chapitre premier - le spectacle de fin d'année
La chorale de notre établissement scolaire répétait avec l’orchestre dans la salle de musique. Le professeur de musique, M. Calvin, était un homme qui avait des goûts simples : la perfection. Difficile d’y arriver avec des élèves en fin de puberté, mais nous faisions de notre mieux. Je me faisais souvent moquer parce que ma voix était encore très aiguë alors que j’atteignais l’âge adulte. Nous étions aussi seize personnes à chanter et à jouer de notre mieux.
— C’est tout pour aujourd’hui, les cours vont bientôt reprendre, arrêta M. Calvin.
Tout le monde referma et déposa son livre de chant sur le bureau du professeur, qui vint vers mon ami Ethan Goley et moi :
— Ethan, le spectacle de fin d’année est dans deux semaines.
— Oui, je sais, euh…
— Je vous félicite pour votre performance de ce midi, je veux que vous me fassiez la même le jour-J, coupa M. Calvin en me souriant, ce qui me ravis. J’espère aussi que vous avez bien affûté votre style et que vous aurez encore de la voix pour les oraux.
— Oui, je suis prêt !
En plus de la chanson de fin d’année avec la chorale, M. Calvin avait demandé à Ethan s’il était d’accord pour interpréter une chanson de sa confection. Nous avions travaillé sur la chanson pendant plusieurs semaines : moi aux paroles, lui à la musique. Afin d’avoir un œil extérieur, nous demandions à Marie de Chartres, cousine d’Ethan, ce qu’elle en pensait et nous profitions de ses conseils. Ethan approuvait moins par soutien familial que par admiration pour son esprit perspicace. J’avais rencontré Ethan et Marie à la crèche et nous étions inséparables depuis. Nous parlions peu ensemble lorsque nous étions dans la même pièce, mais nous avions toujours beaucoup plus communiqué de cette manière.
Une fille de la famille de Chartres avait fait un mariage avec un Goley, qui vivaient au début de la rue, pour rapporter de l’argent à ses parents en échange d’un titre et d’un nom de noblesse. Ma famille habitait un peu plus loin et avait fait fortune dans la banque et les honneurs militaires : le colonel D…, mon grand-père maternel, avait soutenu la France libre. Les Goley étaient voisin des Zadoc. Il s'agissait de deux familles bourgeoises d’industriels qui se disputaient depuis les années 1950, en raison d’un mauvais coup de la première contre la seconde. Chacune était trop fière pour déménager et la même clôture séparait leurs jardins depuis des décennies.
Les parents de Samuel et d’Ethan les obligeaient à une compétition féroce depuis leur naissance, à laquelle chacun s’efforçait de participer de son mieux. Ils avaient le chant et la musique comme moyen de distraction commun. Dans la chorale, ils étaient les deux voix principales, au grand bonheur de leurs parents, et c’était là un art de ne pas les voir se disputer. Lorsque l’administration avait annoncé les dates du spectacle de fin d’année, Ethan nous avait dit secrètement :
— Je veux écrire une chanson inspirée de l’Ourika, le roman de Claire de Duras.
Il nous expliqua que c'était un court ouvrage publié en 1823, dans lequel cette autrice décrivait l’histoire d’une petite sénégalaise, Ourika, élevée en France par Madame de B… Elle est éduquée comme une femme de la bonne société, sans qu'on ne lui fasse ressentir sa couleur, et ce n'est que lorsqu'elle se découvre amoureuse de Charles, le petit-fils de Madame de B…, qu’Ourika se rend compte que leur différence raciale est un obstacle à cela.
— C’est l’un des premiers romans féministes et antiracistes, m’expliqua Ethan. Ourika a refoulé son amour pour Charles, comme Claire de Duras a refoulé le sien pour son ami le vicomte de Chateaubriand.
Je n’ai appris que des années plus tard pourquoi ce roman spécifiquement, bien que je susse qu’Ethan était un romantique dans l’âme, même s’il ne devait pas l’admettre. Marie, elle, savait sonder les cœurs ainsi que fouiller dans les affaires des autres. Un matin, elle m’avait pris en aparté tandis que je faisais mon sac aux casiers. L’air triomphant avait cependant une expression étrange, comme si elle connaissait un secret dont elle aurait aimé être ignorante. Elle me murmura :
— J’ai découvert qu’Ethan est amoureux ! Et pire, je sais de qui !
— Qui donc ?
— Oh, je ne te le dirai pas ! Voyons, c’est à lui de le faire et de me le confirmer s’il en a l’envie. Nous n’allons pas le brusquer, tu ne serais pas un bon ami et moi une bonne cousine !
J’étais là piqué de ne pas être dans la confidence.
— Pourtant, tu éveilles ma curiosité.
— Oui, je sais ! Mais c’est incroyable et je ne peux rien en dire, se lamentait Marie. Allez, n’y pense plus pour l’amour de moi !
Évidemment, je n’ai rien dit de la découverte de Marie et j’ai fini par abandonner ma quête de l’identité. Mais il y avait quelqu’un que j’avais tout de suite éliminé, notre camarade Samuel Zadoc. Les deux semaines suivantes passèrent très rapidement, nous eûmes à peine le temps de répéter dans la salle de musique. Nous espérions — Ethan espérait toujours que nous ne soyons pas surpris par Samuel, qui n’aurait pas hésité à se moquer de lui avec ses amis. Cela même s’ils avaient le même niveau de solfège. Heureusement, il y avait toujours Marie pour veiller au grain et remettre Samuel à sa place.
Le grand soir, nous avions chaud sous nos chemises, la lumière sur nous était aveuglante et c’est une foule invisible qui nous donna ses applaudissements. Nous retournâmes dans les coulisses après notre passage et nous nous félicitions pour la performance. Ethan ne devait pas passer tout de suite, il en profita pour s’isoler afin de répéter une dernière fois. Samuel et ses amis étaient ensemble, à machiner je-ne-sais quoi dans leur coin. Je ne me souciais pas plus de cela et je sortis prendre l’air avec Marie. Il nous restait encore une année avant l’entrée en faculté, nous discutions de ce que nous voulions faire.
— Je me sens quand même un peu naïve, dit-elle, à vouloir faire des études pour être avocate. J’ai cette idée assez folle de vouloir sauver la veuve et l’orphelin, mais je pense que mes prédécesseuses l’eurent aussi. Je n’aspire pas à être la nouvelle Gisèle Halimi, mais au moins faire de mon mieux.
— Et tu n’as pas peur de te confronter à des cas difficiles ? Je pense à ces histoires terribles, où l’on voit des avocats défendre l’indéfendable.
— Oui. Après une pause, elle ajouta : Je n’ai pas peur. Mon travail, ce n’est pas de dire qui est coupable ou innocent, même si une personne l’est évidemment. Je suis très consciente que le principe juridique de « présomption d’innocence » est à double-tranchant et la Justice ne fait souvent pas bien son travail.
Il y avait chez Marie un étrange mélange de droiture, d’espoir naïf en l’être humain et de discrétion. Quand elle allait à l’église pour la messe ou par dévotion, elle s’habillait toujours en noir et se mettait tout au fond, contre les murs. Bien que connaissant le déroulé par cœur de la messe, jamais sa bouche ne disait un son ; elle se contentait de bouger les lèvres. Je n’ai jamais vu une personne autant pleurer pour les injustices, mais parfois devenir indifférente lorsqu’une mauvaise chose arrivait à une personne qu’elle détestait.
— C’est l’espoir, poursuivait mon amie, qui me fait persévérer : j’ai l’espoir que les méchants, les repentis et les vertueux seront plus correctement jugés dans la mort. Je fais tout mon possible en tant que citoyenne et je continuerai en tant qu’avocate pour que la meilleure justice soit rendue, même si je dois défendre des coupables qui sortiront acquittés par manque de preuves ou par corruption.
Je souriais, amusé et admiratif. Après plusieurs dizaines de secondes à profiter de l’air frais, Marie se rendit compte qu’elle ne m’avait pas demandé ce que je voulais faire.
— Moi… Je ne sais pas trop. Je crois que je vais essayer d’intégrer la formation théâtrale au conservatoire. j’aime beaucoup plus jouer les pièces du répertoire classique ou des vaudevilles que l’opéra. Cela dit, je me verrais bien chanter Offenbach ! Même si j’aime chanter Mozart et Bach — surtout Bach —, Oumm-Kalsoum, Farid El-Atrache…
— Ah, ah ! C’est vrai qu’on t’a biberonné à la musique orientale. Rappelle-moi quand le père de ton père a quitté l’Égypte ?
Je dus faire un effort pour m’en rappeler.
— C’était en 1964, Gilbert Bécaud venait de sortir Nathalie. C’est resté sa chanson préférée, il adorait la jouer au violon.
Ma mère gardait religieusement les vinyles et les partitions de son beau-père adoré, qui ne connaissait aucun mot de notre langue lorsqu’il débarqua d’Égypte. Chaque fois que nous allions à l’église copte de G…, elle aimait allumer une bougie pour lui. J’évoquais encore un moment le souvenir de cet homme qui m’avait appris toute la musique, avant de rentrer avec Marie dans les coulisses. Je vis Ethan en train d’accorder sa guitare et de répéter un peu son texte.
— Oh, là là ! J’ai tellement les pétoches, me confia-t-il. Si je me vautre ce soir, je serai la risée des élèves jusqu’à l’année prochaine ! Puis ma mère est dans le public ! sembla-t-il se rappeler soudainement.
Dans un moment de frime, Samuel lui lança :
— N’oublie pas tes paroles !
— Oh, fiche-lui la paix ! répliqua Marie sèchement.
Je vis Ethan sourire un instant ; le ton de Samuel était ambigu, mais avec un degré de moquerie certain. Quand ce fut enfin son tour de chanter, j’ai bien crus qu’Ethan allait s’évanouir ; mais il chanta sa romance. Le texte que nous avions élaboré avait été manifestement remanié, en partie, depuis la dernière fois qu’Ethan me l’avait fait lire. Je découvrais notamment le refrain actuel :
Amour chaste, ô divin sentiment ;
Combien il est dur d’aimer secrètement.
Je nous revois gamins, tout ignorant
Que je grandissais en t’adorant.
Son timbre de voix avait un quelque chose de fragile et de léger. La chanson était l’anti-Désormais, dans laquelle Charles Aznavour racontait une rupture et tout ce que cela impliquait d’arrêter avec cette personne.
— C’est magnifique, me souffla Marie. Gloire à Dieu de l’avoir tant inspiré, car si j’étais la destinataire d’une telle confession, je serai la plus comblée des femmes.
Par faiblesse amicale, je ne fis pas remarquer à Marie que c’était Ourika qui s’adressait à Charles et non l’inverse. J’écoutais cette chanson avec beaucoup d’attention, dans l’espoir que ces paroles trahissent l’objet du désir d’Ethan, car elles semblaient trop ajustées aux goûts de quelqu’un de véritable, le ton trop authentique pour être une simple récitation. Mais malgré une écoute attentive, cela restait trop vague pour être concluant.
Quand Ethan eut terminé son cantique, il n’y eut pas tout de suite les applaudissements ni des : « Hourra ! » Pendant quelques secondes, je crois que tout le monde chercha à savoir à qui ces paroles étaient destinées. Ethan fut charrié et félicité, mais il se défendait en faisant uniquement valoir qu’il était le porte-parole d’Ourika ; l’idée que c’était une déclaration d’amour véritable me restait en tête, malgré tout.
— Tu te fais des idées, me dit Marie.
Je discernais à sa façon de parler, comme si elle voulait expédier tout soupçon et passer rapidement à autre chose, qu’elle-même n’était pas convaincue de ce qu’elle disait.
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