Scéne 01 : Trouble in paradise
Il reprend ses esprits alors qu’il est en train de chuter vers la terre la tête la première, rapide, tel un météore lancé à toute vitesse. Le sol désertique qui semble bondir vers lui ne répond pas vraiment à la question :
Où suis-je ?
Qui est promptement remplacée par :
Mais comment suis-je arrivé ici ?
Le mal de tête carabiné qui enserre son cerveau l’empêche d’interroger ses souvenirs. Et, ça ne va sûrement pas s’arranger quand, dans quelques secondes, il va heurter la planète avec son crâne. Même si, à l’âge de bientôt 1947 ans, il est mort plus souvent qu’à son tour, il se doute que l’épreuve qui l’attend ne va pas être une partie de plaisir.
Pourtant, transformé en bouillie sanglante étalée sur plusieurs mètres de sable et de rochers, il sait par avance qu’il va renaître « miraculeusement ».
Au moins cette fois-ci je ne mettrais pas des heures à mourir cloué sur un engin de torture, pense-t-il avant d’exploser sur le sol en créant un cratère d'une dizaine de métres de diamètre...
En fait, cette journée de juillet 1947 avait commencé de façon routinière, dans un lieu situé entre deux réalités, connu par les hommes sous le nom de « paradis ».
Pendant que les bienheureux habitants du coin jouent de la harpe et que les anges s’occupent d’administrer les affaires célestes, Jésus de son côté participe au travail commun en se prélassant tranquillement sur une chaise longue.
Abrité par un petit nuage rose, il profite de la douce chaleur de l’astre du jour avec un nectar légèrement alcoolisé à ses côtés. Le tout en se livrant à l’un de ses vices les plus inavouables après le grattage de couilles : la littérature terrienne.
Après la lecture de la page spectacle du Times, il avait appris que Lerner et Loewe étaient en passe de renouveler avec « Brigadoon » au Ziegfeld Theatre de Broadway, le succès de « My fair lady » monté l’année dernière. Jésus aurait adoré découvrir les “comédies musicales”. Cette nouvelle forme de spectacle moderne semble vraiment très intéressante. Surtout lorsqu’elle parle de ce village d’Écosse qui n’apparaît qu’une seule journée tous les cent ans. Mais pour redescendre sur terre il aurait fallu renoncer à la majeure partie de ses pouvoirs. Il n’était pas sûr, si il descendait pour assister à un spectacle, que son père soit suffisamment compréhensif (ou présent) pour lui envoyer de l’aide pour recommencer son ascension vers les sphères célestes.
Bref, si les spectacles de broadway lui étaient inaccessibles il pouvait se rabattre sur la lecture et précisément sur ce nouveau genre littéraire qui s’appelle “Anticipation”.
Faire de la prospective et la vulgariser pour le grand public en créant des histoires, ce n’est pas nouveau. Mais il faut avouer que ces américains ont une manière de faire les choses de façon sacrément réjouissante. Ces romans, conçus pour divertir les masses, imprimés sur du papier de basse qualité, sont pour lui une source d'hilarité inépuisable.
Jésus est conscient que ce type de littérature n’est pas vraiment connue pour ses qualités comiques. Mais les conjectures évoquées dans ces récits ont pour lui une saveur toute particulière. Les auteurs ne savent pas combien ils sont parfois si proches de la vérité, tout en étant si éloignés des réels enjeux de leurs histoires. Ces romans de science-fiction, évoquant des hommes aux pouvoirs formidables, truffés de robots, de gadgets futuristes et de vénusiennes sexy, sont pour lui, l’une des rares occasions de rire à gorge déployée. C’est appréciable lorsque l’on sait qu’en vérité, le paradis en propose assez peu.
Seul une sorte d’hurluberlu nommé Lovecraft avait réussi, il y a quelques années, à doucher sa bonne humeur habituelle et la remplacer par une forte inquiétude :
Si les homo sapiens se rendent compte que sa prose dévoile l’exacte vérité ? La panique générée risque de pousser mon père à précipiter l’Apocalypse. Et je ne pourrais rien faire, cette fois-ci, pour protéger les Hommes.
Mais, à part un monde parallèle, où Edgard J Hoover après une enquête approfondie pour corroborer ces informations, avait décidé de les rendre publiques, le monde avait réussi à éviter cette crise. Howard Phillips Lovecraft n’a jamais été pris au sérieux et Il eu le bon goût, de disparaître prématurément du paysage il y a une vingtaine d’années.
Aujourd’hui, aucune raison de s’inquiéter. Le contenu du livre qui se trouve dans ses mains est un ramassis de bêtises fort amusantes. Rien que son titre est déjà tout un programme. Il s’appelle : « La machine suprême ». Son auteur, ce « John W Campbell* », ne va pas faire une grande carrière dans le genre tellement son épopée romanesque est tirée par les cheveux. Elle mélange la plus moderne des technologies avec des démons et civilisations disparues. La « machine suprême » du roman, c’est le soleil. Le véhicule spatial des héros de cette histoire ose utiliser le brasier nucléaire de l’astre du jour comme une station essence. C’est une idée somme toute assez logique. Mais qui ne tient pas compte du propriétaire du lieu qui ne laisserait sûrement pas les choses se faire de cette façon. Néanmoins Jésus avait été étonné qu’au milieu de ce foutoir littéraire, l’auteur ait presque décrit les véritables circonstances de la disparition de l’Atlantide.
Jésus se replonge dans le treizième chapitre de son livre, ou les protagonistes décident de s’infiltrer dans un temple dédié à l’adoration de Satan, quand soudain la lumière du soleil semble se voiler. Il lève les yeux pour voir ce qui se passe et découvre un visage amical en train de le regarder en souriant doucement.
— Hah Jay ! Comment vas-tu, mon poto ? Je sais que tu n’aimes pas la littérature humaine, mais j’ai là un livre qui devrait t’amuser. On y parle de toi, ou presque…
— Qu’est-ce que tu vas faire mec ?
— Pardon ? Je ne comprends pas ? Je suis en train de siroter un cocktail en lisant un bon roman. Bref je m’occupe des affaires courantes, comme je le fais d’habitude.
— Nan, tu ne piges pas, qu’est ce que tu vas faire ?
Jésus se redresse de sa chaise longue étonnement rapidement quand on sait combien il est difficile de se dépêtrer de ce type de siège en toile. Il s’assied de travers en posant ses pieds sur le sol et regarde son interlocuteur avec un léger froncement de sourcil.
— Ho Iscariote ! Mis à part le fait que tu as oublié la plus élémentaire des politesses, comme par exemple, dire bonjour. Je ne comprends rien à ce que tu me demandes. Tu pourrais me donner plus d’explications ?
— Oui, excuse-moi. Bonjour Jez ! Je sais que t’es au courant. Il est de retour et c’est pas cool. J’aimerais savoir ce que tu vas faire pour y remédier.
L’entendement semble faire son chemin sur le visage du Nazaréen. Il balance sa main en la passant par-dessus son épaule, pour signifier que la question n’est plus d’actualité depuis longtemps.
— Ha, c’est de lui que tu veux parler... Tu sais ce que j’en pense. Les humains doivent se débrouiller seuls. Je les ai mis sur le chemin et... ils doivent maintenant... faire leur choix.
— Ouaiiis ! Ce maudit « libre arbitre »... Il posait déjà des problèmes à ton père hum... bien... bien longtemps avant ta naissance. Tu sais combien, je suis fan de ta vision sur le sujet, et quel a été l’impact de... hum... mon engagement sur le putain d’interventionnisme actif qu’exerçait ton géniteur. Mais aujourd’hui, c’est pas cool, l’heure est grave mec !
— C’était déjà grave il y a vingt-cinq ans et cela n’a fait que s’aggraver au fil des années. Mais les Hommes ont réagi. Ils l’ont mis en échec, lui et tous ses amis. Ils vont tout simplement recommencer et il n’y a pas de mouron à se faire.
— Jez, cette fois-ci ça ne marchera pas. Il a fait appel aux forces occultes. Il n’y a pas une armée, américaine, russe ou anglaise qui pourra le combattre. Il est revenu à la vie mec, avec sa maudite moustache. Ça veut dire que ses recherches de solutions, hum... marginales... ont porté leurs fruits. Il va pas s’arrêter en si bon chemin. Toi même tu sais, à quelles créatures... ou à quels dieux oubliés... il pourrait faire appel. Il a déjà de nombreux supporters, tu sais. Ils ne devraient pas trop rechigner à devenir ses adorateurs. Il pourrait tenter l’ascension et se transformer en divinité à son tour, tu sais !
— Holà, holà ! Tu t’emballes un peu trop vite Jay. Je sais qu’il a fait beaucoup de mal à ceux que tu considères comme ton peuple. Mais pour l’instant il ne fait qu’essayer de rassembler le peu d’amis qui lui reste en Amérique du Sud. Ils ne sont pas très nombreux. En plus, tes protégés ne vont pas tarder à se mettre à les chasser, dès qu’ils se seront trouvé un pays où loger*. Nuremberg a donné un fondement légal à l’ouverture de leur chasse.
Sur ces mots, Jésus fait mine de se réinstaller sur sa chaise longue, mais son interlocuteur l’empêche de finir son geste en lui tenant le bras au niveau de l’épaule. Il ne sourit plus du tout et semble d’un seul coup très agité.
— Jez, tu n’es pas allé regarder les potentiels. Moi je suis allé voir ce qui se passe à côté mec. Certains mondes parallèles vont tomber entre ses mains. Si on n’intervient pas, le nôtre va y passer aussi.
— Haah OK... Je comprends maintenant la raison de ton attitude. Tu sais que ce n’est pas mon père qui a créé ce truc. Il existait bien avant sa naissance et il n’a fait que l’utiliser pour évaluer comment allait évoluer sa création. Je pense que c’est à cause d’eux qu’il as dû intervenir si souvent autrefois. Et à chaque fois c’était une erreur. On ne peut pas se fier aux choses que l’on peut voir là-bas. Les potentiels sont aussi fiables que... les sondages politiques. Rappelle-toi aux états unis en 44. Tout le monde prédisait que Wendell Willkie allait gagner les élections contre Roosevelt...
— Tu ne comprends pas mec ! Le moustachu ne va pas se faire élire démocratiquement !
Jay affiche une attitude qui sort totalement de ses habitudes. Son visage est crispé et le regard doux qu’il arbore d’ordinaire s’est transformé en une promesse de violence. Cet état d’esprit semble avoir une influence sur le climat local. Le ciel se couvre et le vent qui vient de se lever est étonnamment frais pour un mois de juillet.
— Hé là, hé là, Jay ! Relax ! Tu prends tout cela bien trop à cœur. Ne te fais pas de bille, le monde peut très bien tourner sans intervention. Il vaut mieux, que personne ne fasse quoi que ce soit. Les choses se passent bien mieux quand les humains se débrouillent tout seuls. Toute autre façon de faire est contre-productive. Même mon père a fini par comprendre cet état de fait.
L’exhortation au calme ne semble avoir aucun effet sur la montée de la colère de son interlocuteur. Les nuages noirs s’amoncellent au-dessus de leur tête et c’est maintenant une lueur de meurtre qui éclaire le regard de Jay quand il répond d’une voix glacée.
— Tu ne veux pas t’occuper du problème, et tu me conseilles de prier ton père ?
— Holà non ! Il y a bien longtemps que mon paternel n’est pas venu mettre son nez ici, pour menacer les infidèles ou hérétiques de décimer leur peuple ou descendance avec la peste ou les hémorroïdes*. Je ne sais pas si c’est par choix volontaire ou parce qu’il se moque de ce qui peut nous arriver. Mais même si c’est de l’indifférence, crois-moi, c’est une bénédiction pour nous autres.
— Tu prétends maintenant que si l’éternel nous a abandonnés c’est une bonne chose ?
— Non, je n’ai pas dit ça.... Enfin, pas vraiment. Même si j’ai, parfois, l’impression qu’il ne se rappelle plus qu’il possède un fils. J’ai dit que si mon père n’intervient plus à tout bout de champ sur le destin des homo sapiens, c’est une bonne chose. Souviens-toi ce qu’il t’a obligé à faire…
— L’homme que je connais, celui qui m’a convaincu que les mortels méritent d’être pardonnés. Qui m’à dit qu’un jour ils décideront à se montrer dignes de la vie éternelle. Celui qui a sacrifié son existence terrestre pour offrir à l’humanité une chance de rédemption et que j’ai aidé à monter ici. Le prophète qui m’a converti à sa foi et pour lequel j’ai défié l’autorité de ton père. Cet homme là, Jésus de Nazareth, qu’est-il devenu ?
IL N’AURAIT JAMAIS LAISSÉ L’HUMANITÉ SEULE FACE À UN TEL DANGER !
La voix de Jay monstrueuse et majestueuse résonne dans le ciel comme un coup de tonnerre. Des éclairs illuminent maintenant les nuages noir et bas au dessus de leurs têtes. Un grondement sourd monte crescendo tandis qu’un halo sombre exsude du corps de l’homme faisant baisser la luminosité ambiante.
Haaah oui... mon père l’a indéniablement choisi pour son sens du spectacle, pense Jésus. Ça ne va pas être facile de le calmer cette fois-ci.
— Euh Jay, mon ami ? J’ai l’impression que tu es de nouveau... hum... victime de tes... vieux démons. Tu me fais un peu peur... Jay ?
Bien que le paradis ne soit pas situé sur une plaque tectonique le sol se met à trembler de plus en plus intensément. L’environnement autour des deux hommes n’est plus composé que d’un ouragan obscur dont les deux interlocuteurs sont l’épicentre. Les limites de la fumée noire tournoyante semblent se rapprocher doucement. Les contours de Jay se diluent dans le décor tandis qu’il change de forme.
— Jay ? Tu te rappelles que tu es un peu... bipolaire ? Il y a euh... bien longtemps que je ne t’ai pas vu dans cet état. Si on s’asseyait, calmement, pour en discuter ensemble. J’interpelle un angelot pour qu’il nous apporte un peu de nectar bien frais et on se relaxe, Jay ? Je... Je suis sûr que dans quelques instants on en rigolera ensemble... Hein ?...
Personne n’avait assisté à sa chute. Elle avait creusé dans le désert du Nouveau-Mexique, non loin de Roswell, un cratère d’une dizaine de mètres qui fera couler beaucoup d’encre et sera la cause de bien des hypothèses invraisemblables. Mais même les plus extrêmes de ces thèses, ne se sont pas approchées de la vérité : le fils de dieu marche de nouveau parmi les Hommes.
Il avait fallu plusieurs heures, pour que les morceaux qui composent son corps se rassemblent en une forme vaguement humanoïde, et quelques-unes de plus, pour que ses poumons soient prêts à prendre la première et longue inspiration marquant son retour à la vie.
Houch ! Je ne me rappelais pas combien ces corps humains sont étriqués et perclus de douleurs en tout genre.
Allongé sur le dos, au fond du cratère, tous les os cassés, il ne peut bouger ou prononcer un mot sans risquer de décéder à nouveau. Il interroge du regard, le ciel devant lui qui s’éclaircit peu à peu tandis que la nuit fait place au jour. Le firmament ne répondant pas à ses questions il essaye de rassembler, en même temps que les pièces de son corps, les quelques bribes de souvenirs qui pourraient lui indiquer comment il est arrivé jusqu’ici.
Le trou dans sa mémoire et la perte de la majorité de ses pouvoirs célestes ne lui désignent qu’une seule cause possible :
C’est mon père... ça ne peut-être que lui, mais pourquoi ?
Plusieurs années et des milliers d’introspections plus tard, lorsqu’il évoque mentalement cette journée de Juillet, sa mémoire lui fait toujours défaut.
Aujourd’hui, Jésus de Nazareth se fait appeler John J Christ et le gouvernement des États-Unis lui a offert un boulot à plein temps. Il a créé à Washington "l’agence B", une entité destinée à lutter contre les menaces occultes qui mettent en danger l'existence de l'humanité. Notamment celles mitonnées dans le secret par Adolf Hitler, le moustachu le plus maléfique de tous les temps, aujourd’hui revenu d’entre les morts (Nda : Pour tout savoir sur ces histoires, lisez "Jésus contre Hitler" de Neil Jomunsi*).
Après 52 ans, d’aventures en tout genre, cherchant toujours la raison de son exil, c’est à l’aube de son deux millième anniversaire que John J Christ va enfin obtenir des réponses, qui vont le conduire à une étonnante vérité…
(*) Voir le glossaire du premier chapitre
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