- Acherontia Atropos -

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Mardi 10 janvier 1978, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Le soleil d’hiver traversait les baies vitrées sans réchauffer pour autant l’atmosphère. Alexia resserra les doigts autour de son gobelet de café brûlant. En contrebas, des échafaudages et des grues annonçaient les futurs locaux d’entreprises et grands immeubles qui côtoieraient S.U.I.

Ses lèvres frémirent de ce qui devait être un sourire. Le siège de sa société-fille avait poussé au cœur de Down-Town, le quartier historique de Modros en rénovation depuis une dizaine d’années. Du haut du dernier étage, où se trouvait le bureau de la directrice, la réussite de S.U.I en était remarquable.

Les unités spéciales d’intervention. Le directeur des relations presse avait réalisé un travail appréciable pour sensibiliser les habitants à l’arrivée d’une nouvelle forme de protection civile. D’ici quelques mois, S.U.I enverrait ses premiers agents de terrain. Dourney était leur cible principale. Le quartier connaissait une explosion démographique qui apportait avec elle son lot de troubleurs de l’ordre. La police peinait à se tenir sur tous les fronts, avec la drogue et la contrebande qui pullulaient à tous les coins de rues. Sans compter que les élus locaux les avaient prévenus de l’émergence d’une zone encore plus instable au sud-est. Les stupéfiants y naviguaient sans personne pour les arrêter, des habitations non déclarées apparaissaient au milieu des champs réquisitionnés par la ville. Ce quartier était d’ailleurs surnommé Sludge, boue, à cause de la terre humide où étaient installés les points de vente de drogue.

Même si la situation était urgente, Alexia ne voulait pas se précipiter. Le recrutement des premiers agents était en cours. La Ghost Society lui avait déjà proposé d’envoyer de la main d’œuvre le temps de lancer le processus. En complément, une équipe de recrutement se chargeait de repérer les potentiels auprès des autres agences gouvernementales ou dans les réseaux spécialisés.

En plus des agents de terrain, elle avait aussi fait passer des entretiens à différents jeunes talents en provenance de l’étranger. Elle-même d’origine grecque, Alexia espérait bien trouver de futurs collaborateurs au sein des immigrés qui étaient arrivés ces dernières années à Modros.


Quand le café eut complètement disparu de son gobelet, Alexia soupira et sortit de son bureau. Cet étage était consacré à la haute-administration. Les inférieurs accueillaient les bureaux des futurs agents de la A.A – ceux de S.U.I n’étaient pas destinés à en avoir individuellement – les salles d’entraînement et informatiques, la cafétaria et l’infirmerie. Tout n’était pas en place, un étage était encore en plein chantier, mais ça avançait. Et c’était ce qui comptait pour Alexia : que rien ne stagne.

Elle manqua renverser sa secrétaire en sortant de son bureau. Paula – qu’elle avait recrutée alors qu’elle était menacée d’expulsion du territoire – s’excusa en bredouillant avant de prendre la parole avec un accent brésilien prononcé :

— Mme Sybaris, l’équipe de recrutement m’a fait savoir qu’ils avaient plusieurs profils à vous soumettre. (Elle se tourna vers un homme qui était resté en retrait de leur conversation.) Ce monsieur a réussi à parvenir jusqu’ici. M. Hunt souhaite discuter avec vous, il est étudiant à l’université de Californie et il… Il vous expliquera mieux que moi.

La secrétaire se retira tandis qu’Alexia la remerciait pour les informations. De son pas rigide, elle approcha de l’inconnu et lui tendit la main. Il la serra tranquillement.

— Mlle Sybaris, c’est un plaisir.

Avec ses cheveux blonds trop longs et ses lunettes à monture ronde, il ressemblait aux jeunes de Dourney qui fumaient des joints dans les parcs en jouant de la guitare mal accordée. Alexia s’efforça de passer outre son accoutrement.

— M. Hunt, si j’ai bien compris ? Paula m’a dit que vous étiez étudiant.

— En médecine, acquiesça-t-il avec un sourire. J’entame ma spécialisation en psychiatrie.

Alexia hocha du menton sans le quitter des yeux. Qu’attendait-il d’elle ? De S.U.I ?

— J’étudie à San Francisco, mais je suis originaire de l’Oregon. J’ai entendu dire que vous recrutiez et alliez avoir besoin de personnel médical.

Modros se trouvait à mi-chemin de ses deux lieux de vie, ce serait idéal pour lui.

— Oui, répondit Alexia. À plus long terme, nous envisageons de construire une clinique sur Dourney pour apporter un centre hospitalier dans le quartier, mais ça ne sera pas avant plusieurs années. Et l’infirmerie vient de trouver son médecin.

— Il est spécialisé ?

Comme Alexia niait de la tête, l’étudiant esquissa un sourire.

— Eh bien, vous aurez sûrement besoin d’un psychiatre quand S.U.I se sera mieux développée non ? Dans un premier temps pour accompagner nos agents sur le plan psychologique et dans un deuxième temps pour rejoindre la clinique.

Étonnée par son culot, Alexia ne réagit pas tout de suite. Elle ne condamnait pas son comportement, au contraire. Elle appréciait qu’il la démarche en amont de sa recherche d’emploi pour espérer entrer dans ses bons papiers.

— Et qu’avez-nous à nous proposer en attendant ? Si S.U.I vous fait une promesse d’embauche, il me faudrait un investissement en retour.

— Rien de plus normal, approuva l’étudiant en hochant la tête. Je pourrais commencer par assurer des permanences d’écoute et de soutien psychologique pour vos agents dès que les missions auront commencé.

— Ça me semble intéressant.

Visiblement satisfait de la tournure de l’échange, l’étudiant redressa les épaules. Des rayons de soleil lui frappèrent le visage, éclairant au passage ses yeux d’une étonnante couleur ambrée. Derrière le verre de ses lunettes et ses mèches blondes, Alexia les avait crus noisette.

— Nous en discuterons plus en détails avant de prendre la moindre décision, crut bon d’ajouter Alexia dans l’espoir de modérer la satisfaction qui suintait de son interlocuteur. Prenez rendez-vous avec Paula, ma secrétaire.

— Avec grand plaisir. Merci pour votre temps, Mlle Sybaris.

Avant qu’il se dirige vers le bureau de sa secrétaire, Alexia l’arrêta.

— Au fait, M. Hunt, c’est Madame Sybaris, pas Mademoiselle.

Il la dévisagea en silence quelques secondes avant de s’empourprer.

— Bien sûr, Madame.

Instinctivement, il jeta un coup d’œil à sa main gauche, afficha un air perplexe face à ses doigts nus, mais ne fit aucune commentaire. Alexia lui adressa une mimique moqueuse.

— Pas besoin de bague pour demander le respect, M. Hunt. Je vous dis à bientôt.

Elle le planta sans un mot de plus.


Deux étages plus bas, Alexia retrouva dans un salon détente la dernière personne qu’elle avait recrutée. La jeune femme était occupée à se servir un café. Pas bien plus grande qu’Alexia, elles avaient en commun une peau halée et des cheveux sombres.

— Mme Amati.

Caterina leva le nez de sa cafetière pour la saluer d’un hochement de tête. Alexia l’appréciait pour sa franchise et son efficacité. Les rares fois où elle s’exprimait, c’était toujours pour faire une remarque pertinente.

— J’espère que votre installation se passe bien.

Caterina hocha de nouveau la tête, ses yeux bruns flottant par-dessus l’épaule d’Alexia. Celle-ci se retourna pour se retrouver face à un homme d’une trentaine d’années. Il était entré dans la pièce juste après elle.

— M. Wayne, vous tombez bien. (Alexia se tourna de nouveau vers leur nouvelle collaboratrice.) Mme Amati, je vous présente le médecin que la Ghost Society nous a envoyé pour assurer le suivi médical des agents.

— Andrew Wayne, se présenta-t-il en tendant une main à Caterina. Enchanté.

Il avait un accent britannique à faire frémir du thé. Ses yeux verts quittèrent difficilement Caterina lorsqu’elle déclina son identité.

— Mme Amati est en charge des équipements textiles, expliqua Alexia en croisant les bras. Nous n’avons pas d’uniforme à proprement parler, mais certains tissus sont à privilégier en fonction des milieux et des besoins de mouvements. Mme Amati est ici pour réfléchir à tout ça et pour fournir aux agents un équipement de qualité.

Caterina resta neutre, malgré le plaisir reconnaissant que suscitèrent les paroles d’Alexia en elle. Elle avait quitté sa Toscane natale où ses parents avaient dû fermer leur manufacture textile. Quitter sa famille pour espérer un meilleur avenir était peut-être la norme de beaucoup de personnes, mais ça n’en faisait pas quelque chose d’anodin pour autant. Le voyage avait été rude et l’arrivée encore plus. L’opportunité de travail que lui avait offerte Alexia lui permettait de payer le loyer de son modeste appartement et de s’organiser des sorties.

C’était plus qu’elle n’avait espéré, mais Caterina ne voulait pas non plus s’émerveiller. S.U.I était peut-être une société mixte qui travaillait pour l’État, il n’empêchait que les choses étaient loin d’être terminées avant sa mise en route définitive. Avec la toxicité qui régnait à l’international, Caterina craignait de mauvaises annonces du gouvernement. Son boulot pouvait lui être arraché du jour au lendemain.

Alors les galères recommenceraient.


Alexia laissa Andrew Wayne et Caterina Amati faire connaissance. Si l’équipe était encore réduite, elle pressentait sa croissance imminente. Une fois les premières unités de S.U.I sur le terrain, tout accélèrerait. Alors elle pourrait vraiment tester ses capacités.

Jusqu’ici, elle avait mis en œuvre le plan de lancement qu’elle avait exposé à Inan Mubarek et ses associés quatre ans plus tôt. Il y avait eu des déconvenues, de mauvaises surprises et des retardements. Comme tout bon projet. Mais rien d’alarmant. La Ghost Society était satisfaite de l’implantation de cette société-fille à Modros. Le système des agents de terrain polyvalents, les unités de S.U.I, et des agents spécialisés, ceux de la sous-branche Acherontia Atropos, semblait plaire à la Ghost. Ils avaient donc accepté de considérer un projet de financement pour la construction de l’école de formation.

Alexia avait poussé de côté cette possibilité en se consacrant à la création de son entreprise. C’était trop compliqué de se pencher sur le cas de l’école de S.U.I avec tout le reste à gérer à côté. Mais à présent que le plus pénible était passé et que son équipe s’agrandissait de mois en mois, elle aurait le temps de réfléchir à ce projet. Ça lui tenait à cœur, de faire de sa société un environnement polyvalent. L’école, l’entreprise, la clinique… S.U.I finirait par s’installer pour de bon à Modros afin d’en devenir le bouclier et l’épée.

L’école de S.U.I ne serait pas un simple centre de formation. Elle désirait en faire un établissement de renom qui pourrait ouvrir les portes des universités aux élèves brillants, qu’ils désirent travailler pour S.U.I ou pas. Il fallait que les habitants prennent conscience de l’importance de la société, qu’ils finissent par en tirer une fierté locale. Si Alexia parvenait à faire de ce projet une réalité, elle comptait aussi attraper dans son filet les classes bourgeoises de la ville. Réfugié au nord-ouest de Modros, à l’opposé exact de Sludge, le quartier de Mona grandissait lui aussi sous l’apport des dollars. Si ces familles plaçaient leurs enfants à l’école de S.U.I, la renommée de l’établissement grandirait d’elle-même.

Sans compter que la Ghost Society trouverait elle aussi un intérêt dans ce centre de formation. La Ghost ne possédait pas de système semblable, ni aucune de ses sociétés-filles existantes. Avec l’école de S.U.I, la société pourrait fournir de jeunes diplômés aux diverses entités réparties sur le territoire.

Comme bien souvent lorsque les idées fourmillaient dans son crâne, Alexia marchait d’un pas énergique. Ses jambes l’avaient emmenée jusqu’à un balcon. Elle poussa un lourd soupir pour se vider la poitrine d’une boule d’appréhension impatiente. Sur le balcon, le soleil lui fit plisser les yeux tandis qu’une brise froide balayait ses joues.

Elle réussissait. Comme son père l’avait prédit, comme elle-même l’avait compris au fil du temps. Plus jeune, elle avait eu du mal à y croire, à croire en elle. Il n’y avait pas beaucoup de modèles pour Alexia Sybaris, vingt-quatre ans, femme cheffe d’entreprise de renseignement et de protection civile. À vrai dire, il n’y en avait aucun à sa connaissance.

L’idée qu’elle puisse inspirer des jeunes filles à l’avenir lui réchauffa la poitrine.

Pourtant, ce qui transforma son frémissement des lèvres en sourire fut le rappel bref de sa rencontre avec l’étudiant. Elle fronça les sourcils, serra les mains autour de la rambarde.

Elle n’était pas certaine d’aimer cette sensation au fond de sa gorge. Une brûlure, un sentiment d’urgence. Ses tripes nouées.

Alexia réussissait trop bien pour que le moindre échec se dresse sur sa route.

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