- Transition -
Samedi 29 août 1992, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.
La chappe d’angoisse dans l’estomac d’Ethan ressemblait à du miel acidulé. C’était une appréhension plutôt encourageante pour lui, puisqu’elle signifiait la fin d’un calvaire. Une idée plutôt douce. Mais elle piquait. Elle piquait, car il avait encore des bleus sur les bras, l’amertume dans la gorge et la solitude dans le cœur.
— Eth’, viens !
L’intéressé quitta le grillage des yeux. L’enceinte de l’école de S.U.I était haute de trois mètres et intimidait aussi bien les élèves à l’intérieur que les badauds à l’extérieur. L’asphalte sous ses tennis était encore chaud de cette belle journée d’août. Devant lui, Edward observait les environs avec un air guilleret. Ses mèches brunes dansaient follement autour de sa tête, masquaient son sourire à demi-édenté puis le révélaient de nouveau. Sa jambe cassée des mois plus tôt s’était parfaitement remise. Il sautillait en observant un bâtiment l’un après l’autre.
— C’est super grand !
L’exclamation d’Edward fut ponctuée d’un sifflement admiratif quand ils arrivèrent à l’entrée du long bâtiment qui s’étendait du côté est. Les portes vitrées entrouvertes laissaient passer brises d’air et élèves impatients. Ethan recula d’un pas lorsque deux filles un peu plus âgées bondirent sous son nez avant de détaler en courant.
Il avait du mal à croire que sa mère ait créé un tel endroit. Sa mère, qui ne lui avait jamais dit je t’aime, qui troquait les câlins par des claques et l’affection par le mépris. L’École était un lieu d’apprentissage, d’évolution, de repères. Alexia Sybaris ne pouvait en être à l’origine.
Et pourtant, c’était bien elle qui avait dirigé la construction de l’établissement quelques années après la naissance de S.U.I. L’ironie de la situation en était encore plus cruelle.
Edward sentait des papillons dans son ventre. Ils remontaient depuis ses intestins, allégeaient son estomac et dégageaient ses poumons. Lui chatouillaient la gorge, lui tiraient les lèvres. Il avait réussi. Gagné. Contre sa mère, contre sa haine.
Son ancienne école avait réussi à les déloger, Ethan et lui, de la poigne d’Alexia. Les démarches avaient pris des mois – le temps de finir l’année scolaire – mais ils étaient parvenus au bout du chemin. Le pouvoir d’Alexia lui avait permis de passer outre les jugements, les accusations. Si Edward en avait pleuré de rage en l’apprenant, il s’était rapidement ressaisi. L’important était devant lui, pas derrière.
Pour éviter de lâcher les garçons dans la nature et de les confier à des familles d’accueil où ils seraient séparés, Alexia avait accepté qu’on les place au sein de l’école de S.U.I. Un marché obtenu en accord avec les services sociaux, qui s’étaient assurés qu’Ethan et son frère seraient correctement accueillis dans leur nouvel établissement. L’hôpital, la garderie de l’école et un foyer temporaire leur avaient permis de ne plus être en contact avec leur mère le temps que tout soit signé et accepté.
Ils avaient tout à gagner à l’École : une chambre pour tous les deux à l’internat, des profs particuliers pour leur donner des cours jusqu’à ce qu’ils aient l’âge d’intégrer le cursus de l’École et, surtout, la protection d’une institution. Un établissement dans lequel personne ne les agripperait par le col pour leur flanquer une gifle. Où personne ne leur cracherait à la figure qu’ils n’avaient jamais été désirés. Où personne ne les haïrait.
Les jumeaux portaient tous les deux un cartable ainsi qu’un sac d’affaires. Ils n’avaient pas pu tout emmener, mais ce serait suffisant dans un premier temps. Un éducateur de leur foyer temporaire les avait conduits à leur nouveau lieu d’accueil.
Les garçons n’avaient pas eu beaucoup d’informations concernant leur nouvelle vie. Ils savaient avant tout qu’ils devaient attendre encore un an avant de rejoindre les rangs de l’École – après tout, ils n’avaient que dix ans. Un programme spécial où ils seraient encadrés par des professeurs et des éducateurs.
À l’entrée du grand bâtiment, une secrétaire aux cheveux bouclés leur adressa un sourire avenant. Elle avait dû être prévenue de leur arrivée, car elle se redressa et lança :
— Edward, Ethan, bienvenue. Je vais appeler la directrice, elle va venir vous chercher et vous expliquer un peu la situation.
— Oui, madame. (L’intéressée porta un regard attendri à Edward, qui l’observait tout sourire.) Merci, madame.
La secrétaire ne tarda pas à décrocher son téléphone pour joindre la directrice en interne. Une fois l’appel passé, elle intima aux garçons de s’installer sur l’un des sofas en cuir noir pour patienter. Edward obéit dans la seconde, secondé par un Ethan plus dubitatif.
— Qu’est-ce qui’y’a ? marmonna Ed à son frère une fois qu’ils furent assis côte à côte. T’es pas content ?
— Si ! Si… C’est juste… Je sais pas… Ça te fait pas bizarre, toi ?
Edward haussa les épaules, ses yeux voletant d’un objet d’observation à un autre. Les plantes, les tableaux, les tapis, les sofas, les distributeurs, les panneaux d’indication. L’ensemble était chaleureux, réconfortant dans son aménagement aéré. C’était si différent des locaux de S.U.I, froidement efficaces, et de leur maison où… les murs retenaient leurs cris prisonniers, où la moquette gardait les traces de leurs larmes et de leur sang, où leurs draps empestaient la peur.
Une bande d’adolescents de seize ou dix-sept ans déboula depuis les escaliers à leur gauche. Ils ne prêtèrent pas la moindre attention aux deux gamins assis sur le sofa. Edward, quant à lui, les dévora du regard. Ils avaient une telle assurance, une prestance si contrôlée !
— La classe, souffla-t-il à son jumeau.
Mais Ethan était plongé dans son silence, les yeux perdus dans la contemplation du sac posé sur ses genoux. Ed l’aurait bien secoué par les épaules si leur départ n’avait pas été si récent. Comme d’habitude, Edward avait l’impression d’avancer plus vite, de composer avec les nouvelles variables plus facilement. Il aurait mis sa main au feu que son frère broyait ses souvenirs et mâchonnait sa mélancolie. Il le détestait dans ces moments-là.
— Ethan, Edward !
Ce dernier dressa le nez au son de la voix, féminine et grave, chaleureuse et apaisante. Il oublia instantanément sa rancœur envers son frère et se leva. Une femme approchait. Il ne pouvait s’agir que de la directrice : les lieux semblaient être son domaine. Elle se coula avec une simplicité évidente entre les meubles, effleurant là un bouquet de fleurs pour s’assurer qu’elles avaient assez d’eau, adressant ici un signe de la main à un collègue de passage.
Edward la contempla avec admiration. Quelle femme ! Si éloignée de sa mère : sa peau sombre, noire, chaude, sa haute stature pleine de tranquillité, de confiance, ses cheveux crépus libérés de toute entrave.
Une fois à leur hauteur, un sourire étira ses lèvres pleines. Promesse de stabilité.
— Bienvenue chez vous, les garçons.
Ethan se faisait tout petit. La directrice l’impressionnait… un peu trop. Il était intimidé par sa taille, ses longues jambes, son sourire large, ses yeux profonds. Elle semblait absorber son environnement. Les regards déviaient vers elle, les sons se répercutaient sur sa silhouette, la lumière glissait sur sa peau sombre. Tellement contraire à Alexia, qui rejetait tout.
— On va discuter un peu dans mon bureau, expliqua-t-elle de sa voix grave, posée.
— On doit vous appeler comment, madame ?
Ethan écarquilla les yeux face à l’audace de son frère. Il s’attendit presque à voir une claque partir, mais la femme se contenta de répondre :
— Je m’appelle Valeria Ramirez. Certains élèves m’appellent Valeria, d’autres Mme Ramirez. Appelez-moi de la façon qui vous met le plus à l’aise.
Edward sembla satisfait de l’explication, mais Ethan pinça les lèvres. Dans quel genre d’établissement pouvait-on appeler un membre de l’administration par son prénom ?
Ils longèrent quelques couloirs avant d’atteindre une salle d’attente. Ethan n’eut pas le temps d’englober l’espace dans son ensemble qu’un visage se dressa subitement face à lui. Alexia. Ses yeux froids. Son port de tête fier. Le miel acidulé dans son estomac tourna au vinaigre glacé.
Une respiration plus tard, il réalisa que sa mère n’était pas là. Que le visage était un portrait, dans un cadre, sur le mur. Respiration. Odeur d’orange et de chocolat. Ethan chercha des yeux la source des effluves. Des peaux de fruits étaient abandonnées sur la table basse qui séparait un canapé et des chaises en plastique.
Quant au chocolat… un élève qui patientait sur le sofa en avait plein le visage.
— Oh, Michael, soupira la directrice en allant se planter face à l’intéressé. Tu as encore volé dans les réserves de la cantine ?
Le fautif enfonça la tête dans les épaules, s’essuya la bouche puis bondit du canapé.
— Pas à la cantine, m’dame. Dans la salle des profs.
Valeria écarquilla les yeux, lâcha un rire décontenancé. En retour, Michael croisa les bras sur son ventre rebondi. S’il culpabilité il y avait, il fallait chercher derrière ses prunelles brillantes et son rictus satisfait.
— Je m’occuperai de ton cas plus tard, chenapan, soupira la directrice en agitant un doigt menaçant à l’adresse de son élève. Je dois accueillir les jumeaux avant ça.
— Les…
Ses yeux gris, paillettes argentées et malicieuses, tombèrent sur les deux frères. Michael haussa des sourcils étonnés. Ils devaient avoir son âge. L’un des jumeaux – bon sang qu’ils se ressemblaient ! – s’avança avec un mince sourire.
— Salut. Je m’appelle Edward.
— Micha… Mike. Je peux t’appeler Ed ? T’as quel âge ?
— Dix ans.
Michael poussa une exclamation enjouée, se tourna vers Valeria.
— M’dame, ils sont avec moi ? On va être en classe ensemble ? On a le même âge !
— Michael, tu me casses les oreilles, grommela la directrice en poussant la porte de son bureau.
Considérant que cette absence de réponse constituait une approbation, l’intéressé dressa les bras avec un cri enthousiaste.
— On est trois, maintenant ! Trop chouette ! (Il pivota vers le deuxième frère, dont le visage tiré contrastait avec l’humeur générale.) Et toi, c’est quoi ton nom ?
Il sursauta, recula d’un pas. Perplexe, Michael l’observa avec attention. En fait, il n’était pas exactement pareil que son frère. Ses cheveux bruns étaient coupés plus courts. Et son regard… il paraissait hanté.
— Ethan, finit-il par répondre dans un filet de voix à peine audible.
Michael fit la moue, se détourna de lui. Il était trop timide à son goût. Il s’amuserait sûrement plus avec l’autre frère. Avec un sourire conspirateur, il s’approcha d’Edward.
— Je vais te dire le code du cadenas de Mme Garfi…
— Michael Lohan, encore un mot et tu nettoieras les toilettes de ton étage pendant un mois.
La voix de la directrice, toujours aussi grave, mais bien plus sèche, claqua sur les épaules des garçons. Déçu, Mike ne chercha pas à pousser le bouchon et tapota le bras d’Edward.
— À plus !
Il frôla Ethan en s’enfuyant dans la direction inverse. Se retourna avant de passer l’angle du couloir. Ethan l’observait, ses yeux ambrés obscurcis par des souvenirs indicibles.
Michael cassa l’échange, passa l’angle et s’en alla. Ethan lui faisait penser à… lui. Avant. Avant qu’il intègre l’École un mois plus tôt, avant qu’il découvre ce nouveau foyer où ses bêtises faisaient autant sourire que râler. Quand sa mère crachait du sang dans les mouchoirs en papier, quand il devait appeler les pompiers.
Avant de sortir du Centre – le grand bâtiment qui accueillait l’administration, les dortoirs et l’infirmerie – Michael s’arrêta. Edward n’aurait sûrement pas de mal à s’intégrer, il le pressentait. Mais son frère…
Mike soupira. Mâchouilla sa lèvre encore tachée de chocolat.
— Bon, d’accord, soupira-t-il en posant les mains sur ses hanches. Je veux bien être son copain.
Une fois cette bonne résolution prise, il cavala à l’extérieur en quête d’une future bêtise.
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