- Scission -
Vendredi 10 décembre 1999, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.
Edward resta immobile quand l’annonce tomba. L’infirmière porteuse de la mauvaise nouvelle entreprit de le serrer dans ses bras, mais il recula. Le médecin vint le voir, mais il l’ignora. Les mots glissaient sur lui, les gestes de réconfort le faisaient fuir. Il ne pouvait pas être réconforté. Il venait de la perdre.
Lou était morte.
Un bruit de canette qui tombe le réveilla. Edward émergea en sursaut de son sommeil. Une douleur sourde palpita dans son flanc lorsqu’il se redressa. Les chaises en plastique de la salle d’attente de l’infirmerie ne constituaient pas le meilleur couchage.
Le regard vitreux, il considéra la haute silhouette qui s’était installée en face de lui.
— Mme Ramirez.
— Edward. Je ne voulais pas te réveiller.
La directrice de l’École avala une goulée de son soda. C’était le soir, l’éclairage dans l’infirmerie était au minimum. L’adolescent distinguait pourtant sans mal la tristesse et la fatigue sur les traits de la femme.
— J’ai dormi longtemps ?
— Trois heures. Quand on t’a annoncé le décès de Lou, tu… le médecin et l’infirmière ont dû t’administrer un calmant. Ils avaient peur que tu tournes de l’œil au milieu des couloirs. Tu as crié encore un moment. Puis tu es venu t’écrouler sur ces chaises.
Edward prit son visage entre ses mains. Le monde était cotonneux. Ses sens émoussés. Le calmant, qui agissait encore ? Ou son cerveau en mode survie ? La deuxième option le confortait étonnamment.
— Tu as dû entendre parler de M. Stone, n’est-ce pas ? (Valeria n’attendit pas qu’il acquiesce pour enchaîner :) Je peux te prendre rendez-vous avec lui dès lundi.
— Non, c’est bon.
— Edward, tu viens de perdre Lou.
Carillon dans l’esprit. Ouragan dans le cœur. Bouffée d’oxygène brûlante.
— Nan, je…
— Edward.
La directrice s’était levée. Sa canette en main, elle vint s’installer à côté de son élève. Avec précaution, elle posa une main sur son épaule.
— Parler avec le psychologue te fera du bien.
— Ça changera rien, répliqua-t-il d’une voix atone.
— Ça ne ramènera pas Lou, nous sommes d’accord. Mais M. Stone pourra t’aider. Tu pourras aller de l’avant.
Les lèvres d’Ed tremblèrent. Il ne réalisait même pas ; comment aurait-il pu aller de l’avant ? Pour progresser, il fallait se rendre compte des obstacles. Mais l’obstacle était si grand qu’Ed n’en voyait même pas le sommet. Et l’imaginer le rendait malade : la longueur de la chute à venir était étourdissante.
— Tu devrais aller te coucher, l’incita la directrice d’une voix apaisante. Demain, je viendrai à l’École et nous reparlerons de tout ça. En attendant, tu dois te reposer.
S’il avait été moins ébranlé, Ed aurait refusé que la directrice vienne sur ces jours de repos juste pour lui. Mais il était hors de lui, hors de son corps et de son esprit.
— Je peux pas dormir.
— Rester dans ton lit, ce sera déjà bien.
Valeria l’empoigna de sa main libre pour l’aider à se lever. Les muscles d’Edward étaient en fonction automatique. Des courants de chaud et de froid le faisaient frissonner. Il y avait pourtant du chauffage à l’infirmerie.
Ils de dirigèrent vers la sortie. L’infirmerie était calme, silencieuse, angoissante. Lou y était morte quelques heures plus tôt. L’ambulance était arrivée, pas à temps pour la sauver. Ils avaient tout de même récupéré le corps pour l’emmener en chambre froide.
L’image d’une blouse noire, de son corps blafard, dans une salle de métal. Ed planta les talons, échappa à la poigne de la directrice. Il tourna sur lui-même, chercha une échappatoire. Des murs, des portes, des écriteaux. En lui, c’était le foutoir. Pas la moindre porte de sortie non plus.
Valeria l’appeler, cria, somma qu’on lui vienne en aide. L’agent de sécurité affecté à la surveillance nocturne s’élança à la poursuite de l’adolescent. Edward fracassa les portes, frappa l’asphalte et battit l’air. Il aurait voulu extirper le trou dans son corps. Effacer ses souvenirs et gommer ses sentiments. Refroidir la brûlure de la peine, combler le vide vertigineux.
L’agent de sécurité finit par le retrouver. Edward s’était laissé choir sur un banc. Épuisé, éteint. Il ne prêta pas attention aux remontrances. On le conduisit à l’internat puis dans sa chambre. On le laissa planté au milieu de la pièce, dans le noir.
Enfermé.
L’adolescent vit le soleil apparaître derrière le grillage qui ceignait l’École. Ce serait une belle journée de décembre malgré l’air frais. Lou était-elle toujours dans une blouse hermétique ? Ses parents avaient-ils déjà pris l’avion depuis le Canada pour la voir ? Où serait-elle enterrée ? Dans ses terres natales ou aux États-Unis ? Edward aurait-il l’occasion de lui dire adieu ?
On frappa à sa porte. Il cligna des yeux, jeta un coup d’œil au réveil. Neuf heures dix. Il s’était assoupi sur son lit encore fait. La bouche pâteuse, Ed trouva la force de se lever. Derrière le battant, Mme Ramirez esquissa un pâle sourire.
— Bonjour, Edward.
Elle n’attendit pas qu’il la salue en retour ou qu’il engage la conversation. Sans un mot, elle glissa dans la pièce avec des mouvements fluides avant de refermer.
— J’ai amené le petit-déjeuner.
— J’ai pas faim.
— Très bien.
Valeria s’installa au bureau en lorgnant son sac de petits pains d’un air lointain.
— Ça ne te dérange pas si je mange ?
— Allez-y.
Valeria entama son repas sans quitter son élève des yeux. Il s’était éteint. Edward n’avait jamais été réellement vif. Réservé et en retrait, c’était un adolescent au sourire rare et au cœur bien gardé. Valeria l’avait pourtant vu, vraiment vu, à diverses occasions. Lorsqu’il réalisait du tutorat pour les élèves plus jeunes, se baladait avec Lou à travers la cour, ou commentait tout bas sa lecture du moment. Il n’avait pas les étincelles énergiques de son jumeau, mais une lueur de passion se consommait doucement au fond de ses yeux dorés.
Cette lueur avait été soufflée.
— Edward, ma proposition de rendez-vous avec M. Stone tient toujours. Je peux l’appeler aujourd’hui, son secrétariat devrait être ouve…
— Je veux voir mon frère.
La demande la coupa dans sa lancée. Valeria reposa le pain qu’elle avait entamé, croisa les jambes. Ed avait le menton baissé, les mains entrelacées sur les cuisses. Une position de vulnérabilité, de soumission. S’il partageait bien quelque chose avec Ethan, c’était de ne jamais montrer ses failles. Le désarroi se fit plus douloureux dans la gorge de Valeria.
— À part toi et les élèves qui ont assisté à l’accident, personne n’est au courant pour le décès de Lou. Une annonce officielle sera faite lundi auprès de l’ensemble de l’École, évidemment, mais…
— J’ai besoin de le voir.
Edward décroisa les mains pour les poser sur son visage.
— Je peux aller le chercher, lui expliquer la situation et lui demander de te voir, si tu veux.
Il se contenta de hocher la tête. Sans attendre, Valeria sortit de la pièce. Elle dut faire un tour par le bureau de Mme Jekins, la responsable de l’étage, pour vérifier le bon numéro de chambre.
— Ethan, Michael, c’est Mme Ramirez, ouvrez-moi.
Son poing battait fermement la porte. Les connaissant, ils avaient dû profiter de leur samedi pour faire la grasse matinée. Valeria n’éprouva guère de remords à les tirer du lit. Pas alors qu’un élève se mourrait de la disparition de son aimée.
Quand la porte daigna s’ouvrir, une odeur peu ragoûtante picota les narines de la directrice. Elle plissa les yeux face au visage déconfit qui la dévisageait bêtement.
— Michael Lohan, va réveiller ton partenaire. Et ouvre cette fenêtre pour aérer, tu veux ? Votre chambre sent l’écurie.
Mike tressaillit avant de passer à l’action. Il secoua l’épaule de son ami en bredouillant quelques paroles endormies puis poussa les volets. La lumière inonda la pièce en arrachant un grognement à Ethan.
— Mike, bordel, ferme…
— Ethan, debout.
L’ordre de la directrice claqua dans la chambre imbibée de sommeil et des rayons de soleil. L’intéressé se redressa dans son lit avec un air de merlan frit.
— J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer, les garçons.
Michael s’était laissé choir sur son couchage, les yeux rougis par le réveil brutal.
— Lou est décédée hier lors d’un entraînement. (Trop choqués pour réagir, elle se servit de leur silence pour embrayer d’une voix sèche :) Pour l’instant, il n’y a que les élèves qui ont assisté à l’accident et Edward qui sont au courant. Je compte sur votre discrétion.
— M-Mais, bredouilla Mike en se levant, il s’est passé quoi ?
— Lou et sa classe étaient à l’extérieur pour un entraînement de terrain. Le centre de simulation où ils se sont rendus ne devait pas être aux normes. Une passerelle s’est effondrée sous Lou et elle est morte sur le coup.
Les genoux de Mike lâchèrent. Son lit émit un grincement sinistre.
— Oh putain, lâcha Ethan en repoussant sa couette.
Valeria ne le réprimanda pas pour son langage. C’étaient des mots à la hauteur de la tragédie qui avait arraché la vie à une élève la veille.
— Et Edward ?
— Je suis venue pour ça, soupira Valeria en s’approchant d’Ethan. Il a besoin de toi.
L’annonce arracha une grimace consternée à l’adolescent. Ed, besoin de lui ?
— J’aimerais que tu ailles le voir dans sa chambre et que tu le soutiennes, Ethan.
— Mais… mais… je…
— Il m’a clairement dit qu’il voulait te voir. S’il te plaît.
Le regard impérieux de la directrice fit se ratatiner l’adolescent. Ce n’était pas à lui de gérer ça, de gérer une telle secousse, de gérer son frère.
— Mais, madame, je…
— Ethan, vas-y maintenant s’il te plaît.
Le concerné la dévisagea un instant, comprit qu’elle ne partirait pas avant qu’il se lève. Une brève étincelle de rébellion crépita dans sa poitrine avant de s’éteindre. Il n’oserait pas tenir tête à la directrice alors que Lou était décédée quelques heures plus tôt…
— OK.
Mécaniquement, il remplaça son pyjama par des vêtements décents et sortit. Les talons de Valeria claquaient dans son dos, rappels de l’obligation qu’elle avait enroulée autour de son cou. Ethan n’était pas suffisamment réveillé pour affronter pareille situation. Il n’était même pas certain de le vouloir. Edward avait beau être son frère, la fracture qui s’était opérée entre eux ces dernières années était tangible. Aussi tangible que la mort de Lou. Une crevasse douloureuse, honteuse, qu’on évitait de regarder de trop près.
— Je te laisse ici, l’informa la directrice une fois la chambre d’Edward atteinte. Essaie de le réconforter, Ethan. Ou de le soutenir. Essaie un minimum.
Sans lui laisser l’opportunité de répliquer, Valeria s’éloigna.
Edward était toujours recroquevillé au bord de son lit quand on frappa de nouveau à sa porte. Il incita l’inconnu à entrer avant de se rendre compte que sa voix ne portait plus. Il était comme aphone. Réduit au silence.
Sa main trembla sur la poignée. En ouvrant, il réalisa trop tard qu’il serait dans de beaux draps si ce n’était pas la directrice. Comment pourrait-il expliquer ses yeux hagards et son air dévasté ?
— Ed.
Le filet de voix stupéfait qui glissa jusqu’à lui le rassura momentanément. Ce n’était qu’Ethan. Pas un inconnu qui le jugerait sur son état momentané. C’était Ethan.
Edward percuta enfin. Il recula précipitamment, se cogna contre le mur dans son dos. Son frère se tenait face à lui, les bras ballants, hébété. Ethan. Mais pourquoi avait-il demander à la directrice de l’appeler ? Qu’est-ce qui lui était passé par la tête ? Il devait immédiatement se reprendre, avant que son frère ne saisisse l’entièreté de sa douleur…
— Ed, bordel.
Ethan était entré dans sa chambre. Dans sa bulle, dans son intimité. Il ferma derrière lui, se laissa aller contre la porte. Les deux frères ne pouvaient se soustraire l’un à l’autre. Ils ne pouvaient plus ignorer la souffrance qui suintait entre eux. Crevasse honteuse, crevasse purulente.
Avaient-ils un jour été les deux pans d’une même âme meurtrie ?
— La directrice m’a dit pour Lou.
Six mots. C’était beaucoup, par rapport aux « bonjour » étouffés qu’ils avaient échangés ces dernières semaines. C’était trop, par rapport à la tornade qu’Edward maintenait enfermée en lui.
— Je suis désolé pour toi.
Edward observa son frère. Les quelques poils mal rasés sur son menton. Ses cheveux courts ébouriffés par sa nuit de sommeil. Ses yeux gonflés et perdus. Sa compassion immédiate. Qui serait rapidement remplacée par la froide ignorance, par la moquerie acide, qu’il lui témoignait habituellement.
Quand il ouvrit la bouche, Ed comprit que sa voix n’était toujours pas revenue. Pire, qu’elle s’était engouffrée en lui pour taire sa souffrance. Que son corps n’avait plus vraiment d’autres solutions pour libérer la tornade enchaînée.
Edward pleura. Devant son frère. Ça n’était pas arrivé depuis des années. Ils ne se confiaient plus l’un à l’autre depuis un moment. Ils ne se murmuraient plus leurs secrets à l’oreille depuis leur enfance. La vie, l’École, les amis, leurs différences les avaient éloignés. Leur rancœur personnelle, leur haine commune pour un membre de leur famille, n’avaient pas constitué un lien suffisant.
Et Ed pleurait. Devant son jumeau.
— Edward…
Ethan leva le bras, le tendit, crispa les doigts. Sa main n’atteignit pas l’épaule de son frère. La crevasse béait entre eux et la mort de Lou n’était pas assez dense pour la combler.
Il n’y avait peut-être rien d’assez dense pour la combler.
— Ed, je…
Ethan s’étrangla sur son propre souffle. Émergé au-dessus des remords, de la jalousie, de la rancœur et de la honte, son amour pour Edward remplissait son corps de graviers. Le poids de cet amour, qui aurait dû être bon, être pur, le tirait vers le bas. Cet amour d’enfant incommensurable, irrationnel, le terrifiait. C’était trop grand, trop ancien et trop intense.
L’ancien Ethan, celui qui n’avait jamais osé, jamais parlé, jamais contré, avait son frère comme centre de l’univers. En grandissant, il avait rapidement pris conscience de cette menace. Si son frère tombait, alors lui aussi. Le nouvel Ethan avait construit ses propres attaches, ses propres ceintures de sécurité. Il avait éloigné ce frère qui, après le joug de leur mère, avait détenu les rênes de son existence.
La scission était née de son fait, Ethan ne pouvait pas le nier. Et Edward ne l’avait jamais acceptée. La fracture avait été trop soudaine, trop brutale.
Les deux frères se faisaient face. Trop tard.
— Encore désolé, Ed.
Ethan garda le visage baissé, ne sécha pas les larmes qui coulaient sur celui de son jumeau. Son amour d’enfant, inconditionnel, glaçant, était de nouveau enfoui.
Il laissa son frère seul dans sa chambre.
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