chaiptre ii - aimer son prochain

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À la fin du spectacle, à la sortie des artistes, il y avait Mme Charlotte Goley parmi la foule de parents, d’élèves et du personnel éducatif. Je la vis dans son petit tailleur rose, les cheveux laqués ; dans sa manie de régenter chaque centimètre carré de sa personne, elle était toujours tirée à quatre épingles. Marie fut la première à s’avancer et à la baiser sur la joue.

— Bonsoir Madame tante, comment vas-tu ?

— Très bien et toi ? Ce spectacle était super, vous avez toutes et tous bien chantés.

Je percevais quelque chose de faux derrière ces compliments, ce sourire, cette bonne humeur. Était-ce ce trop qu’elle avait senti durant la chanson de son fils qui la faisait paraître avec toute son hypocrisie ? Je n’avais aucun indice pour en avoir une quelconque certitude, mais je crois qu’il y avait quand même de la sincérité : ce soir, elle avait la confirmation que les onéreux cours de solfège d’Ethan n’avait pas servi à rien. Puis, reprenant assez fort pour être entendue, Mme Goley dit à son fils et à moi :

— Heureusement que vous êtes là pour porter l’ensemble.

Gloire à Dieu, pour reprendre l’expression de Marie, gloire à Dieu que je ne pouvais pas rougir ! La gêne empourpra le visage d’Ethan, et ni lui ni moi ne savions où nous mettre dans cette situation. Il fallait toujours que cette femme vaniteuse en fasse trop. Cela eut au moins l’effet de faire arriver les parents de Marie et les miens.

— Bravo, les enfants ! me félicita ma mère. C’était un très bon spectacle. Et Ethan, bravo pour cette chanson originale !

— Tu as toujours été très bon pour écrire des poèmes, ajouta mon père avant de se tourner vers Mme Goley : Antoine n’est pas là ?

— Non, il n’a pas pus venir à cause d’un dossier. C’est un vrai bourreau du travail, tu sais.

En parcourant la foule du regard, je vis Samuel avec ses parents s’en aller dans la bonne humeur.

Quelques jours plus tard, nous recevions nos résultats scolaires. C’est avec énormément de plaisir que nous passions en classe supérieure. Mais Ethan m’appris — ainsi qu’à Marie — qu’il ne serait pas dans le même établissement que nous l’année prochaine. Mon ami resta très vague :

— Un pensionnat du côté d’Angoulême. Ma mère veut que j’y aille pour me changer les idées, elle ne veut pas que je sois trop stressé à cause de Samuel et rater mes examens. Cependant, elle espère que je garde de meilleures notes que lui.

— Si je puis me permettre de dire hautement mon opinion, m’exclamais-je avec exaspération, cette guéguerre continuelle est complètement stupide !

Cela donna le courage à Marie de renchérir :

— Je suis d’accord, c’est usant ! Pour la messe de dimanche dernier à la basilique de la gare, le père D… a fait une très belle homélie où il a notamment rappelé ce passage : « Tu ne te vengeras pas. Tu ne garderas pas de rancune contre les fils de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

Marie insista bien sur la dernière phrase.

— Tu es une grenouille de bénitier à côté de moi, se contenta de répondre Ethan, un peu piqué au vif. Laissez-moi m’occuper de la situation comme je l’entends, merci.

Marie prit très mal la remarque à son sujet. De nous trois, c’est elle qui allait le plus à la messe en semaine, sans compter les dimanches. La famille Goley n’y allait que pour les grandes fêtes et les temps forts de la paroisse, mais aussi les dimanches où, s’il n’y avait pas trop de devoirs, Ethan était enfant de chœur. Je me contentais de me montrer à l’église copte avec mes parents le dimanche et aux fêtes. Autant dire qu’à part Marie, la foi ne guidait pas vraiment nos choix de vie ni ceux de nos parents. Quant aux Zadoc, ils étaient des Juifs non-pratiquants, alors il était inutile aussi d’essayer de les convaincre avec des citations bibliques et de bons sentiments.

D’une façon que j’ignorais, Samuel appris le départ d’Ethan pour le pensionnat. Marie, qui revenait de chez son cousin, m’avait dit l’avoir rencontré sur le chemin. Si elle avait l’habitude de l’ignorer et lui d’en faire autant, elle fut surprise qu’il lui adresse la parole :

— C’est vrai qu’Ethan s’en va ?

— Oui… Oui, il s’en va en pensionnat. Ça vous fera une trêve dans votre misérable rivalité.

Samuel regarda un instant dans le vide, puis il la remercia avant de reprendre sa route. Peu après cette rencontre, elle me dit au téléphone :

— J’eus l’impression qu’il fut plus surpris qu’apaisé de cette confirmation. J’ai même pensé voir du regret dans son regard.

— Très probablement parce qu’il n’a plus à se comparer à Ethan constamment. Tu sais comment il est orgueilleux, ton cousin est le seul qu’il considère comme un rival légitime.

— Ha, ha, ha ! Le pauvre chéri, je m’en vais le plaindre !

— En attendant, j’espérais planifier avec toi et Ethan quelques projets afin de nous rafraîchir en été, comme aller à des expositions ou des journées au bord du lac de P… ou de L…

— Quoi ? Tu n’es pas au courant ?

— De quoi, Marie ?

— Eh bien, il va falloir tirer un trait sur l’idée de nous voir tous les trois : si toi et moi restons à G…, ma tante Charlotte m’a dit que la famille s’en allait durant les deux mois d’été en Italie.

— Mais… Depuis quand ?

— Ma tante m’a dit que cela faisait deux mois que c’était discuté, mais je n’y crois pas : Ethan nous en aurait parlé, je sens que quelque chose ne tourne pas rond. C’est une manie chez elle de mentir pour éviter de montrer la rouille sous les dorures…

Je me risquais à lui demander :

— Tu penses que cela a un lien avec la vie sentimentale d’Ethan ?

— Je ne sais pas si… Oh, mais voilà que maman m’appelle pour mettre la table ! Je dois raccrocher, gros bisous !

Le jour du départ, alors que nous disions au revoir, Samuel sortit une poubelle à la main. Mme Goley se figea tout de suite et pressa Ethan de rentrer dans la voiture, sous l’excuse qu’il fallait être à leur gîte pour seize heures. Mme Goley eut-elle le pressentiment que Samuel allait leur reprocher de gaspiller leur richesse, construite en partie sur celle volée aux Zadoc, dans des voyages dispendieux ? Peut-être — avant de disparaître, Ethan se retourna et je fus enveloppé avec Marie d'un regard doux et triste.

Ce fut la dernière fois que nous le vîmes de tout l’été, car Ethan prit possession de sa chambre au pensionnat une semaine avant la rentrée. Il était assez huppé à ce qu’Ethan disait, la vie était difficile pour les marginaux et les timides comme lui. Nous nous voyions aux vacances ; pour le printemps, son nouvel ami Husseïn vint visiter G… Ce fut un très bon séjour parmi nous, la sympathie était mutuelle. Mme Goley nous donnait plus régulièrement des nouvelles, car l’utilisation du téléphone était rationnée au pensionnat. Marie et moi continuions nos études tranquillement ; Samuel et ses amis ne nous embêtaient pas. Cependant, je les vis rire un jour devant un graffiti additionnant le prénom de Marie avec le mien et dont le résultat était un cœur. Cela me choqua et Marie ne décoléra pas ; la bêtise disparue par un coup de peinture, mais pas les rumeurs. Nous nous aimions d’amitié, jamais je n’aurai pensé à la séduire car nos caractères étaient trop différents.

L’été arrivait, les examens étaient passés et tout le monde attendait de savoir si sa candidature allait être acceptée par l’établissement désiré. Comme G… était une ville étudiante, nous nous attendions à y rester. Marie m’obligea à la suivre pour visiter le bâtiment de la faculté de Droit, où elle désirait aller. Après une demi-heure de visite, je n’étais pas mécontent de quitter de ces longs couloirs, monter et descendre des étages interminables, jeter un coup d’œil dans chaque salle de classe, dans chaque amphithéâtre. Je ne savais que dire en quittant cet endroit trop grand, trop complexe pour que j’apprécie y recevoir une quelconque instruction. En sortant du bâtiment, Marie dit brusquement :

— Allons boire un coup, nous l’avons mérité !

Je la suivis dans un restaurant américain en centre-ville. Marie avait une passion pour la mode des années 1920, elle-même ressemblait à ces garçonnes dans sa façon de se costumer et de se coiffer. Sa silhouette élancée était couronnée par un visage ovale, aux lèvres rouges, des cheveux bruns outrageusement courts et de grandes oreilles auxquelles pendaient des boucles goutte-d’eau. Elle était vêtue d’une robe bustier très colorée aux motifs géométriques, cintrée à la taille avant d’adopter une forme bouffante imitant le pantalon. Le restaurant Bordeaux-Boston essayait de reconstituer ces intérieurs bourgeois des Années folles, avec à l’envi une profusion du style Art-déco. Après m’être assis à table, je me moquais gentiment de mon amie :

— Si tu n’avais pas le visage aussi pale que celui de Theda Bara, je ne ferai pas la distinction entre toi et le mur tant vous êtes assortis.

— Oh ! suffoqua-t-elle, outrée. Tu es une espèce de… Sapristi ! Marie baissa le ton, son visage changea en une moue bêcheuse, qui évita soigneusement du regard ce qu’elle venait d’apercevoir. Continue de me regarder dans les yeux, dans les yeux… Non, ne te retourne pas !

— Qu’y a-t-il ? demandais-je en soutenant son regard.

— Samuel, fit-elle glaciale. Je me demande ce que ce weeb fait ici, lui et ses copains sont plutôt du genre à manger thaïlandais juste à côté.

— Mets-en, ma chère ! Mais malgré les prix du restaurant où nous sommes, tout le monde peut y entrer.

Un jeune serveur arriva, prit nos commandes et s’en alla les donner à la cuisine. Le Bordeaux-Boston se targuait d’être l’expert en hamburgers depuis plus de dix ans. Il avait ouvert en octobre de l’an passé, alors nous y allions généralement une ou deux fois par mois. Je compensais le fait que le chef me dise : « Comme d’habitude ? » par une visite de la salle de sport plurihebdomadaire. Au moment où le jeune homme prenait nos commandes, un autre fit la plus belle bêtise de sa vie en plaçant Samuel à notre gauche. Samuel n’y vit, bien sûr, aucun problème. Marie et moi nous contentâmes d’un petit salut de politesse à ce lui qu’il nous avait offert ; nous nous regardions en espérant la même chose, que notre ennemi de toujours ne nous adresse pas la parole. Pourtant, il engagea la conversation tandis qu’il regardait la carte :

— Vous avez des recommandations ?

De mon existence, je ne voyais jamais Marie regarder quelqu’un avec autant de dédain que Samuel à chacune de ses apparitions. J’étais surpris de son culot à nous adresser la parole, alors qu’il savait pertinemment que nos relations étaient mauvaises.

— Si tu prends un burger au champignon Portobello et des frites, dis-je tout de même, tu n’auras pas la force de manger un dessert. Leur crumble accompagné d’une boule de glace est un plaisir pour les papilles.

— Merci !

Marie n’avait pas quitté son verre de limonade des yeux durant notre échange, mais je sentis dans son regard un brin de reproche. Nous prîmes une heure pour manger, tandis que les enceintes un peu partout dans le restaurant diffusaient des musiques à la mode. Samuel mangea goulûment ; Marie et moi nous demandions par le regard si cet homme prenait le temps de mâcher ce qu’il dévorait. Marie entama une conversation :

— Comment sens-tu ton entrée au conservatoire, mon futur Molière ?

— J’ai confiance, répondis-je avec assurance. Et si tout va bien, Ethan devrait être accepté aussi en formation Théâtre.

— Oh, vraiment ? demanda Samuel, que nous avions fini par oublier. Moi aussi, je vais être dans cette formation, si je suis accepté.

Je ne trouvais à répondre qu’un timide :

— Oh, mes félicitations. J’espère pour toi que tu seras pris…

Mais autre part. Samuel ne s’arrêta pas en si bon chemin :

— Et savez-vous quand Ethan revient ?

— Aucune idée, répliqua immédiatement Marie.

Samuel la remercia et retourna à son plat. Il fut le premier à se lever pour l’addition et à partir, non sans nous gratifier d’un geste de la main.

— Enfin ! soupira Marie quand Samuel eut passé le pas de la porte. Je vous plains, toi et Ethan, de devoir supporter ce type durant vos années de formation, à Dieu ne plaise !

— Bah, nous verrons… fis-je en haussant les épaules, tandis que nous commandions nos desserts. Puis, repris-je avec malice quand le serveur s’en fut, peut-être que la formation les rapprochera, qu’ils se rendront compte qu’ils ne sont pas si méchants l’un et l’autre, et qu’enfin les Capulet et les Montaigu feront la paix.

— Oh, pitié… soupira Marie avec dégoût et en roulant des yeux. Mais, si Dieu le veut, qu’il en soit ainsi, en espérant que ça se termine bien. Mais après tout, comme l’avait dit Ethan, ce ne sont pas nos affaires.

Elle n’avait toujours pas digéré cette réflexion faite au début de l’été dernier. Je trouvais étonnant qu’elle capitule parce que ce n’était pas « ses » affaires de famille, alors qu’elle prenait chaque occasion pour donner du : « mon cousin » à Ethan afin de rappeler son lien de parenté avec lui, comme s’il était une de ces célébrités qui font la Une. C’est alors que je reçus un SMS inattendu de la part du cousin, qui me disait avoir quitté son pensionnat et revenir à G… dans trois jours.

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