- Implication -
Mardi 9 septembre 1997, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.
Edward traînait les pieds dans les couloirs du Centre. Le service administratif était quasiment plongé dans le silence. Près de la salle d’attente de la directrice, une vieille boule de feu familière s’alluma dans son ventre. Quand il parvint enfin à la petite pièce qui donnait sur le bureau de Mme Ramirez, il serrait tellement les dents que ses tempes lui en faisaient mal.
Il ne fut guère surpris de trouver Grace assise sur l’un des sofas en vieux cuir. Son carré de fins cheveux blonds adoucissait son visage anguleux. Avec son air déterminé et ses yeux bleus brillants, Ed comprenait sans mal pourquoi son frère avait fini par tomber amoureux.
— Grace, lança-t-il desserrant quelque peu les mâchoires.
Elle le salua en retour d’un hochement de tête avant de retourner à sa discussion. Comme il les voyait de profil, Edward n’avait pas remarqué tout de suite la deuxième adolescente. Sûrement le même âge qu’eux, aussi brune que Grace était blonde, des yeux sombres qui le percutèrent.
— Tu es nouvelle ?
La fille inclina le menton, hocha la tête avec une esquisse de sourire. Ed aurait pris son rictus pour de la moquerie si son regard n’avait pas été si sérieux.
— Je viens d’arriver. J’ai rendez-vous avec la directrice pour faire un point, mais elle est occupée.
Elle avait un accent particulier qu’Ed n’aurait su situer.
— Je crois que mon frère est ce qui l’occupe actuellement, soupira-t-il avec un sourire désolé.
Son interlocutrice jeta un coup d’œil amusé à Grace. Ses yeux sombres pétillaient.
— Tu m’as pas dit que ton copain a un frère. Vous avez le même âge ?
— Oui. On est jumeaux, en fait.
Un « o » se dessina sur les lèvres de l’adolescente. Les taches de rousseur qui constellaient son visage s’en retrouvèrent toutes plissées.
— Je m’appelle Edward, annonça celui-ci en se calant contre un mur. Et toi ?
— Lou. Je viens de Québec.
Edward fit rouler son prénom en silence sur sa langue. Il montait puis dégringolait dans sa bouche. Comme son cœur depuis quelques temps.
Les filles continuèrent de discuter en attendant que la directrice libère Ethan. En retrait, Edward les observa au coin de son champ de vision. Lou allait sûrement atterrir dans leur classe. L’idée ne déplaisait pas à Ed. Tout le monde dans leur groupe le connaissait. Les garçons le trouvaient trop condescendants et les filles l’ignoraient. Après tout, Ethan et Mike étaient deux figures bien plus populaires et amusantes. Eux n’hésitaient pas à crier leur colère, à lever les doigts et à dresser le menton.
Mais Lou ne connaissait rien de tout ça. Elle avait la fraîcheur et la candeur. Edward aurait peut-être une amie. Quelqu’un qui verrait en lui plus que le fils de la fondatrice, le frère d’Ethan, le garçon dans l’ombre de deux lumières.
La porte s’ouvrit sur la silhouette imposante de Valeria Ramirez.
— Jeunes hommes, faites-en sorte qu’il s’écoule au moins une semaine avant que je vous retrouve dans mon bureau.
La colère lasse qui suintait dans sa voix n’en retirait pourtant pas la chaleur.
— Oui, Mme Ramirez… grommela Michael en sortant du bureau derrière Ethan.
Ed roula des yeux ; il aurait dû se douter que ces deux-là se feraient attraper ensemble. Même si, comme lui, Ethan avait bien grandi, il paraissait malingre à côté de Mike. Son binôme n’avait pas l’air décider à arrêter de pousser. Edward n’aurait pas été surpris de le voir atteindre les deux mètres. En réalité, Michael aurait été inquiétant s’il n’avait pas eu son physique un peu rondelet et son air pataud.
Mme Ramirez salua les trois adolescents qui patientaient dans la salle d’attente puis fit signe à Edward d’approcher. En passant près de son frère, il murmura à son attention :
— C’est pour quoi, cette fois ?
— On s’est fait choper en salle des profs, expliqua Ethan avec un haussement d’épaules indifférent. On voulait trouver le sujet du contrôle de maths de vendredi.
Exaspéré, Edward leva les yeux au plafond. Si son frère se concentrait un peu plus sur les études, un peu moins sur ses bêtises, sa copine et sa nouvelle guitare, il s’en sortirait beaucoup mieux. Ed était persuadé qu’il pouvait réussir. Après tout, ils étaient jumeaux et Edward faisait partie des meilleurs de sa classe.
— Ethan, reste ici un instant, ordonna Mme Ramirez avant que l’intéressé disparaisse aux côtés de Mike et Grace. J’aimerais te parler de quelque chose avec Edward.
Comme les jumeaux échangeaient un regard soupçonneux, Valeria se tourna vers Lou avec une moue coupable.
— Je suis désolée, ma grande, je te fais encore patienter. J’en ai pour deux minutes avec les garçons et après je suis à toi.
La Québécoise la rassura en vitesse : ce n’était pas comme si des amis ou des devoirs l’attendaient. Elle était toute nouvelle dans l’établissement et commençait tout juste à prendre ses marques. Rassurée, la directrice lui adressa un clin d’œil avant de refermer la porte. Les frères Sybaris s’étaient installés sur les deux chaises disponibles. De dos, on pouvait les différencier à leurs cheveux de longueurs différentes. Mais Valeria les avait suffisamment fréquentés pour reconnaître Edward à son port de tête fier et Ethan à son allure nonchalante.
— À vrai dire, j’ai quelque chose à vous demander.
Valeria contourna son bureau pour se laisser choir sur son siège. Ethan avait chipé un bonbon dans le bocal en verre mis à disposition des élèves, mais Edward était focalisé sur la directrice.
— Un homme a pris contact avec l’École pour savoir si vous étiez bien scolarisés ici. Comme je n’avais encore jamais entendu parler de lui, j’ai préféré le faire patienter avant de lui confirmer quoi que ce soit. Je voulais vous demander si vous le connaissiez.
Les adolescents froncèrent les sourcils de concert, ce qui amusa Valeria à cause de leur ressemblance. Pourtant, loin de se déconcentrer, elle récupéra le post-il qu’elle s’était mis de côté et l’avança vers ses interlocuteurs.
— Ellis Hunt, lut Edward d’un ton hésitant. C’est censé nous dire quelque chose ?
— À vous me le dire, soupira Valeria en posant son menton sur sa main. Il a appelé le secrétariat tout à l’heure. Il a dit… il voulait savoir si deux élèves répondant aux noms d’Edward et Ethan Sybaris étaient ici.
— Ça me dit rien du tout, marmonna Ethan en agrippant le post-it.
Edward garda les sourcils froncés encore quelques secondes avant de s’enquérir :
— Il a pas dit qui il était ? Je veux dire, en plus de son nom et prénom ?
— Eh bien… Il s’est présenté comme un ancien médecin de S.U.I. Il travaille aujourd’hui dans l’Oregon, apparemment.
Manifestement agacé d’être retenu quelques minutes de plus dans le bureau de la directrice, Ethan se prit de passion pour l’emballage de sa friandise. À ses côtés, son frère affichait une moue circonspecte.
— Une connaissance de notre mère ? supposa-t-il en rendant le post-it à Valeria.
— J’imagine, oui. Mais s’il voulait de vos nouvelles, il serait passé par Alexia Sybaris.
— Elle sait rien de nous, intervint Ethan d’une voix cassante. On a coupé les ponts avec cette folle.
— Ethan, soupira la directrice en lui jetant un regard de reproche qu’à moitié sincère. Je sais ce que cette femme vous a fait subir, mais elle reste la fondatrice de S.U.I. Je ne peux pas te laisser parler d’elle en ces termes.
Un rictus acide plissa les lèvres de l’adolescent. Il soutint le regard de la directrice jusqu’à ce qu’elle soupire.
— Je vais me renseigner sur cet homme. Je vous tiens au courant si j’en sais plus.
Ravi d’être finalement libéré, Ethan bondit de son siège et sortit sans un regard en arrière. Songeur, Edward attendit que son frère se soit éloigné pour souffler d’un ton étouffé :
— Et si… et si c’était notre père ?
Les pupilles noires de Valeria luisirent un instant dans la lumière de fin de journée.
— J’y ai pensé aussi. Je vais mener mes petites recherches, Edward. (Comme il la remerciait à mi-voix, elle ajouta doucement :) En sortant, tu pourras dire à Lou de venir ?
Grace, Michael et Ethan avaient disparu quand Ed sortit du bureau. Lou était plongée dans la lecture d’un magazine, ses mèches brunes en travers de son visage. Il la contempla un instant, nota les taches de rousseur sur sa pommette gauche, les reflets plus clairs à l’arrière de son crâne.
— Mme Ramirez t’attend, lança-t-il en faisant quelques pas prudents dans sa direction.
Lou se dressa aussitôt, jeta son magazine et remercia Edward d’un sourire. Il l’observa du coin de l’œil quand elle s’engouffra dans le bureau de la directrice. Ce ne fut que lorsque le battant se ferma entre eux deux qu’il réalisa que la boule de feu dans son estomac s’était tarie.
Les doigts d’Edward tremblaient sur la feuille. Il l’avait reçue de la directrice pendant la pause de midi. Ses cours de l’après-midi avaient été interminables, focalisé qu’il était sur les quelques lignes imprimées en noir. La photo d’homme qui agrémentait la feuille dans le coin du haut l’hypnotisait.
Un mois seulement s’était écoulé depuis que la directrice les avait interrogés, son frère et lui, à propos d’un certain Ellis Hunt. Si Edward s’était vaguement questionné à son propos, il n’aurait pas cru obtenir réponse à ses craintes si rapidement. Son instinct avait de nouveau parlé : cet Ellis Hunt, ancien médecin de S.U.I et connaissance de leur mère, était bel et bien leur père.
Edward secoua la tête sans quitter la feuille des yeux. Mme Ramirez avait obtenu le profil de l’homme au sein des bases de données de S.U.I. La photo qui accompagnait les informations personnelles était plus parlante que n’importe quoi d’autre. Si les traits de l’ancien médecin étaient en partie cachés par ses lunettes, ils ne mentaient pas : Edward apercevait ces pommettes, ce nez, cette mâchoire, ce menton chaque matin dans le miroir. Ses cheveux blonds contrastaient avec le brun profond des jumeaux Sybaris, mais ses yeux… ses yeux ambrés, peu communs, étaient les mêmes que les siens, que les leurs.
Certes, Edward n’avait aucune confirmation. Mais la ressemblance parlait. Pire, elle criait. Elle criait que cet homme existait, contrairement à ce qu’ils avaient toujours pensé.
Il devait trouver Ethan.
La tâche se révéla plutôt aisée. Il grimpa jusqu’au deuxième étage de l’internat, où sa chambre et celle de son frère se situaient. Il lui suffit de tendre l’oreille quelques secondes pour s’assurer qu’Ethan se trouvait dans sa chambre. De la musique s’en échappait, criarde, plaintive, instable. Tout comme son frère ces derniers temps.
Comme la porte ne s’ouvrait pas malgré ses coups répétés contre le battant, Ed soupira. Ils ne devaient pas l’entendre. Il finit par actionner la poignée, qui s’ouvrit sans résistance. Heureusement pour lui, ils n’avaient pas verrouillé la serrure. Une odeur de sueur embaumait la chambre malgré la fenêtre entrebâillée.
— Edward ! s’exclama Grace avec surprise.
Elle était assise sur le lit de Mike, un cahier sur les genoux. Elle, au moins, ne perdait pas le nord. Ed la quitta des yeux pour observer son frère, penché sur sa guitare électrique. Il avait pu se la payer cet été, en travaillant pour l’École.
— Tu mets pas souvent les pieds ici, lança Michael par-dessus les notes dissonantes de musique.
— Ethan, faut que je te parle.
Son frère cessa de jouer pour l’observer entre ses cils sombres. Sa bouche pincée et son expression blasée ravivèrent la flamme dans l’estomac d’Edward. Avant que son frère ne se mette à ronchonner, il lui tendit la feuille sous le nez.
— La directrice m’a envoyé ça. Faut que tu voies.
Ethan récupéra la feuille d’un air circonspect. Sa guitare coincée sous un bras, il parcourut rapidement les lignes avant de hausser les sourcils.
— Je fais quoi avec ça, moi ?
— Regarde la photo.
Il s’exécuta en fronçant le nez. Comme Ethan ne réagissait pas, Mike se pencha à son tour sur l’image d’Ellis Hunt. Après quelques secondes, il marmonna :
— Ouais, y’a un truc.
Son ami lui jeta un regard morne.
— Un truc ?
— Ben… il vous ressemble.
Mike se tourna vers Edward en fronçant les sourcils. Pour une fois, ses iris gris n’étaient pas débordant d’étincelles malicieuses. C’était étrange de le voir avec cette moue soucieuse.
— C’est votre père ?
Edward ne s’engagea pas à répondre – il n’avait pas de preuves concrètes après tout.
— Pff, n’importe quoi, cracha Ethan en poussant sa guitare pour se lever.
Il fourra la feuille entre les mains de son jumeau en le toisant.
— C’est n’importe quoi. (Comme ses amis et son frère l’observaient en silence, Ethan sentit la tension s’installer entre ses omoplates.) Quoi ? Même si c’est vrai, on a quinze ans, merde. On s’en fout d’avoir un père maintenant.
Dents serrées, il se détourna pour s’approcher de la fenêtre.
— C’est trop tard.
Devinant sans mal sa douleur dans la raideur de ses épaules et la crispation de ses mâchoires, Grace repoussa son cahier pour le rejoindre à la fenêtre. Elle craignit qu’il la repousse quand elle glissa sa main dans la sienne, mais son copain accepta le contact.
— Ed, viens.
L’intéressé se tourna vers Michael, qui lui faisait signe de le suivre en dehors de la chambre. Quand la porte se fut refermée derrière eux, Mike soupira bruyamment.
— C’est dingue, cette histoire.
— Je sais. Mais il a appelé l’École y’a un mois pour savoir si, Ethan et moi, on était élèves ici.
Les lèvres de Mike formèrent une fine ligne dubitative.
— Tu crois qu’il veut vous rencontrer ? (Comme Ed haussait les épaules d’ignorance, il enchaîna :) Toi, tu voudrais le voir ?
La boule de feu dans son ventre s’était quelque peu apaisée depuis que son frère était sorti de son champ de vision, mais elle se raviva subitement. Ed observa la feuille entre ses doigts quelques secondes avant de souffler :
— Peut-être. Je sais pas. Je le connais pas. Mais… en même temps…
— Tu dois vouloir savoir.
Les brûlures dans son estomac se faisaient plus vives. Non, il ne voulait pas savoir. Oui, il voulait comprendre. Imaginer, découvrir, connaître.
— Je peux en parler à Eth’, si tu veux, murmura Mike d’une voix calme.
— Je sais pas, soupira Edward avec un rictus pincé. Je vois bien qu’il s’en fout. Tant pis.
Michael se frotta la nuque en plissant les yeux. Il avait l’air de réfléchir à quelque chose. Ed n’était pas spécialement rassuré : c’était dans ses plans à lui que son frère se retrouvait mêlé. Et Michael était indéniablement en train de fomenter quelque chose.
— Je vais essayer quand même. C’est une tête-de-mule, mais il m’écoute.
— Toi, oui, grommela Edward en masquant difficilement la colère peinée et jalouse qu’il ressentait.
Mike n’y prêta pas attention ; ou fit mine de. Avec un sourire taquin, il asséna une claque à l’épaule d’Edward avant de rouvrir la porte de sa chambre.
— Bon, je te laisse, Ed, mais tiens-moi au courant pour ce… Ellis Hunt.
Quand le battant se referma, Edward se laissa aller contre le mur. S’il prenait contact avec l’homme, s’offrirait-il des opportunités ? Ou ne serait-ce qu’un mélange de complications ?
Et puis, est-ce qu’il voulait vraiment de lui dans sa vie ? Est-ce qu’il voulait d’un parent, après l’enfer vécu sous le joug de sa mère ?
Est-ce que ça valait le coup ?
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