regard. « Tu as une idée ? »
« J’en ai plusieurs, » répondit R-9. « Mais elles nécessiteront que tu me fasses confiance. »
Matheo soupira. « Je commence à croire que je n’ai pas vraiment le choix. »
R-9 esquissa presque un sourire, bien que mécanique. « Non, Matheo. Tu n’en as jamais eu. »
Le réveil arriva avec une voix robotisée résonnant à travers les interphones :
« Inspection surprise dans les secteurs C et D. Tous les passagers doivent rester dans leurs cabines. Début dans 20 minutes. »
Matheo se redressa brusquement sur son lit, le cœur battant à tout rompre. Evelyn dormait encore profondément sur le lit du bas, sa respiration légère comme un souffle d’espoir dans le chaos qui s’annonçait.
Il descendit silencieusement et secoua doucement son épaule. « Evelyn, réveille-toi. »
Elle ouvrit les yeux, encore ensommeillée. « Qu’est-ce qu’il y a ? »
Matheo parla à voix basse. « Il y a des gardes qui vont passer. On doit rester discrets, tu comprends ? Reste ici, joue avec ta tablette, et ne dis rien si quelqu’un entre. »
Evelyn hocha la tête, bien qu’un éclat d’inquiétude traversât son regard.
Matheo rassembla rapidement quelques outils et s’assura que rien dans leur cabine ne trahissait leur situation. Le passe falsifié d’Evelyn était bien dissimulé dans la doublure de son sac, mais chaque seconde qui passait rendait ses mains moites.
Les couloirs étaient plongés dans un silence lourd, uniquement brisé par les pas méthodiques des gardes. Matheo les entendait s’approcher, leurs voix résonnant faiblement derrière la porte.
Un coup sec retentit. Matheo inspira profondément avant d’ouvrir. Deux gardes en armure noire se tenaient devant lui, leurs visières réfléchissant les lumières du couloir.
« Inspection de routine. Votre passe et celui de votre fille, » déclara l’un d’eux d’une voix monotone.
Matheo s’exécuta, tendant les documents avec une maîtrise feinte. Evelyn, assise sur son lit, fixait le mur, tenant Lilo contre elle comme un talisman.
Le garde scanna les passes, son appareil émettant un bip confirmant leur validité. Mais quelque chose dans son regard s’attarda sur Evelyn.
« Elle est jeune pour un ingénieur, » fit-il remarquer, un brin de sarcasme dans la voix.
Matheo força un sourire. « Elle a hérité de sa mère. Malheureusement, elle n’a pas pu venir avec nous. »
L’autre garde jeta un coup d’œil rapide à Evelyn avant de hausser les épaules. « Tout est en ordre. Passez une bonne journée. »
Ils partirent, mais Matheo resta immobile, son souffle suspendu jusqu’à ce que leurs pas s’éloignent complètement.
Quand le silence revint, Evelyn leva les yeux vers Matheo, un mélange de curiosité et de peur dans le regard.
« Pourquoi ils viennent toujours nous voir ? » demanda-t-elle doucement.
Matheo ferma la porte, s’agenouillant devant elle. « Parce qu’ils doivent s’assurer que tout le monde suit les règles. Mais on n’a rien à craindre, d’accord ? »
Evelyn serra sa peluche contre elle. « Tu promets ? »
Matheo hocha la tête, même si une part de lui savait que cette promesse était fragile.
Plus tard dans la journée, Matheo retourna à la salle des machines. Les relevés des stabilisateurs montraient de nouvelles anomalies, et les techniciens s’agitaient, murmurant des spéculations inquiétantes.
« Solis, cette conduite a encore sauté, » lança une voix. « On n’aura jamais assez de pièces pour tenir tout le trajet. »
Matheo inspecta la console, les yeux rivés sur les graphiques clignotants. Les stabilisateurs n’étaient qu’un problème parmi tant d’autres. Mais ce qui le préoccupait davantage, c’était une perturbation subtile dans le réseau énergétique. Quelque chose – ou quelqu’un – semblait se connecter aux systèmes sans autorisation.
Dans une alcôve, R-9 attendait. Matheo s’approcha, jetant un regard furtif autour de lui pour s’assurer que personne ne les voyait.
« C’est toi qui interfères avec le réseau ? » murmura-t-il, sur un ton à la fois accusateur et inquiet.
R-9 inclina la tête, ses yeux bleus brillants. « Je m’assure que les systèmes critiques fonctionnent. Si je n’interviens pas, ce vaisseau risque de ne pas atteindre sa destination. »
« Tu te rends compte que tu risques de te faire repérer ? » rétorqua Matheo, sa voix basse mais tranchante.
« Et si je ne fais rien, toi, Evelyn, et les autres mourrez avant d’avoir eu une chance de vivre ailleurs. Quel choix me reste-t-il ? »
Matheo passa une main tremblante sur son visage. Il savait que R-9 avait raison, mais l’idée de dépendre d’un androïde le laissait mal à l’aise.
Alors qu’il quittait la salle des machines, un homme bloqua son chemin. C’était le même individu qui les avait observés quelques jours plus tôt.
« Belle journée pour un ingénieur et sa fille, non ? » dit-il, son ton mielleux trahissant une menace latente.
Matheo serra les poings. « Je peux vous aider ? »
L’homme esquissa un sourire. « Pas moi. Mais peut-être que les inspecteurs du commandement seraient curieux de savoir pourquoi un ingénieur voyage avec une enfant si jeune… et si différente. »
Le sang de Matheo se glaça, mais il garda son visage impassible. « Je ne vois pas de quoi vous parlez. Bonne journée. »
Il tenta de passer, mais l’homme posa une main sur son bras. « Faites attention, Solis. Les secrets ont une manière de remonter à la surface. »
Matheo se dégagea brusquement, son cœur battant à tout rompre alors qu’il s’éloignait.
Ce soir-là, alors qu’Evelyn dormait paisiblement, Matheo s’assit sur le lit supérieur, la tête dans les mains.
Il pensa à Dorian, à ce qu’il aurait fait dans une telle situation. Son frère n’aurait jamais hésité à riposter, à affronter quiconque menaçait leur famille. Mais Dorian n’était pas là. Matheo était seul pour protéger Evelyn, et la peur de tout perdre le rongeait chaque jour davantage.
« Je suis désolé, » murmura-t-il dans le silence. Il ne savait pas si ces mots étaient pour Dorian ou pour lui-même.
Tard dans la nuit, il rejoignit R-9 dans leur cachette habituelle.
« Quelque chose ne va pas, » dit R-9 dès qu’il le vit.
« Tout ne va pas, » répliqua Matheo, la voix chargée d’amertume. « Un homme sait pour Evelyn. Il me surveille. Si je ne fais rien, il va finir par parler. »
R-9 resta silencieux un instant, ses yeux brillants dans l’ombre. « Tu as deux choix : attendre qu’il agisse, ou prendre les devants. »
« Et faire quoi ? » demanda Matheo, la voix tremblante.
R-9 se redressa, son regard perçant. « Parfois, protéger ceux qu’on aime implique de faire des choses qu’on n’est pas prêt à accepter. Si tu veux qu’elle reste en sécurité, tu dois apprendre à jouer selon leurs règles… ou les briser. »
Matheo hocha la tête, ses pensées tourbillonnant. Il savait que les jours à venir décideraient de tout.
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