- Fardeaux -
Vendredi 7 janvier 1983, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.
Caterina Amati patientait en feuilletant un magazine de cuisine. La salle d’attente de l’infirmerie n’était pas bien grande, mais elle était fonctionnelle et plutôt agréable. Chaises rembourrées, distributeurs de boissons chaudes ou froides, plantes en pots et affiches de santé parsemaient la pièce aux murs gris clair.
Son ventre rebondi par huit mois de grossesse se révélait être un support utile pour tourner les pages du magazine. Elle était arrêtée depuis un mois et demi, mais avait promis à Andrew de le rejoindre au siège de la A.A à la fin de sa journée. Même s’il passait le plus clair de son temps à la clinique privée fondée il y a un an, il officiait encore de temps à autre à l’infirmerie de S.U.I.
Caterina fronça le nez lorsqu’elle tomba sur une recette de pâtes à l’italienne. Elle n’eut pas besoin de la parcourir intégralement pour comprendre qu’on insultait des générations de gastronomie italienne. Elle n’était pas très attachée à la cuisine, mais les souvenirs de son enfance en Toscane en étaient indignés.
La porte de la salle d’auscultation s’ouvrit avec un grincement discret. Caterina rejeta son magazine en levant le nez. La tignasse châtain-roux d’Andrew s’était ébouriffée au fil de la journée. Il aurait eu l’air négligé si ses épaules n’avaient pas conservé une certaine raideur.
— Tu as pas trop attendu, j’espère, grimaça-t-il en verrouillant le cabinet derrière lui.
— Non, cinq minutes. Ça va ? tu as l’air fatigué.
Andrew lui embrassa le front avant de pincer la bouche de lassitude.
— Longue journée. Et toi ? La petite t’a pas trop dérangée ?
Tout en secouant la tête, Caterina s’engagea à ses côtés dans le couloir. En journée, le bébé était plutôt calme. C’était la nuit qu’elle décidait de faire la fête dans son utérus.
— Toujours partante pour dîner ?
— Et impatiente, acquiesça Caterina en prenant conscience de la faim qui lui mordait les entrailles.
Andrew sourit, lui caressa le dos de la main puis appela l’ascenseur une fois au bout du couloir. Les portes s’ouvrirent en dévoilant un intérieur vide. Bonne nouvelle ; Caterina ne serait pas embarrassée par son ventre proéminant.
L’accueil de S.U.I était calme en ce vendredi soir. Une secrétaire assurait une permanence, installée derrière un comptoir rectangulaire d’un blanc nacré. Un sol de larges dalles gris clair renvoyait la luminosité en journée. À cette heure-ci, seuls les halos des lampadaires et les phares de voitures franchissaient les baies vitrées du hall d’entrée.
Une femme à la silhouette rigide discutait avec deux hommes près d’un triangle de sofas. Ses interlocuteurs s’en allèrent au moment où Andrew et sa compagne passaient près d’elle. Ses féroces yeux noirs les happèrent aussitôt.
— Mme Amati, M. Wayne.
Les concernés ralentirent le pas jusqu’à l’arrêt complet. Quand la fondatrice prenait la peine de vous interpeler, c’était qu’elle avait quelque chose à vous annoncer. Caterina nota qu’elle continuait à l’appeler par son nom de jeune fille. Certes, Andrew et elle n’avaient pas encore officialisé leur union, mais ils étaient déjà fiancés.
— Mme Sybaris, la saluèrent-ils de concert.
Alexia glissa rapidement le regard vers le ventre de son interlocutrice. Un vague de malaise parcourut Caterina de la tête aux pieds. Elle était habituée à toutes sortes de regards, venant d’hommes ou de femmes : compassion, jalousie, pitié, admiration ou mélancolie.
Mais jamais encore elle n’avait vu tant de dégoût et de colère. Les iris sombres de sa supérieure ne l’avaient effleurée qu’une demi-seconde. Ça avait suffi pour rendre Caterina nerveuse. Pendant un instant, elle craignit qu’Alexia lui reproche son congé maternité et le retard que ça induisait pour l’équipe textile.
— Je voulais simplement vous féliciter pour…
Alexia laissa la suite en suspens, mais elle fit un geste vers le ventre de Caterina avec un sourire entendu. Secouée par la vague de soulagement qui descendit le long de son corps, Caterina n’eut pas la présence d’esprit de répondre dans l’immédiat. Andrew s’en chargea en lâchant un petit rire embarrassé.
— Je vous remercie.
Alexia hocha la tête puis leur souhaita une bonne soirée. Encore hébétée, Caterina la suivit des yeux avant de déglutir péniblement. Son ventre semblait peser des tonnes. Elle n’avait pas imaginé ce regard. Cette rage indicible, cette rancœur infinie.
Alexia Sybaris lui en voulait-elle ? La jalousait-elle ? Regrettait-elle une vie de famille qu’elle n’était pas en mesure d’obtenir ?
— Cattie ?
La main d’Andrew lui toucha l’épaule. Comme Caterina ne se départait pas de son expression troublée, son compagnon se pencha vers elle.
— Ça va ?
La bouche pâteuse, Caterina s’efforça à hocher la tête avant de saisir la main d’Andrew. Le hall de S.U.I ne lui semblait plus aussi accueillant. Elle devait sortir d’ici, inspirer une goulée d’air frais. Mettre de la distance entre Alexia Sybaris et elle.
Où étaient les toilettes les plus proches ? Au rez-de-chaussée, près des escaliers. Combien de secondes avant qu’elle les atteigne ? Suffisamment pour qu’elle retienne ses nausées. Sa main poussa brusquement la porte. Les plafonniers clignotèrent avant de stabiliser une lumière crue. Alexia ne s’en soucia pas, elle fonça vers la première cabine.
Le trou des toilettes lui parut énorme. Ses jambes tremblaient dans ses chaussures à talons carrés. Ses tripes se nouèrent un peu plus, ce qui la fit pencher au-dessus de la cuvette. Elle se félicita d’avoir attaché ses cheveux en chignon bas ; pas de risque qu’ils lui tombent devant les yeux en vomissant.
Elle revit son ventre. Ce n’était plus Caterina, c’était un ventre. Disproportionné, absurde, encombrant. Le sourire d’Andrew. L’expression embarrassée de Caterina. Deux futurs parents. Heureux.
Le haut-le-cœur escalada son système digestif à une vitesse de pointe. Avec un hoquet, Alexia se retrouva pliée en deux. Son déjeuner disparut en même temps que la boule de nerfs au creux de son ventre. Son ventre.
Elle posa les mains dessus. Inspira, expira. Plus de nausées.
Puis elle les entendit. Ses doigts se crispèrent, s’enfoncèrent dans son abdomen. Ah, si elle avait pu arracher ses organes… Ses cris, leurs cris.
Insupportables.
Les jumeaux.
C’était un terme bien trop fort, avec une connotation de liens indéfectibles, pour décrire les fardeaux qui l’attendaient chez elle. Deux êtres, deux organismes vivants, qui la rendaient malade quotidiennement depuis un an.
Merde.
Alexia plissa les paupières, serra les dents, repoussa la vague de dégoût.
De haine, de tendresse, de désespoir, de colère, de regret, de honte.
Erreurs.
Une erreur humaine.
Merde, merde.
La chasse d’eau fit un bruit tonitruant dans le silence des toilettes. Son visage était blafard, creusé, inanimé, sous la lumière fade. Ses yeux injectés de sang, trop noirs, trop durs. Ils n’avaient pas ses yeux.
Ils avaient les siens. Noisette dans la pénombre, ambrés en journée et dorés, si dorés, quand la lumière passait sur leurs visages.
Si beaux, si expressifs.
Non.
Elle se rinça le visage. Quand Alexia sortit des toilettes, elle était de nouveau une professionnelle.
Pas d’erreur.
Janna était penchée sur le journal du jour, confortablement installée dans le fauteuil de l’angle du salon, quand elle rentra. Alexia retira ses chaussures sans se presser, déposa ses clefs puis son sac à main.
— Bonsoir, madame !
Alexia s’arrêta au seuil du salon avec un vague sourire. Il y avait plusieurs raisons pour lesquelles elle avait choisi Janna. D’abord, elle habitait le quartier et ne mettait que dix minutes pour faire le trajet entre leurs maisons. Ensuite, c’était une jeune femme avec de grosses difficultés de lecture et d’écriture. Elle ne risquait donc pas de compromettre d’éventuels documents sensibles de la A.A. Enfin, elle manquait cruellement d’ambition et de culot. Ce dont Alexia avait besoin pour garder le secret de ses fardeaux.
— Ils dorment, madame.
Alexia ne lui avait rien demandé. Constatant son expression fermée, Janna se raidit puis baissa les yeux. Voilà, elle manquait de culot. Une autre nourrice se serait targuée d’être douée. Pas elle.
— Très bien, tu peux rentrer chez toi.
Janna sourit, hocha la tête. Alexia lui tendit sa rémunération du jour – cinquante dollars. Une misère pour elle. Une fortune pour l’autre. Payée au noir, Janna aurait pu exiger bien plus de son employeuse. Mais elle manquait d’ambition.
Quant à Alexia, ne pas déclarer les dépenses quotidiennes qu’elle faisait en garde d’enfants l’arrangeait bien. Pour une femme qui se targuait de vivre seule, ça aurait fait tache.
Elle attendit que Janna soit sortie. Elle commença par se verser un verre de rhum – c’était vendredi, elle pouvait se le permettre – puis ouvrit le frigo. Les restes de la soupe conviendraient parfaitement.
Quand son verre fut vide, elle se décida. Se planta en bas des escaliers, leva le nez vers l’obscurité. Son index frémit lorsqu’elle actionna l’interrupteur. Ses jambes prirent un kilo à chaque marche franchie. Lorsqu’elle atteignit enfin le pallier, les trois portes fermées crispèrent sa colonne vertébrale. Celle de gauche ne l’inquiétait pas, ce n’était que la salle de bains. Mais les deux autres, celles qui se faisaient face… comme une cruelle ironie du sort, une confrontation interminable entre elle et eux, entre son erreur et les conséquences…
Erreur humaine.
Alexia fonça vers sa chambre, dézippa sa jupe-tailleur et jeta sa veste. En sous-vêtements, simples, noirs, fonctionnels, elle se tourna vers le miroir. Elle avait toujours été mince, d’une minceur sèche et nerveuse. C’est pourquoi lorsque son corps avait dû accueillir non pas un, mais deux êtres, les conséquences en avaient été sévères.
Alexia était parvenue à cacher sa grossesse le plus longtemps possible. En ajustant ses vêtements, en ne mangeant que le strict minimum, en élargissant les ceintures au fil des mois. Quand, enfin, son ventre s’était tendu de manière provocatrice, la directrice de la A.A avait prétexté des séminaires de formation à l’étranger. Pendant quatre mois, elle avait disparu du siège de S.U.I et n’y avait remis les pieds que lorsqu’elle pouvait assumer sa silhouette.
Alexia avait rapidement perdu du poids. Trop rapidement. Sa peau devenue élastique laissait à présent voir des vergetures en zigzag. Elle adressa un rictus sarcastique à son reflet. Elle n’avait jamais compté sur son physique pour progresser dans la vie. Elle était trop banale, trop intello.
Pourtant, elle ne pouvait ignorer le mal-être qui la saisissait à chaque fois qu’elle se voyait dans le miroir. Elle n’avait jamais voulu. Jamais voulu de ce ventre plat, puis rond, puis presque plat. De ces cicatrices, de ces preuves.
Elle n’avait jamais voulu cette grossesse.
La chambre était plongée dans le noir. Alexia resserra la ceinture de sa chambre de nuit, fit un pas en avant. La pièce sentait bon. Ça l’agaça. Janna faisait du bon travail. Elle se débrouillait toujours pour que les odeurs de vomis, de pipi et de caca aient disparu pour le retour d’Alexia.
La veilleuse était en marche. Une montgolfière accrochée au mur, qui s’envolait vers le ciel. Le plafond, plutôt. Son halo orangé éclairait tout juste les deux berceaux installés à un mètre cinquante de distance. Elle aperçut les deux formes sombres, immobiles.
Elle les avait appelés Edward, pour l’aîné, et Ethan, pour le cadet. C’était un peu idiot, de parler d’aîné et de cadet pour des jumeaux. Nés à treize minutes d’écart… Mais ils finiraient par vouloir le savoir, elle s’y attendait. Ils portaient les prénoms de l’infirmier et du médecin qui l’avaient accueillie le jour où elle avait accouché. Alexia n’ayant jamais voulu ces enfants, elle n’avait pas prévu de les nommer. Les deux hommes du personnel médical s’étaient sentis honorés. Touchés par la dévotion de cette mère célibataire.
Idiots. Si idiots.
Ses pieds nus glissèrent sans bruits sur la moquette épaisse. La chambre était faiblement meublée – le strict nécessaire – et sûrement pas décorée. Elle se pencha sur le berceau de gauche. Edward.
La façon dont elle les distinguait sans difficulté, malgré leurs traits similaires, l’irritait. Ils étaient jumeaux homozygotes, des frères semblables génétiquement et pas assez vieux pour se différencier grâce au caractère. Et, pourtant… elle savait. Edward riait en secouant les mains, Ethan le faisait en plissant les yeux. Edward dormait avec le bras sur la poitrine, Ethan fronçait le menton.
En apercevant quelque chose sur le visage de son aîné, elle fronça les sourcils. Janna l’avait-elle mal nettoyé après le repas ? Avant qu’elle puisse atteindre la joue ronde du bébé, Alexia se figea. Elle n’aimait pas leur contact, leur poids, leur peau, leurs bruits.
Alexia sourit. Elle avait peur d’un bébé. Elle n’avait pas failli face aux responsables de la Ghost Society. Alors, qu’elle se mette à trembler devant un minuscule bout de chair…
Elle enfonça son doigt dans la joue d’Edward. Un liquide chaud et poisseux lui couvrait la bouche et le menton. Elle fronça les sourcils, porta sa main à son nez. Aucune odeur de fer.
Elle huma quelques secondes de plus puis soupira. De la salive. Oui, Janna l’avait prévenue. Ils faisaient leurs dents. Tant qu’ils ne la réveillaient pas cette nuit, ils pouvaient bien baver tout leur saoul.
De retour dans sa chambre, Alexia se laissa tomber sur son lit. Son grand lit double, avec un matelas épais, des draps de qualité, un oreiller à mémoire de forme. Un grand lit double qu’elle s’était jurée de garder pour elle seule. Elle refusait qu’un nouvel homme s’y allonge.
Pas après Ellis. Pas après l’enfer de ce test de grossesse positif.
Elle était tombée enceinte malgré sa contraception. Elle était tombée enceinte malgré ses rares rapports avec son collaborateur. Un collaborateur à qui elle avait rapidement suggéré de se trouver des opportunités professionnelles en dehors de la ville. Ellis n’avait pas dit non, il était retourné en Oregon, auprès de sa famille.
Sans se douter un seul instant qu’il laissait deux fils derrière lui. Les lèvres d’Alexia formèrent un rictus. Un énième privilège masculin. Ils ne prenaient pas de contraception, malgré leur fertilité quasi-éternelle. Ils couchaient, jouissaient, sans se soucier de rien. Alexia avait été fertile deux jours dans un mois. Sa contraception était quotidienne, mais elle n’avait pas suffi. Puis neuf mois s’étaient succédé. Pure solitude, pure souffrance. Purs neuf mois.
Alexia tourna la tête vers la place libre de son lit, décida de se décaler pour en occuper le centre.
Dix-sept ans de privations l’attendaient.
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