Chapitre 3 : Bonne Nuit
La nuit à son apogée, une jolie lune gibbeuse s’est levée, surplombant la toile obscure du ciel.
Dans la cuisine, la vaisselle sale continue de s’empiler à mesure que je débarrasse et que ma mère plonge les céramiques dans l’évier.
1h45.
Il se fait tard et je ne peux empêcher un bâillement de sortir.
- Tu peux aller te coucher si tu veux, commence ma mère.
- Non, c’est bon, refusé-je.
- Je finirai le reste toute seule va.
Va dormir, tu en as besoin.
- Tout le monde en a besoin je te ferai remarquer, rétorqué-je.
Et puis je ne suis pas fatigué.
- Tu n’es peut-être pas fatigué maintenant, mais demain matin, ça a beau être les vacances, tu as rendez-vous chez le dentiste. Il faudra se lever tôt.
- Bon. D’accord, accepté-je. Je veux bien te laisser finir avec le nettoyage, mais je vais quand même rester.
Elle pose une énième assiette sur l’égouttoir et se retourne vers moi, les sourcils froncés dans une mimique dubitative.
- Antonio… Tu es fatiguant… soupire-t-elle.
- Si tu veux, tu peux aller te coucher, l’imité-je.
- Arrête, fait-elle en souriant. Ce n’est pas drôle.
Je sais que ça la fait rire.
- Et pourquoi tu veux rester ? continue-t-elle. Aurai-je au moins l’honneur de le savoir ?
- J’ai juste envie de discuter, voilà tout.
- De quoi ?
- De tout, de rien… De la Vie.
- Tu m’as l’air bien inspiré dis donc, se moque-t-elle gentiment.
- Ça va… fais-je, légèrement vexé.
Elle revient à ses assiettes et ses verres à pied et me laisse dans un silence songeur.
- Dis, toi tu es contente de ce que tu fais ?
- Comment ça ?
- Ben… Est-ce que ça te plaît ta vie ?
- Tu m’en poses des questions…
Je ne peux pas voir son visage, mais je sens que la question l’a prise de court.
- Tu sais, euh…
Enfin…
Elle s’arrête dans ce qu’elle faisait. Se retourne vers moi.
- Ce n’est pas simple de trouver sa place. Parfois tu croiras être à l’endroit que tu as toujours voulu atteindre, mais ce n’est qu’une fois à destination que tu te rendras compte que tu t’es trompé. Tu es allé à l’opposé, influencé, tu as laissé les complications prendre le pas sur le plaisir du début, tu t’es trop vite lassé, passé à autre chose, tu n’as pas vu quand il fallait tourner, tu n’as pas su te décider… Et tu as continué, persévéré, le long d’un sentier mensonger dont tu ne reconnaissais même plus le sol.
C’est là que tu as trouvé cette place vacante et que tu t’es dit: Tout ce chemin. Enfin récompensé. Tu ne t’es plus posé de question et tu t’es assis. Seulement pour ensuite apercevoir l’évidence. Tu ne peux plus te lever. Tu ne le pourras plus.
”Est-ce que j’aime ma vie ?” Tu me demandes. Je suis arrivée là et j’y suis restée. Est-ce que ça fait de moi une femme heureuse ? Après tout, j’ai une situation stable, une maison, un travail, de quoi manger, des amis sur qui je peux compter… Je t’ai toi.
Après tout ce temps à y réfléchir, je ne sais pas si j’ai trouvé ma place. Ce qui est sûr, c’est que j’ai trouvé une place. Avec du recul, je m’en contente. Sans perdre de vue ma personnalité.
- Maman…
- Quoi ?
- Franchement, t’as raison sur les trucs de la place dans la vie, la mauvais place, machin, tout ça. Toi par exemple, ça se voit que t’as raté une carrière de philosophe.
- N’importe quoi ! s’esclaffe-t-elle.
Allez… Va te coucher maintenant.
- Ok.
Je la regarde une dernière fois et elle me rend ce regard.
- Bonne nuit Antonio.
- Bonne nuit maman.
Je me tourne vers les escaliers. Une brise agréable me caresse la nuque. En souffle proche et pourtant ténu, je perçois :
- Bonne nuit.
- Tu l’as déjà dit, glissé-je tout bas.
Une à une, je grimpe les marches.
Destination : Brossage de dents, toilettes, gros dodo.
Je me hâte car j’ai envie d’être demain. Envie d’être un nouveau jour, recommencer le jeu vidéo de la vie depuis le début du dernier chapitre. Je connais déjà toute l’histoire, mais je parcours tous les niveaux à la recherche de mystères cachés, de fins alternatives, d’histoires secondaires.
Demain, quête(s) à remplir : Actuellement 1 - Se rendre chez le dentiste.
Se faire regarder les dents par un vieil homme à la calvitie s’aggravant à chaque rendez-vous qui ne savait prononcer que deux phrases - ”Voyons voir…” et ”Ça m’a l’air d’aller.” - n’avait rien d’excitant en soi. J’avais d’ailleurs déjà affronté ce boss un nombre incalculable de fois.
Mais bon. Au risque de me répéter, c’est les vacances et ma bonne humeur est incontestable.
Je me roule dans les draps et rêvasse. Je n’arrive pas à dormir. C’est encore la fête dans ma tête. Je me mets à penser. En tout cas, j’essaye. Difficile avec mon cerveau qui danse la rumba. Je pense à penser à rien. Ça ne marche pas. Je compte les moutons parce que… Parce qu’on ne sait jamais. 1… 2 moutons… 3 moutons… beaucoup moutons…
Ça ne me fait pas dormir.
Je regarde le plafond. Spectateur d’une représentation invisible. ”Ce soir (ou matin ? Après tout, il doit être 2h00 passées), vous assisterez aux acrobaties aériennes de notre fameux duo : Monsieur et Madame Poussière ! Venez vous ébahir devant les pirouettes effarouchantes de notre couple d’artistes survoltés ! Vous serez époustouflé par leur interprétation à la fois touchante et osée du drame social ”Du Balai !”, illustrée par des exercices de haute voltige. Pour la modique somme de gratuit euros, vous bénéficierez également d’une vue en contre-plongée vous permettant d’apprécier mieux encore ce divertissement aux rebondissements rocambolesques.”
Je souris encore. Juliane a raison. C’est marrant d’inventer des histoires. Moi, je ne sais pas trop ce que je voudrais faire plus tard. Bien sûr comme les adultes me le disent souvent, ”Tu as tout le temps devant toi”. Ils ont sûrement raison mais je pense que ce serait quand même pas mal si j’avais juste rien qu’un petit début d’idée.
Ce qui est sûr, c’est que je ne me vois pas dans un bureau tout petit et étroit à faire un travail répétitif qui n’en finit jamais. Moi, je me vois plus comme ma mère, un travail qui permet de rencontrer des gens, parler, recevoir de la gratitude… Mais coiffeur ce n’est pas pour moi. Je suis nul en travaux manuels.
Soudain, je me sens un peu comme une mouche. Pas très utile.
Et puis ça a l’air bête une mouche. J’ai pas envie d’avoir l’air bête.
J’ai du mal à trouver la bonne position pour dormir alors je gigote dans tous les sens. Mon lit gigote lui aussi, suivant le mouvement mais se retenant pour ne pas se laisser complètement emporter. Je me retourne encore et encore, en vain. J’ai trop d’énergie à revendre et ce n’est pas en roupillant que je pourrai la dépenser !
Je m’arrête de bouger un instant, me concentrant sur la fenêtre ouverte et les bruits du dehors.
J’aime bien écouter la nature. Surtout la nuit. Écouter les bruissements et les plaintes en imaginant quelle sorte de créature mystique peut bien rôder. Bien qu’il soit peu probable qu’une bête sauvage se soit perdue et retrouvée dans ce quartier résidentiel.
Je tends l’oreille et un bruit attire mon attention.
Il ne vient pas de l’extérieur.
J’ai l’impression que ça vient plutôt d’en bas.
De nouveau, je l’entends, plus proche.
Ça ressemble à une sorte de claquement. Comme si on faisait tomber un petit objet sur le sol. L’objet roule, se déplace dans la maison. Pendant un moment, se tait. Je le crois parti. Le bruit reprend, en haut cette fois. Comme si l’objet venait de monter l’escalier en silence. Le grincement du plancher de bois et le roulis de verre frotté me font penser à un calot, une grosse bille qui glisse dans le couloir.
Et s’approche.
Sans quitter le lit, je jette un coup d’oeil à ma porte. Entrouverte. Prestement, je me lève pour aller la fermer.
Le bruit s’arrête net.
Une fois sur le palier, j’en profite pour regarder rapidement dans le couloir. Avec l’obscurité, difficile de distinguer quoi que ce soit. J’observe le sol : rien d’anormal.
Je referme derrière moi et me dépêche de revenir à mon lit.
À peine sous la couette, le bruit s’élève à nouveau. Roule, roule. S’intensifie à mesure qu’il s’approche. Sur les lattes de bois, il sautille, galope, retourne en arrière, prend son élan pour mieux revenir. Déjà à ma porte, il vacille, décrit quelques cercles pour se stabiliser.
Il est là.
Derrière cette cloison qui m’empêche de le voir, il attend.
Recroquevillé sur moi-même, je me construis un fort d’édredons sous la couverture, comme si je pouvais me cacher de cette chose, cet être de l’autre côté. Mon corps comprimé par la peur, je reste immobile, en sursis des émotions vives des secondes à venir.
La brise n’a plus rien d’agréable. Froide et vicieuse, elle vient me chercher par les interstices de ma cellule de mousse et de coton pour me transir d’effroi. Voyons, essayé-je de me raisonner, ce n’est sûrement qu’une souris, un truc dans le genre. Rien de bien dangereux.
Dans le couloir, des murmures se font entendre. D’abord presque muette, la rumeur grossit, se clarifie. Plusieurs voix dans un tumulte désordonné s’affrontent avec des mots d’un autre monde. Susurrantes, sifflantes, claquantes, violentes, elles se fondent bien vite en un capharnaüm de paroles indistinctes.
- Maman ?
Mon appel se perd dans la cacophonie déchaînée qui tourbillonne, là, de l’autre côté.
Resserrant tout autour de moi les couvertures, je me rapetisse du mieux que je peux. Pris par la torpeur, mon esprit s’éloigne. Il s’échappe par la fenêtre, s’éloigne sur l’horizon, tache blanche parmi les étoiles. Je devrais le suivre, m’enfuir, courir loin, vite, partir.
Et je reste immobile. Je reste immobile.
Inerte comme si mon corps reconnaissait déjà qu’il était destiné à demeurer ainsi pour le reste de toute une éternité.
Si proche, la tempête de mots tourbillonne, quitte le plancher, roule à l’intérieur des murs de la chambre. Furieuse, elle instille sa rage dans l’habitacle de la maison, se rue à travers le ciment et la pierre, ronge l’intérieur, avide de l’extérieur. Plusieurs allers-retours lui suffisent.
Le béton craque d’un coup sec, transpercé par le déchaînement informe.
En lévitation, elle se penche, toute son attention guidée vers moi et ma ridicule tentative de me cacher de d’elle. Le bruit devenu hurlements et pleurs s’intensifie, s’intensiFIE, s’intensiFIE, s’intenSIFIE, s’inTENSIFIE, S’INTENSIFIE !
Pour retomber.
Les hurlements redeviennent cris, les cris redeviennent plaintes, les plaintes chuchotements, les chuchotements murmures. Les murmures s’évanouissent.
Alors, une seule voix, monotone et impersonnelle, prononce :
- Fais de beaux rêves.
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