- Indépendantes -
Lundi 4 mars 1974, Parc national du Grand Bassin, Nevada, États-Unis d’Amérique.
Les murs étaient blancs, le sol en lino noir et les panneaux d’indication en plastique gris. Des couleurs plutôt étonnantes pour leur époque. Alexia Sybaris ne s’y attarda pourtant pas. Sa chemise en carton serrée sous le bras, elle remontait les couloirs d’un pas affirmé. Elle jetait des coups d’œil réguliers aux horloges électroniques installées à chaque croisement. Une demi-heure d’avance. Dix heures dix. Le milieu de matinée avait poussé les employés de la Ghost Society hors de leurs bureaux pour un café ou un bref échange. Ils observèrent Alexia lorsqu’elle passa à travers différents départements pour rejoindre son objectif.
Ce n’était pas commun de voir une femme – si jeune qui plus est – arpenter les couloirs de la Ghost. Alexia n’avait pas un physique remarquable, c’était une jeune femme menue à la peau halée et aux cheveux sombres parfaitement noués. Mais son port de tête altier et sa démarche rigide accrochaient les regards des employés qu’elle croisait. Ses yeux d’un brun presque noir ne daignaient jamais se poser sur eux.
Tout son esprit était concentré sur l’entretien qu’elle s’apprêtait à passer.
L’angoisse fusait dans ses veines, contractait son ventre, durcissait les muscles de ses jambes. Pourtant, elle n’avait pas peur. Elle était impatiente, déterminée. Prête à en découdre.
Le directeur de la Ghost Society et ses deux adjoints se préparaient à la recevoir. Du haut de ses vingt ans, Alexia avait été désignée pour représenter sa famille. Chanceuse d’être l’aînée et d’avoir un père qui croyait en elle, la jeune femme s’apprêtait à défendre le projet des Sybaris pour l’appel d’offres lancé par la Ghost Society un an plus tôt.
Un peu plus de vingt ans après sa création, le corpuscule gouvernemental spécialisé dans les renseignements avait évolué en société paramilitaire et ambitionnait d’étendre son réseau dans l’Ouest américain. Si les relations internationales restaient tendues et la politique extérieure incertaine, le rôle de la Ghost dans le traitement des informations en contexte de Guerre Froide s’était amoindri. À présent, les stratégies se concentraient sur le territoire américain.
Dans la partie nord de la Vallée Centrale de Californie grandissait Modros, ville autrefois anonyme qui avait subi un fort exode rural. Avec l’accroissement de la population et les immigrations avait implosé le crime organisé. C’était pour reprendre le contrôle de ce territoire pivot de Californie que la Ghost Society avait lancé un appel d’offres à des particuliers. Le projet consistait notamment en la création d’une société-fille de défense civile pour lutter contre la criminalité.
Thanos Sybaris, le père d’Alexia, avait autrefois mis ses compétences au service de la Ghost Society et ses enfants étaient plus que familiers de son travail. C’est pourquoi il avait soufflé à sa propre fille de se renseigner sur cet appel d’offres gouvernemental et de tenter sa chance. La famille Sybaris, bien qu’ayant quitté leur Grèce originaire où ils avaient fait fortune dans l’import-export, avait des ressources financières non négligeables.
Alexia avait préparé sa candidature pendant des mois. Étudié les ambitions de la Ghost pour le territoire de Modros, évalué les apports financiers et organisationnels à sa disposition, estimé les ressources temporelles et humaines dont elle aurait besoin pour mener le projet à bout.
Au milieu de son rictus implacable frémissait un sourire de satisfaction. Elle ne pouvait pas échouer. Elle était trop bien préparée pour cela. Parfaitement apprêtée à la mission qui l’attendait. Alexia Sybaris se voyait déjà signer son contrat avec la Ghost Society. Ce n’était qu’une question de minutes.
La salle d’attente de la haute-administration était agrémentée de quelques touches de couleur au milieu du blanc, du gris et du noir. Pots de plantes d’un rouge sanguin, tableaux décoratifs multicolores, tables basses bleu pétrole.
Mais Alexia n’y prêta pas plus d’attention qu’elle n’en avait donné le reste de son trajet. Après avoir observé les trois portes qui donnaient sur les bureaux du directeur et sur ceux de ses adjoints, elle remarqua le deuxième candidat. Assis à l’autre bout de la salle, jambes croisées, veste ajustée et pantalon noir de costume.
Leurs regards se croisèrent. Alexia réprima un sourire de connivence. Si elle savait que seulement deux candidatures avaient été retenues, elle avait été incapable d’obtenir des informations sur son adversaire.
Et elle devait reconnaître qu’elle ne s’attendait pas à tomber sur une autre femme, tout aussi jeune qu’elle. Sans une hésitation, Alexia s’avança et se planta face à elle.
— Enchantée. Alexia Sybaris.
Son adversaire se leva, lui serra la main en retour avec un sourire entendu.
— Giulia Costello. Enchantée.
Elle avait des yeux d’un marron profond, intelligent, étincelant. Loin des iris presque noirs, implacables, d’Alexia. Une fois assises l’une en face de l’autre, Alexia reprit la parole :
— C’est un accent italien que j’ai entendu ?
— Bonne oreille.
Alexia baissa légèrement le menton sans quitter son adversaire des yeux. Avec ses cheveux bruns délicatement ondulés, ses yeux bien maquillés et son expression avenante, Giulia n’avait pas l’air d’être à sa place. Et c’était sûrement là que résidait sa force.
Les minutes finirent par s’égrener. Alexia faisait courir ses doigts sur la chemise en carton sur ses cuisses, sans jamais l’ouvrir. Son CV, son projet pour Modros et l’intitulé de l’appel d’offres pesaient une tonne sur ses jambes.
— Je suis quand même un peu surprise.
Agacée d’avoir été coupée dans ses réflexions à propos de l’entretien, Alexia releva à peine le cou. Giulia ne s’en formalisa pas et entonna d’une voix distincte :
— Je ne m’attendais pas à tomber sur une autre candidate aussi jeune. J’imaginais que j’avais été retenue pour la fantaisie de mon profil. Une jeune femme étrangère de même pas trente ans.
— La surprise est partagée, finit par reconnaître Alexia. Peut-être qu’ils comprennent enfin à quel point il est stupide et contre-productif d’éloigner les femmes des affaires d’intelligence économique et de renseignements. Nous sommes au cœur de l’espionnage depuis la nuit des temps.
Une étincelle s’alluma dans les prunelles de Giulia. C’était le genre de femme à apparaître sur un magazine de consommation : « Le classement des dix meilleurs aspirateurs pour appartement ». Son air jovial, ses yeux expressifs, son grand sourire peint de rouge. Ses mains délicates aux ongles brillants, son cou gracile décoré d’un collier en or, la montre à la dernière mode sur son poignet.
Alexia s’en méfia plus que jamais. Ce n’était pas une idiote. Son apparence était là pour désarmer, pour déstabiliser. Afin de mieux attaquer.
À dix-heures quarante, l’une des trois portes s’ouvrit. Un homme bedonnant aux cheveux poivre et sel s’avança dans leur direction. Son costume beige taillé sur mesure ressortait particulièrement bien sur sa peau noire. Il invita les deux jeunes femmes à le suivre d’un signe de tête. Une fois proches de lui, il leur serra tour à tour la main.
— Mme Costello, Mme Sybaris.
Se faire appeler « madame » et non « mademoiselle » malgré l’absence d’anneaux à leurs annulaires gauches ne déplut pas à Alexia.
— Inan Mubarek. Mes collègues nous attendent dans mon bureau.
Même si Alexia avait déjà étudié le profil de Mubarek, le rencontrer en face-à-face était une tout autre expérience. Le directeur actuel de la Ghost Society traînait légèrement la jambe gauche et dégageait un air serein. Difficile de croire qu’il dirigeait une agence de renseignements.
Alexia s’efforça à ne rien laisser paraître de son angoisse en franchissant le seuil à la suite de Giulia Costello. Un large bureau en demi-lune lui faisait face. Deux autres hommes y étaient déjà installés. Sczepański à gauche, Herez García à droite. Les deux directeurs-adjoints.
— Bienvenue, leur lança ce dernier en se levant.
Alexia observa brièvement les lieux avant de diriger de nouveau son attention vers ses interlocuteurs. L’espace était globalement fonctionnel, mais Mubarek y avait ajouté quelques touches personnelles. Cadres photos sur le bureau, tapis aux couleurs flashy, décorations orientales sur les murs et bibelots sur les étagères.
Ils souhaitaient apparemment commencer avec un entretien en duo. Peu importe, elle s’y était préparée aussi.
— Asseyez-vous, leur intima Mubarek en rejoignant son bureau de sa démarche inégale.
Une fois assises, elles patientèrent le temps que les directeurs adjoints brandissent les dossiers qu’elles avaient déjà envoyés par fax. Giulia se crispa légèrement en constatant que sa proposition comportait bien moins de feuillets que sa voisine. Alexia ne montra rien de la pointe de satisfaction que ceci lui procura.
— Mme Sybaris, je vous en prie, commencez.
Alexia ne se tut qu’une demi-heure plus tard, la gorge irritée d’avoir trop parlé sans boire. Mubarek et ses deux adjoints avaient encore le nez plongé dans les feuillets de sa candidature. Surprise, approbation, méfiance, satisfaction et ambition avaient tour à tour brouillé leurs traits.
Les trois hommes restèrent pourtant silencieux avant de se tourner vers la deuxième candidate.
— Mme Costello, c’est à votre tour.
Alexia se laissa aller dans son siège tandis que son adversaire entamait sa présentation. Si l’expérience des Costello dans la lutte contre le crime organisé remontait à plus d’années – ils étaient en guerre contre la mafia sicilienne depuis plusieurs décennies – leurs moyens étaient moindres. Alexia pouvait avancer plus de sommes, mobiliser plus de ressources organisationnelles. Elle se sentait confiante.
— Voilà pour ma proposition, conclut Giulia Costello en s’affaissant légèrement dans sa chaise.
Sa présentation semblait l’avoir sapée de ses forces. Sa veste de costume paraissait trop grande pour ses épaules. Alexia durcit son cœur et détourna le regard. Elle respectait son adversaire, car leurs situations se rapprochaient grandement. Il n’empêchait que Costello était sa rivale et elle se refusait à tomber en empathie pour elle.
Les trois haut-gradés de la Ghost Society demandèrent à Giulia de sortir. L’heure des questions plus personnelles était venue. Alexia carra la mâchoire tandis que la deuxième candidate refermait la porte derrière elle.
— Mme Sybaris, entama Mubarek en rassemblant les feuillets qui constituaient son dossier. Je ne vous cache pas que votre projet est ambitieux. Nous n’avions pas pensé à créer un centre de formation affilié à la future société-fille. C’est complètement inédit.
— Une école permettra de se rapprocher de la population, acquiesça Alexia avec un sourire de velours. Sans compter que les problématiques de recrutement en seront amoindries. Non seulement cet établissement pourra fournir des agents à la société-fille de Modros, mais aussi à d’autres sociétés-filles réparties sur le territoire.
Les deux directeurs-adjoints échangèrent un regard. L’idée semblait les séduire. Sczepański se pencha au-dessus du bureau avant que l’un de ses collègues ne prenne la parole.
— Mme Sybaris, je reconnais que votre proposition est intéressante. Toutefois, je me demande si vous aurez les épaules pour l’assumer.
L’insinuation jeta un froid dans la pièce. Mubarek jeta un coup d’œil étonné à son associé, mais n’intervint pas. Il devait estimer l’interrogation légitime.
— Je pensais que ma proposition financière était claire.
Sczepański soupira puis secoua la tête. Lèvres pincées, il précisa :
— Je parlais plutôt de vous-mêmes. Vous êtes une femme très jeune.
— Et qu’est-ce qui pose problème ? Le fait que je sois jeune ou que je sois une femme ?
Alexia avait fait du son mieux pour masquer le fiel de sa voix.
— Nous n’avez pas beaucoup d’expérience dans le domaine, intervint Mubarek dans une tentative de désamorcer la tension.
Alexia ne se détendit pas d’un chouïa. La langue lourde d’amertume, elle s’efforça à répondre sans perdre mon masque professionnel :
— J’en suis consciente. C’est pourquoi j’ai aussi suggéré dans ma proposition de m’octroyer des ressources humaines pour m’accompagner dans le lancement de projet.
Herez García, le deuxième directeur-adjoint, gratifia ses collègues d’une œillade appréciatrice. Il appréciait le mordant d’Alexia.
— Vous aurez les ressources nécessaires fournies par la Ghost au besoin, Mme Sybaris.
L’intéressée dressa légèrement le menton en confrontant du regard Mubarek et Sczepański. Si le dernier conserva un air dubitatif, le premier finit par hocher le menton.
— Quelques dernières questions et nous vous laisserons tranquille.
La jeune femme croisa les mains sur son giron. Elle croyait en son projet, en ses forces, en sa prestance. La fin des épreuves lui semblait plus proche que jamais. Ce n’étaient pas quelques interrogations qui allaient la miner.
Avec un pli satisfait sur les lèvres, Alexia les invita à la questionner.
Giulia Costello grinçait des dents tandis que son gobelet en plastique se remplissait d’eau. Elle étancha sa soif d’une grande rasade puis se tourna vers le couloir. Alexia Sybaris était en pleine discussion avec Inan Mubarek. Le directeur de la Ghost Society parlait avec enthousiasme, ses grands bras allant et venant au rythme de ses paroles.
Giulia les observa à la dérobée quelques secondes de plus. Il n’y avait pas réellement de triomphe sur le visage de son adversaire. Une simple satisfaction, comme si elle venait d’achever une tâche un peu contraignante.
Avec un soupir, elle se détourna. Alexia aurait pu fanfaronner que ça n’aurait rien changé à leur destinée commune. L’une était la gagnante, l’autre la perdante. Les trois haut-gradés de la Ghost Society leur avaient annoncé les résultats au bout de deux heures seulement. Comme quoi, le choix n’avait pas dû être cornélien.
Glacée jusqu’aux os, Giulia récupéra sa chemise en carton, la glissa sous son coude et s’éloigna. Aujourd’hui, elle était perdante.
Mais elle n’avait pas abandonné.
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