Scéne 02 : La mort du Capitaine Konner

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    — Dehors, rentre chez toi Denis !

    Denis Konner tente de résister à la solide poigne qui saisit ses vêtements dans son dos pour le conduire vers la porte de l’établissement. Mais l’homme qui le tient à bout de bras a gardé de son ancien métier de marin pêcheur une force qui dépasse largement la sienne, même s’il avait été sobre et plus jeune.

    — Bon sang Mackenzie, c’est comme ça que tu t,… traite tes bons clients ?

    — Ça fait deux heures que j’ai fermé mon bar Dennis. Tu ne comprends pas que tu dois partir ? Je vais finir par avoir de nouveau des problèmes avec le shérif.

    — OK, je bois un d,… dernier verre et je m’en vais, promis !

    — C’est le troisième, "dernier verre", que tu viens de siffler Denis. C’est terminé, maintenant tu sors d’ici !

    Accompagnant son injonction du geste, Mackenzie ouvre la porte arrière de son débit de boisson, puis le pousse vers l’extérieur. Fin saoul, celui-ci glisse sur les trois marches en bois humides qui devaient lui permettre de descendre vers la ruelle et s’étale sur le sol à côté des poubelles et des mégots de cigarettes écrasés. Ne voulant pas laisser son client à terre le serveur se précipite pour l’aider. Mais Denis se retourne vers lui et le repousse d’un air furieux.   

    — Bon Dieu Mackenzie, je ne suis pas… pas prêt de remettre les p,… pieds dans ton immonde gargote.

    Le barman recule et fait volte-face vers la porte de son établissement. Il en franchit le seuil en répondant :

    — Ouais, ouais… c’est ça... À demain Denis ! Dis l’homme avant de claquer la porte.  

    — Mais tu… tu ne sais pas qui je suis. Je suis un ancien ca,… capitaine de l’armée de l’air. Tu vas v,… voir la publicité que je vais te faire auprès de m,… mes amis pilote !

    Devant l’absence de réponse et l'huisserie fermée, tout en se relevant piteusement, l’homme essaye d'épousseter ses vêtements, un manteau beige passé par dessus un t-shirt rouge et un blue-jean. Il se met à marmonner diverses choses sur ces foutus cafetiers qui ont perdu toute forme de respect pour leur clientèle, et combien, ils ferment leur débit de boisson bien trop tôt. Il continue sa diatribe en maudissant les Canadiens, les shérifs et tous les politiciens qui prennent des décisions stupides pour des raisons électoralistes.

    Tout à sa colère, Denis Konner ne ressent pas le froid humide du brouillard venant de la mer qui envahit le quartier du port à cette heure avancée de la nuit. Il se met en route, continuant à pester, tout en titubant.

    Mackenzie n’est pas le premier patron de bar exaspéré par son penchant toujours plus tardif pour l’alcool. Mais c’est peut-être le dernier qui accepte encore de le servir. Denis s’est fait bannir peu à peu de tous les bistrots de la ville. Il ne trouve plus asile que dans les établissements à l’hygiène douteuse pour lesquels son penchant pour la boisson représente une source de revenus appréciable.

    Il y a quelques mois le Shérif Hodgson, a décidé de se faire réélire, en réhabilitant les “valeurs familiales” de ses concitoyens. Il a demandé au maire Walter Fitzgerald de concocter un arrêté fixant à une heure du matin au plus tard la fermeture des débits de boisson. Trouvant cette décision injuste, voire “non constitutionnelle”, Denis a pris le parti d’entrer en résistance. Un combat, que ce soir encore, il doit mener seul en écumant le quartier du port à la recherche d’un endroit resté ouvert. Pourtant il connaît bien les quatre établissements du coin et devrait savoir qu’ils sont tous fermés à cette heure. Mais sa capacité à raisonner l’a quitté il y a quelques heures en buvant son douzième verre de la soirée.

    Cela fait plus de dix ans que Denis habite Dartmouth. À 72 ans, c’est un drôle d’endroit pour finir sa vie. Les retraités de l’armée touchant une solde aussi confortable que la sienne ont d’habitude tendance à déménager dans des régions ensoleillées comme la Californie. Mais, si Denis était resté en Californie il aurait dû supporter ses anciens collègues qui n’auraient pu s'empêcher de lui rappeler sa carrière dans l’US Air Force. Pour Denis, le froid, l’humidité et l’humeur taciturne des marins pêcheurs de la Nouvelle-Écosse ne sont pas un problème tant qu’il réside dans un lieu suffisamment éloigné de l’aéroport. Le rude climat canadien correspond totalement à l’état d’esprit dans lequel l’a plongé la mort de son fils et de ses petits enfants.

    Denis se rappelle combien, autrefois, il était fier de partager avec Sebastian son amour pour la voltige aérienne. En réponse à l’intérêt de son garçon, il lui avait appris à piloter. Sebastian, devenu chef de famille, empruntait souvent l’hydravion bimoteur de son père pour transporter sa femme et ses deux enfants vers leur maison au bord du lac à Beaver Bay. Jusqu’au jour où son avion était tombé quelque part dans les alentours du mont Hilgard en l’Utah, tuant tous ses occupants. C’est ainsi qu’en 1988 la lignée des Konner s’est éteinte.

    Un père ne devrait jamais survivre à ses enfants...

    Depuis il boit pour oublier que cet accident n'aurait pas eu lieu s’il n’avait pas été un foutu aviateur. Si seulement il avait révisé plus souvent son appareil, peut-être, qu’il ne serait pas tombé. S’il ne s’était pas installé à Monterey, son fils n’aurait pas eu besoin de survoler l’Utah. Autant de reproches qui le conduisent à essayer d’oublier qu’il est responsable de ce désastre. Dieu sait qu’il est difficile pour un militaire, même, à la retraite de se pardonner ses erreurs.

    Plongé dans sa tristesse et poussé par sa quête pour la divine bouteille qui la lui fera oublier, Denis n’entend pas le léger tic-tac émis par la créature qui s’est mis à le suivre.

    Elle possède une silhouette extrêmement mince, vaguement humanoïde. Tel un cintre qui déambulerait seul en portant un trench-coat au col relevé et un chapeau mou. Elle se déplace en faisant des pas saccadés et légèrement arythmiques. Ses pieds en métal frottant doucement les planchers de bois qui longent les commerces du port. Chacun de ses mouvements sont accompagné de discrets bruits mécaniques d’engrenages et de ressorts bien huilés.

    Inconscient du danger qui le guette, Denis marche de guingois en arpentant le trottoir qui doit l’amener devant “le perdreau farci” (NDA : En français dans le texte), un café français habituellement fréquenté par une population aux activités louches. Ce bar reste parfois ouvert très tard la nuit pour permettre à ses clients de discuter ensemble d’affaires pas très légales. Bien entendu, il ne se rappelle pas qu’il est considéré comme indésirable par le patron de cet établissement depuis plus de deux ans.

    Il se demande si, en tenant son manteau crotté au bras, son t-shirt rouge pourrait faire meilleure impression. Il répète intérieurement le bobard qu’il va servir au cafetier pour le convaincre de le faire entrer. Il est tout à la mise au point d’une stratégie fumeuse destinée à lui ouvrir les portes du bar, lorsqu'un homme sort d’une ruelle à quelques mètres à sa droite. Le lampadaire qui éclaire son dos ne permet pas d’observer les traits de l’individu qui se tourne vers lui et semble l’attendre. Mais une fois passée la peur causée par cette rencontre nocturne imprévue, Denis se rend compte que la silhouette est habillée d’un tablier, d’un gilet sans manche et d’une chemise aux manches relevées, comme les garçons de café de l’ancien temps.

    Hey, cet homme travaille pour un bar que je ne connais pas ? Et il ne me connaît pas non plus. C’est inespéré ! Je vais peut-être bien étancher ma soif, ce soir après tout.

    L’ancien militaire se met à apostropher l’inconnu :      

    — Bonjour. Je m'appelle Denis Konner. Vous ne sauriez pas ou je pourrais trouver un endroit pour boire un coup ?

    Toujours dans l’ombre, l’homme semble jauger son état d’ébriété, puis se retourne en lui faisant un signe pour l’inviter à le suivre. Dennis lui emboîte le pas et tourne à son tour vers la ruelle. Celle-ci est mal éclairée et la chaussée rendue glissante par l’humidité ambiante. Mais la faible luminosité n’empêche pas de voir que ce garçon de café boitille de façon saccadée comme s’il avait une jambe de bois. Il se dirige vers une sorte de tente tendue en travers du chemin au milieu de laquelle se trouve une étrange porte métallique plus ou moins en forme de poire. La décoration de cette porte semble être d’inspiration vaguement égyptienne. Cela ressemble à ces sarcophages dans lesquels sont enterrées les momies. Sauf que, sculptée dans l’acier, c’est une femme jeune, court vêtue et plantureuse, qui sert de modèle. Elle porte une coiffe de pharaon en guise de chapeau.

    Je comprends pourquoi je ne connais pas ce bar. Avec sa toile de tente, ça doit être un genre de truc itinérant. Ou alors un lupanar ?  Du moment que je peux boire un coup...  je serais très gentil avec la dame.

    Au moment où il arrive devant la porte, Denis se rend compte que le regard de la fille aux reflets de chrome qui lui fait face est rempli de larmes sculptées dans le métal...

    C’est quand même bizarre comme huisserie ? Les sanglots, ça ne doit pas vraiment inspirer le micheton. Ou c’est une de ces boîtes sado-maso ? Tout compte fait, je devrais peut-être éviter de rentrer là-dedans... Ou alors, je ne bois qu’un seul verre et je décampe ?

    En proie à ses doutes, Dennis reste immobile tandis que le barman ouvre la porte en grand et se retourne vers lui. Debout devant le battant le loufiat tend le bras pour inviter l’homme qui le suit à en passer le seuil. Denis s'aperçoit avec stupeur qu'à la lueur du réverbère, la face du barman est recouverte de métal. Composé de pièces mobiles, son visage se met à singer un sourire relevant les commissures des lèvres et pommettes au-delà de ce qui est humainement possible.

    C’est à ce moment-là que l'alcoolique prête attention aux “tic-tac” et autre bruit mécaniques qui l’entourent. Avant qu’il ne puisse reculer, une bourrade le pousse plus loin. Sans le vouloir, il franchit l’ouverture. Ce qu’il avait pris pour une porte est en fait réellement un sarcophage dont le fond est garni de pointes. Il se retourne pour voir l’individu qui l’a bousculé. Il se retrouve devant un étrange squelette mécanique portant un trench-coat et un chapeau mou qui braque sur lui une sorte d’arme à feu. Les yeux de cette créature, rouges et lumineux, semblent le menacer. Faisant passer silencieusement un message simple :

    Si tu sors de là, je tire !  

    Le Barman empoigne la porte et la referme devant Denis. Elle est, elle aussi, garnie de pointes qui forcent Denis à reculer vers le fond du sarcophage. Il s'arrête quand il sent dans son dos une ou deux aiguilles commencer à traverser ses vêtements. Le battant d’acier se clôt lourdement et au cliquetis de la serrure qui scelle la prison de Denis répond des bruits de mécanismes qui se mettent en branle. Dans le noir, l’alcoolique entend le tic-tac d’une horloge qui envahit peu à peu l’espace sonore de la caisse de métal.

    À l’extérieur, les deux automates rangent la toile qui cache la véritable nature du piège avant de s’évaporer dans les airs comme s'ils n’avaient jamais existés. Le sarcophage, abandonné dans la ruelle, laisse échapper un tic-tac qui s'accélère sans fin en un bruit régulier comparable à celui d’un moteur qui s’emballe. Les larmes sous les yeux de la statue en bas relief plaqué sur la porte se mettent à exsuder un liquide clair.

    Elle pleure réellement !


    Passé le sentiment d’incompréhension et la peur induite par l’obscurité, Denis explore avec ses mains l’espace dans lequel il est enfermé. D'énormes pointes de métal solides et menaçantes sont tournées vers lui. Cette cage lui rappelle un reportage montrant ces horribles dispositifs de torture du moyen âge. Le procédé est simple, mais efficace. Le prisonnier doit rester debout, immobile, de peur de s’embrocher. La peur qui submergeait déjà Denis devient incontrôlable. L’adrénaline générée par cette monstrueuse angoisse se met à combattre les effets de l’alcool. C’est avec l’esprit alerte qu’entre deux bouffées de panique, l'entraînement du militaire reprend le dessus.  Denis se pose des questions :

    Mais qui, me veut du mal, au point de me faire subir une telle torture ?

    Denis ne s’est pas fait que des amis dans sa vie, notamment lorsqu’il faisait partie de l’armée. Tandis que le tic-tac régulier qui résonne dans cette caisse de métal le rend à moitié fou, il essaye de faire une liste de ses ennemis. Mais à 72 ans, cette liste est plus que réduite. Ses anciens rivaux sont morts et leurs descendants mangent, eux aussi bien souvent, les pissenlits par la racine. S’il avait été choisi, quand il travaillait pour le projet Manhattan en 1945 pour larguer la bombe sur Hiroshima ou Nagasaki cette liste aurait été bigrement longue. Mais il n’était que le suppléant et n’avait jamais eu à appuyer sur le bouton d’une quelconque apocalypse nucléaire.

    Non, ses seuls ennemis vivant aujourd’hui sont les patrons de bar de Dartmouth. Il ne comprend pas pourquoi un de ces hommes serait excédé par son existence au point de monter une tentative de meurtre aussi compliquée ?

    Denis avait bien vu les créatures mécaniques qui l’avaient attiré dans ce piège. Ils n'étaient pas comme les robots humanoïdes construits par Honda au Japon qu’il avait découvert en regardant un reportage à la télévision*. Ils ressemblaient plutôt à ces automates des temps anciens , remplis d’engrenages et de ressorts de toutes sortes. Pourtant malgré des mouvements saccadés ils semblaient bouger de façon humaine.

    Est-ce que c'étaient des hommes déguisés ?


    Au bout de quelques heures dans sa prison d’acier, passées à hurler pour appeler des secours, après s’être blessé à de nombreuses reprises, Denis se rend compte que ces maudites pointes qui le menacent semblent bouger vers lui lentement. Le tic-tac omniprésent qui résonne, tel un métronome, dans sa prison métallique est insupportable. Si cette impression se confirme, de très inconfortable, ce sarcophage infernal va devenir fatal.


    Quelques heures plus tard, l’avancée des aiguilles d’acier transforme la peur panique qui n’a pas quitté Denis un instant depuis que la porte s’est fermée en une explosion d’angoisse. S’il avait eu des problèmes cardiaques, il serait mort à cet instant. Mais ces dernières années dédiées au dieu Bacchus n’ont pas totalement détérioré une santé solide due à une excellente hygiène de vie. Malgré son grand âge, Denis va survivre suffisamment longtemps pour se vider de son sang peu à peu. En proie au désespoir, il commence à pleurer doucement.


    Son supplice verra passer les heures au point de les convertir en jours. Denis est maintenant transpercé de toute part. Il essaye de rester éveillé, car chaque fois qu’il plonge dans le sommeil une immense douleur le réveille presque immédiatement. Malgré la faim, la fatigue et la perte de ses fluides corporels il est obligé de rester le plus immobile possible sous peine d'induire plus de souffrance à son supplice. La gorge sèche et la voix cassée il ne peut même plus crier pour attirer l’attention des passants. Il a toujours l’espoir inconscient que quelqu’un se promène par là et rend compte qu’il y a quelqu’un en train de mourir dans cette horrible caisse.

    Bon Dieu je suis au milieu du quartier du port, quelqu’un va bien me trouver ?


    Denis est décédé depuis des heures quand le tic-tac incessant dans le sarcophage se tait d'un seul coup. Un dernier roulement d’engrenage envahit la cage meurtrière et les pieux en acier se referment brusquement sur le corps torturé. Le silence, s'impose dans cet espace clos pendant quelques minutes, uniquement interrompu par le plic-ploc du sang du cadavre qui tombe sur le sol.


    De nouveau, se font entendre des roulements suivis d’un claquement métallique qui désengage les pointes du corps pour lui permettre de s'effondrer sous son poids. Les parois de la prison semblent devenir transparentes laissant pénétrer la lueur du réverbère au bout de la rue et celles des étoiles au-dessus du sarcophage. Celui-ci disparaît doucement abandonnant le corps supplicié de Denis  Konner au milieu du chemin.

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