- Fusion -
Mercredi 7 octobre 1998, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.
Maria fronça les sourcils lorsqu’Adrián déposa sa carte sur le tas qu’ils avaient formé. C’était un tour qu’elle n’avait encore jamais vu.
— Eh, tu as le droit de faire ça ?
— Évidemment. (Adrián tapa le poignet de son amie pour qu’elle laisse tomber son jeu.) J’ai gagné, pas la peine de chercher. Tu me dois une cannette.
— Qui me dit que tu triches pas ? Comme on change de jeu chaque jour et que tu décides des règles…
Adrián claqua la langue pour mettre fin à ses protestations. Boudeuse, Maria rassembla les cartes pour les ranger dans leur pochette en carton. Même si le jeu était jauni et corné, il avait occupé de nombreuses soirées. Elle qui n’avait jamais joué à quoi que ce soit avec sa mère, elle avait été ravie de découvrir toutes les possibilités qu’offrait un set de cartes.
Assis au bord du toit – un endroit où ils n’avaient parfaitement pas le droit de se trouver – ils profitèrent des derniers rayons de soleil. Depuis plus d’un an qu’ils se fréquentaient, ils avaient appris à respecter les silences de chacun. À apprécier les confessions de l’un, les réussites de l’autre. Leur amitié avait éclos dans l’hésitation, les maladresses et les non-dits. Elle s’était pourtant épanouie sans véritable accroc au fil des mois, s’appuyant sur leurs caractères complémentaires. Leurs quelques similitudes avaient achevé de les lier.
— Ça avance, avec Jack ?
Comme son ami ne daignait pas répondre, Maria se tourna vers lui. Le soleil jetait des reflets dorés dans ses boucles brunes et étincelait sur sa peau dorée. Tout ce miel ne couvrait pourtant pas la peine qui s’était incrustée dans ses traits.
— Il veut laisser tomber.
Dépitée, Maria jura tout bas et balança nerveusement les jambes dans le vide. Si M. Cross la voyait faire… il se contenterait de soupirer fort, sûrement.
— Mais pourquoi ? Ça avait l’air d’être bien entre vous, non ? T’étais content de tomber sur un gars qui a deux ans de plus que nous. Comme tu te plains des gens de notre âge qui sont immatures…
— Je sais bien. Mais, là, c’est Jack qui a dit que j’étais un gamin. Écoute, tant pis pour lui, il passe à côté d’une pépite.
Même si son ton était léger, faussement crâneur, Maria eut la gorge comprimée. Certes, Adrián tenait à afficher une image toujours positive et lumineuse, mais la zone d’ombre qu’il se créait à force de prétendre… Il finirait par s’y noyer, elle en avait peur. Très peur.
— Adrián, je suis vraiment désolée pour toi, reprit-elle en posant une main sur son épaule. Et dégoûtée. Jack avait l’air… cool.
— Cool, oui. Il a pas honte. Il s’affiche à l’École. (L’adolescent ferma les paupières, un sourire blessé aux lèvres.) Pour lui, c’est facile, il est plus âgé, il est populaire. Il voulait pas qu’on se cache, tous les deux. Qu’on soit fiers. Moi, je voulais juste qu’il m’aime.
Maria retira sa main de son épaule pour la coincer entre ses cuisses. Sa position habituelle quand elle ne trouvait pas les gestes ou les paroles adéquats.
— Tu crois qu’il t’aimait pas, en plus ?
— Si, si, je crois. Mais il m’aimait comme un trophée, comme une preuve.
— Quel sale type, siffla son amie en se redressant. Allez, viens, ça caille.
Le soleil avait effectivement disparu à l’horizon. Comme Adrián ne faisait pas mine de bouger, Maria se pencha au-dessus de lui pour souffler dans ses cheveux. Il rit doucement, mais son cœur n’y était pas.
— Je te dois une cannette, tu te rappelles ?
— Ouais, ouais. (Il finit par accepter la main que Maria lui tendait.) On s’achète une pizza pour ce soir ? J’ai vraiment pas envie de cuisiner.
— Carrément. Sans champignons.
— Ah non ! Sans olives.
— Dans tes rêves.
Comme il grondait tout bas, Maria soupira puis jeta les bras au ciel.
— Bon, OK ! Avec champignons et avec olives.
Après une œillade complice, ils partirent vers la porte de secours qui menait au toit. En ouvrant, ils manquèrent renverser deux adolescents qui arrivaient en sens inverse.
— Oh la vache, désolé, s’étrangla Adrián en agrippant la manche de la fille qu’il avait percutée.
— Pas de problèmes, le rassura Lou en souriant. Je savais pas que d’autres personnes allaient sur le toit.
Tandis qu’Adrián expliquait en riant que c’était aussi un refuge pour lui et son amie, Maria fixait le compagnon de la jeune fille. Ethan Sybaris traînait toujours avec Michael Lohan et Grace Empkin, alors ça ne pouvait qu’être…
— Maria Amati, c’est ça ? lança Edward de sa voix sérieuse, désagréablement formelle.
— Wayne, le corrigea-t-elle par automatisme. Ma mère voulait pas que mon nom sonne trop… étranger. Alors j’ai pris celui de mon père.
Même s’il s’est barré depuis un bail, ajouta-t-elle dans une pensée amère.
Ed hocha la tête, la moindre émotion effacée de son visage. Leurs mères respectives travaillaient ensemble à la A.A. Il avait entendu parler de Caterina Amati et sa fille, d’un an sa cadette. C’était pourtant la première fois qu’il lui adressait directement la parole.
Maria ne le quittait plus des yeux. Comment pouvait-il tant ressembler à son frère et être si différent ? En comparaison, Ethan était une bille d’émotions exaltées et exaltantes. On pouvait l’entendre rire avec sa bande dans toute la cour, ses provocations envers les profs alimentaient les ragots quotidiens et ses altercations à la cantine faisaient rire tout le monde.
Mais Edward Sybaris était un fantôme. Discret, invisible et angoissant.
Quand Lou et son compagnon se retrouvèrent seuls sur le toit, ils s’observèrent quelques secondes sans le moindre mot. À présent que le soleil avait disparu, l’air avait fraîchi et l’obscurité tombait sur l’École. Lou distinguait pourtant l’ambre des yeux d’Edward, l’ombre de sourire entre ses deux lèvres.
— Enfin tranquilles, lâcha-t-elle en détournant le regard, les joues chaudes. Y’a toujours des gens qui traînent dans les couloirs et tout. Puis comme on est tous en coloc à l’internat, on peut pas vraiment se caler dans ta chambre ou la mienne.
La nervosité la faisait parler vite et beaucoup. Ce n’était pourtant pas son genre, mais le regard intense et l’apparente passivité d’Ed avaient de quoi perturber. Quand une brise soudaine souleva le pan de sa veste, elle frissonna. Edward fit un pas vers elle, tendit le bras. Saisissant l’opportunité, elle se blottit contre lui.
— Lou, chuchota-t-il, sa bouche dans ses cheveux ébouriffés par le vent.
Elle glissa ses mains jusqu’à son visage, lui attrapa la nuque sans brusquerie. Il n’aimait pas être brusqué, elle l’avait compris depuis un moment. Les gestes devaient être mesurés, les paroles calculées. Leur baiser le fut. Pas trop long, pas trop appuyé, pas trop passionné.
Alors que leurs souffles reprenaient leur indépendance, Edward garda les mains de Lou autour de son cou. Il voulait la sentir plus près de lui. Il avait besoin de savoir qu’elle tenait à lui, qu’elle partageait sa chaleur, sa vie. Lou rouvrit les yeux de surprise quand il plaqua sa bouche sur la sienne. Elle sentait ses doigts trembler autour des siens. Le corps d’Edward tendait vers l’avant, son souffle happait celui de Lou.
Quand l’absence d’oxygène devint une gêne, elle le repoussa. Sans brusquerie. Pourtant, il avait l’air d’un addict en manque : ses yeux hagards, sa respiration crispée, ses traits creusés…
— Ed ?
L’intéressé ferma les yeux. Lou appuya ses pouces contre ses pommettes, caressa sa joue et suivit la ligne de sa mâchoire. Il était beau. Beau et seul, beau et triste. Elle avait essayé d’effacer certains de ces qualificatifs au cours des derniers mois, mais elle seule ne suffisait pas. Lou l’avait compris alors que leur affection réciproque grandissait. Le garçon dont elle était tombée amoureuse avait un trou dans le cœur. Elle s’était efforcée de le combler, mais l’abysse était trop grand. Trop grand pour une seule jeune femme de seize ans.
— Je t’aime, murmura-t-elle sans cesser de frotter de ses pouces le visage de l’adolescent.
Des larmes y coulaient, indicibles, insipides, invisibles.
— Je sais, répondit-il en retour d’une voix rauque, ébranlée. Moi aussi.
Mais ça ne suffit pas.
Ils le savaient tous les deux.
Ethan fronça le nez quand Ed apparut à l’angle du couloir. Il l’attendait depuis cinq bonnes minutes. Une fois que son frère fut à portée de voix, il lança d’un ton bougon :
— Tu foutais quoi ?
Edward se contenta de le lorgner avec dépit. Lui arrivait-il de sourire, en sa présence ?
— J’ai cherché une salle. Ça fait un mois que j’essaie d’organiser la rencontre et j’ai dû me débrouiller tout seul. Alors je fais comme je peux.
Ethan haussa les épaules en se décollant du mur. Il avait accepté la fameuse rencontre seulement parce que son jumeau le harcelait depuis des mois. Il emboîta le pas à Ed à travers plusieurs couloirs. Ethan n’avait jamais mis les pieds aussi loin dans l’administration. Plutôt que de le détendre, la marche fit grossir une boule dans sa gorge.
— Ça se passe bien avec Lou ? Tu m’en parles jamais.
Les traits de son frère se défroissèrent brièvement. Une lueur s’alluma dans ses yeux.
— Oui, ça va.
Un sourire goguenard se dessina sur les lèvres d’Ethan alors qu’il passait un bras autour de ses épaules.
— J’suis content pour toi. Vous avez franchi le pas ?
Ed ralentit, fronça les sourcils. La lueur avait disparu de son regard. Après s’être débarrassé du bras de son frère, il gronda :
— Ça te regarde pas.
— Oh, ça va. On a seize ans, vieux. On parle jamais, toi et moi. J’essaie juste de discuter.
Cette fois-ci, Edward s’arrêta pour de bon. Avant qu’Ethan puisse esquiver, il le plaqua contre le mur. Les mèches trop longues de son frère lui tombaient dans les yeux. Mais elles ne masquaient pas leur animosité.
— C’est toi qui me parles jamais, Ethan. Tu fais exprès de m’esquiver. Tu veux pas avoir ton frère lourdingue dans les pattes.
— Non, Ed, je…
— Et je suis pas ton vieux. Je suis pas Mike, OK ? Alors arrête de te la jouer avec moi.
— Regarde comme tu réagis, maugréa Ethan d’un ton accusateur. On peut jamais rien dire avec toi. La moindre parole de travers et tu t’énerves.
Ed serra plus fort contre la poitrine de son frère. Il sentait son cœur battre, ses poumons se remplir. Cette sensation était à la fois grisante et détestable.
— Tu fais n’importe quoi, Ethan, depuis des années. Tu te fiches de tout, tu écoutes pas ce qu’on te dit. Et tu m’en veux d’être énervé ?
Un rire narquois s’échappa des lèvres du concerné pour s’échouer sur le visage tout proche d’Edward. Son bras plaqué contre le torse d’Ethan commençait à gêner sa respiration.
— Je devrais te suivre comme un bon toutou, Ed ? Je sais que tu te penses meilleur que moi. Tu as de bonnes notes, tu te fais pas remarquer. Bravo, tu veux un cookie ?
Sidéré, Ed relâcha légèrement la pression de son bras.
— Moi, meilleur que toi ? (Il dut déglutir pour contenir les tremblements de sa voix.) Ethan, tu me regardes de haut. Mike, Grace et toi… vous faites tellement parler de vous. Je suis qu’un coincé qui a toujours pas couché avec sa copine, hein ?
— Raconte pas n’importe quoi, siffla Ethan en le repoussant. Personne dit ça.
— Je sais qu’on le pense. Que tu le penses. Ton frère est qu’un gros coincé qui sait pas s’amuser.
Exaspéré, Ethan secoua la tête puis reprit son chemin.
— C’est pas vrai.
Edward serrait si fort les mâchoires qu’elles en étaient douloureuses. Il aurait aimé percer le dos de son frère d’un simple regard. Chercher au plus profond de lui le jumeau qui n’existait plus. Le petit frère qui cherchait son approbation, qui buvait ses mots, l’attrapait par la manche quand il avait peur. Son petit frère. Son jumeau.
— Tu viens ou pas ?
Ethan s’était arrêté quelques mètres plus loin, le visage fermé. Il l’attendait.
— Oui.
Edward resta planté devant la porte sans oser frapper. Ce n’était pas la première fois qu’il le voyait. Mais, jusqu’ici, ils avaient toujours été que tous les deux. Avec Ethan…
— Tu entres ou pas ? marmonna ce dernier à voix basse, sourcils froncés. C’est pour toi que j’suis là, je te rappelle. Alors arrête de me les briser et décide-toi.
Ed ouvrit brusquement la porte pour le faire taire. Une table accompagnée de quatre chaises meublait la salle d’étude. L’unique occupant de la pièce se leva d’un bond.
— Edward. (Il bascula ses yeux cachés derrière des lunettes rondes sur le deuxième adolescent.) Ethan. Bonjour.
Ed répondit du bout des lèvres en s’avançant vers la table. Derrière lui, Ethan s’était figé sur le seuil, sa peau halée soudainement pâle. Il avait vu des photos, entendu les explications de son frère, pourtant…
— B-Bonjour, bredouilla-t-il en avançant d’un pas intimidé.
Ellis Hunt lui adressa un mince sourire. Il avait dû attendre des mois pour que son cadet daigne le rencontrer. S’il était déçu d’avoir perdu encore plus de temps, il n’arrivait pas à lui en vouloir. Les jumeaux avaient découvert son identité après quinze ans d’existence.
— Asseyez-vous.
Edward s’installa en face de son père. Une fois qu’il eut recouvré ses esprits, Ethan les rejoignit sans oser croiser leur regard. La boule dans sa gorge avait doublé de volume.
— Je suis vraiment content de te rencontrer, reprit Ellis en souriant. Edward m’a parlé de toi, m’a montré des photos, mais… c’est différent en vrai.
— J’allais dire la même chose, reconnut Ethan avec un rire embarrassé.
Ses yeux fourmillaient à droite à gauche sans oser s’arrêter plus de quelques secondes sur le visage de l’homme. Ses traits étaient si familiers qu’il en était perturbé. Pourtant, c’était bel et bien la première fois qu’ils se croisaient. Si les jumeaux Sybaris avaient les cheveux sombres et la peau halée de leur mère, ils tenaient le reste de leur père.
— Avant toute chose, je ne veux te forcer à rien. C’est ce que j’ai expliqué à Edward la première fois qu’on s’est rencontrés et je veux te dire la même chose : c’est toi qui choisis, Ethan. Si l’on se rencontre, quand, où, pourquoi…
L’intéressé hocha la tête avec l’impression que la boule dans sa gorge se changeait en acier.
— J’ai appris votre existence très tardivement, ajouta Ellis en se passant une main sur la nuque. Vous deviez avoir dix-onze ans. Je n’ai trouvé le courage de contacter l’administration de S.U.I qu’il y a un an.
— Notre mè… Alexia vous avait caché tout ça ?
Ed tressaillit à la mention de la femme. Ethan ne savait pas si c’était parce que ça ravivait de mauvais souvenirs ou s’il était perturbé par l’usage du prénom, mais il s’en fichait. Il avait choisi d’effacer sa mère de son existence depuis un moment. Alexia Sybaris était la femme qui l’avait mis au monde et c’était tout. Il ne lui devait rien, pas même un devoir de mémoire.
— Oui. Elle ne m’a jamais dit qu’elle était enceinte. J’ai été transféré dans une clinique en Oregon. Comme c’était un poste plus enrichissant et plus proche de ma famille, je n’ai même pas cherché à m’interroger sur les raisons. À présent, je comprends mieux.
Ethan ne sut que faire de l’expression de l’homme en face de lui. Culpabilité, regrets, colère ? Que devait-il, lui, ressentir ?
— C’est… c’est sympa qu’on se soit rencontrés, souffla-t-il d’une voix crispée.
Son cœur aurait aimé mieux connaître cet homme, le connaître au-delà de son identité formelle, mais son cerveau ne voulait que fuir. Fuir cette réalité écrasante, fuir les responsabilités, fuir comme depuis toujours.
La façon dont ses doigts tapotaient la table n’échappa pas à son père. Ellis soupira avant de redresser ses lunettes.
— Ethan, c’est déjà incroyable que nous ayons pu nous rencontrer. Je ne veux pas t’en imposer trop d’un coup.
— Mais il vient juste d’arriver ! s’exclama Edward en les dévisageant tour à tour. Ethan, reste un peu.
L’intéressé enfonça la tête dans les épaules. Il avait du mal à respirer. Le poids que son frère avait enfoncé dans sa poitrine, le poids du regard de son père, le poids de la crainte… de décevoir, d’être déçu.
— On p-pourra peut-être se revoir plus tard, hein ?
La gêne le faisait légèrement bafouiller. Bon sang, ce n’était pas son genre. Avant qu’il ne s’enfonce plus loin dans l’embarras, Ellis se leva pour lui tendre la main.
— Bien sûr. Quand tu le voudras. Prends soin de toi, Ethan.
Ethan craignit d’avoir les mains moites quand il rendit sa poigne à l’homme. Quand il croisa le regard d’Ellis, il s’étonna de l’ambre de ses yeux. Puis une vague de chaleur incongrue lui descendit dans l’estomac.
— Oui, merci. À-à bientôt.
Ils échangèrent un rapide sourire avant qu’Ethan sorte de la pièce. Une fois Ellis rassis, Edward se passa une main sur le visage. Colère.
— Désolé. Je pensais qu’il resterait plus longtemps.
— Ne t’excuse pas, c’est déjà super.
— Il me déçoit.
Ellis plissa les yeux, tendit le bras. Son hésitation ne dura pas trop longtemps : sa main finit par se poser sur l’épaule de son fils. Edward tressaillit, enfouit le nez dans ses mains. Honte.
— Je le comprends plus, avoua-t-il d’une voix trébuchante. Je sais plus qui il est. Je voudrais que mon frère revienne.
— On change, Edward. C’est normal. On change pour s’adapter. Ethan a dû changer quand il est arrivé à l’École. (Ellis retira sa main, se leva de sa chaise pour contourner la table.) Toi aussi, tu as sûrement changé. Ne sois pas trop dur envers lui. Ni envers toi.
Comme Ed ne disait rien, Ellis s’appuya contre la table à côté de lui.
— Edward, je suis vraiment content que tu aies accepté de me rencontrer, il y a un an. J’avais peu d’espoirs, mais… grâce à toi, j’ai pu faire votre connaissance.
Son fils ne répondit rien, son visage toujours posé sur ses mains.
— Vous êtes encore proches, Ethan et toi, non ?
— Je sais pas.
Tracassé, Ellis chercha des paroles réconfortantes. Ou devaient-elles être justes ?
— Je sais plus si c’est mon frère.
Une vis sauta dans la machine. Les paupières d’Edward, bien que serrées, se gonflèrent. Son estomac se plia sur lui-même, l’acide lui emplit la gorge. Faiblesse.
— Edward…
Ellis garda les mains posées sur ses épaules alors que les vis sautaient une à une. Tout partait en vrille. La douleur lui torpillait la poitrine. La sollicitude d’Ellis ne suffit pas à contenir ses tremblements. D’un mouvement sec, il se leva, tourna les talons. Son père l’appela. Il l’ignora.
Dans les couloirs, il accéléra. Dans les escaliers, il sauta les marches deux par deux. La porte de secours ne résista pas, les graviers du toit crissèrent sous ses pas. Au bord du vide, il contempla en contrebas. De l’autre côté de la cour, Ethan riait avec Michael et Grace. Fusion.
Ils l’avaient été, fusionnels. Avant.
Solitude.
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