- Éclosion -

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Vendredi 7 juillet 2000, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

L’École n’accueillait presque plus d’élèves en ce début d’été, mais elle était pourtant en liesse. Les dernières année fêtaient leur diplôme, la fin du lycée, le début de leur vie d’adulte. On avait rassemblé les tables du réfectoire dans la cour intérieure et monté une scène contre l’épicerie. Des groupes d’adolescents survoltés s’y succédaient pour chanter et jouer plus ou moins juste. Jus de fruits, sodas, limonade et eau fraîche éclaboussaient les t-shirts et les cheveux. Les professeurs avaient bien essayé de rappeler à l’ordre leurs élèves, mais le cœur n’y était pas. C’était leur dernière journée au sein de l’établissement, la consécration de plusieurs années loin d’être évidentes. Ils pouvaient bien s’arroser et se courir après le temps de quelques heures.

Au deuxième étage des dortoirs, Maria observait le chaos depuis sa fenêtre. L’air tiède qui s’engouffrait dans la pièce agitait les rideaux et sifflait dans les interstices des portes. Adrián était parti pour son Mexique natal depuis quelques jours et leur chambre commune sonnait du vide de son absence. Les lits nus et le bureau épousseté barbouillaient de gris maussade l’esprit de l’adolescente. Ses cours étaient terminés depuis une semaine, mais elle était restée à l’internat le plus longtemps possible. Le départ d’Adrián avait affecté son humeur, mais la perspective de rentrer chez elle était d’une autre ampleur. Elle devrait côtoyer sa mère tout l’été. Elle devrait prétendre former une famille avec cette femme qui ne lui avait jamais dit « je t’aime ». Elle devrait détourner les yeux des photos, des bibelots, de tous ces faux-semblants de vie réussie et épanouie. Sa chambre d’enfance serait tout aussi vide que celle qu’elle quittait à l’École le temps de deux mois. Un lit à l’odeur de renfermé, des jouets dont elle s’était détournée depuis des années, de vieilles affaires de classe. Le stéthoscope que son père lui avait offert alors qu’elle n’avait même pas dix ans, espérant qu’un jour sa fille suive ses traces. Andrew Wayne, dont elle avait hérité le nom à défaut du rêve professionnel, avait quitté leur foyer un an plus tard, avant l’entrée de Maria à l’École.

Il a rencontré quelqu’un, en Angleterre, lui avait dit sa mère sans chercher une seule seconde à lui mentir. Si Maria lui avait été reconnaissante plus tard pour son honnêteté, l’annonce avait été un missile dans sa poitrine de fillette. Son père, qu’elle ne voyait déjà pas beaucoup entre son travail de médecin et ses allers-retours au Royaume-Uni, était parti. Parti. Sans explications, sans justifications, sans excuses, sans promesses. Inconcevable à l’époque, pour la Maria de onze ans à peine. Mais, aujourd’hui, la Maria de dix-sept ans en était soulagée. Qu’aurait-elle fait, qu’aurait-elle dit, à ce père qui partait ? Rien ne l’aurait retenu. La femme pour laquelle il n’avait plus de sentiments n’avait pas cherché à le garder auprès d’elle, mais demeurait l’enfant qu’ils avaient eue ensemble. Cette enfant n’avait pas signifié assez pour Andrew Wayne. Il était parti.

Maria se détourna de la fenêtre pour jeter un coup d’œil à ses valises. Sa mère venait la récupérer vers midi. Caterina l’accueillerait sûrement avec ses politesses habituelles : pas de baiser, pas de sourire, pas de fierté. Simplement cette froide et fonctionnelle curiosité parentale : chambre bien nettoyée avant le départ ? bulletin de notes correct ? pas de remarques dépréciatrices des professeurs ?

Maria n’avait jamais vraiment su ce qu’elle signifiait pour sa mère. Un espoir éteint de vie de famille, de vie réussie ? Un regret amer, qu’elle s’efforçait de masquer ? Une simple relation qu’elle était obligée d’entretenir, jusqu’à la majorité de Maria du moins ?

L’adolescente ferma sa fenêtre, hissa son sac-à-dos sur son épaule et agrippa la poignée de sa valise. Il était temps de quitter sa chambre pour les vacances. Elle reviendrait dans moins de deux mois. Alors tout irait mieux, tout irait comme ava nt. Adrián serait de retour, avec ses paquets de cartes cornés, son bronzage impeccable et ses anecdotes de vacances. Peut-être même qu’il rencontrerait un amoureux d’été et qu’il soupirerait auprès de Maria dès la rentrée.


Les couloirs étaient silencieux. Le brouhaha en provenance de l’extérieur peinait à traverser la muraille mentale d’Edward. Affalé sur un sofa en face du bureau de Mme Jekins, la responsable du deuxième étage de l’internat, Ed contemplait le bout de papier entre ses doigts. Son diplôme de fin de lycée. Son diplôme de l’École de S.U.I, qui lui offrait une voie toute tracée pour intégrer l’entreprise éponyme.

Dehors, ses camarades de promotion fêtaient l’événement. Fêtaient en criant, en buvant, en mangeant, en jouant, en courant, en dansant. Avec joie, soulagement et fierté. Ed ne ressentait rien de cela. Il se sentait au bord du précipice. Le précipice de la vie d’adulte, celui qu’il était obligé d’affronter. Le précipice qui lui imposait d’être heureux, d’être apaisé, d’être fier. Edward se noyait pourtant dans le découragement, dans la peur et la mélancolie. Dix-huit ans et des regrets. Des souvenirs. La conscience aigüe, douloureuse, que les années derrière lui ne reviendraient pas. Sa complicité avec Ethan ne reviendrait pas, son affection pour Lou ne reviendrait pas, son amitié pour quelques camarades non plus.

Comment pouvait-il se sentir apaisé, fier, heureux avec son diplôme entre les mains ? Major de promotion, félicitations de l’équipe pédagogique, héritage maternel indéniable. Edward Sybaris faisait honneur à son nom. Edward Sybaris contrebalançait parfaitement la nonchalance insouciante de son frère. Edward Sybaris réussissait tout.

Un bruit caractéristique de valise qui roule lui fit lever le nez. Edward fronça les sourcils, mais ne pipa mot quand une adolescente à la silhouette androgyne le dépassa sans un regard.

— Maria Wayne ?

L’intéressée se figea, braqua ses yeux perçants sur lui.

— Edward Sybaris. (Elle avisa ce qu’il tenait à la main, inclina le menton.) Bravo. Tu dois être content de partir.

Il se contenta de hausser les épaules. Ed ne la connaissait que de vue, ce n’était pas le genre de personne auprès de qui il voulait s’épancher. Elle avait l’air pressée, en plus.

— Bonnes vacances. Dans un an, tu seras à ma place.

Plus heureuse, j’espère.

Maria lui adressa un sourire fugace avant de reprendre son chemin.


Elle était partie depuis deux minutes à peine que des pas provenaient de nouveau des escaliers. Edward leva brièvement les yeux, s’attendant à un nouvel élève retardataire. Malgré la petite taille de la silhouette en haut des escaliers, il s’aperçut rapidement que c’était une femme adulte. À la posture rigide, au menton haut et fier.

Une vrille perça le cœur d’Edward. C’était impossible. Il ne l’avait pas vue depuis huit ans. Quand Alexia Sybaris entreprit de se diriger vers lui, la vrille se transforma en lierre. Des picots de métal crevèrent ses poumons, ses entrailles et sa peau. Tout se resserrait, l’étouffait.

— La directrice m’a dit que je te trouverais ici.

C’étaient les premiers mots d’Alexia Sybaris pour son fils en huit ans. Ed s’aperçut que, s’il avait oublié le son de sa voix, il n’avait pas oublié sa dureté ni le tranchant du grec moderne dans sa bouche. Il n’avait plus parlé cette langue en dehors des cours depuis qu’il avait quitté le domicile maternel.

— Mère.

Elle avait vieilli, un peu. Du gris dans le brun presque noir de ses cheveux. Des traits plus marqués, quelques ridules au coin de ses yeux implacables. Edward oublia momentanément les vrilles d’épines autour de ses organes et se leva. Il était grand, mais pas excessivement. Alexia Sybaris n’était ni grande ni forte. À présent debout face à face, Edward réalisa qu’il dépassait sa mère d’une tête. Qu’il aurait pu agripper son cou, enrouler ses mains autour de sa trachée, de ses jugulaires, et tout stopper. Comment une femme qui l’avait terrorisé, maltraité et brisé pouvait-elle lui sembler aussi vulnérable ?

Parce qu’elle ne l’était pas. Ses yeux sombres l’avaient capturé dans une étreinte encore plus mortelle que les vrilles de l’angoisse. Ses lèvres plissées ne pourraient pas la trahir. Elle resterait cette froide statue de marbre animée par un esprit tordu.

— Tu as grandi, mon fils.

C’était une remarque si informelle, si anodine, qu’elle tira une plainte ahurie à l’intéressé. Une mère disait ça à son fils quand elle le revoyait après un séjour chez les grands-parents, en colonie de vacances ou en internat.

— Tu… ça fait…

Les mots trahissaient Edward, refusaient de coopérer, de s’assembler pour former une bribe de ce qu’il ressentait. Alexia ne lui laissa guère le temps de trier ses sentiments ou ses pensées puisqu’elle enchaîna :

— Je me devais de venir te voir en ce jour spécial, Edward. J’avais interdiction de t’approcher jusqu’à ta sortie de l’École. À présent que tu es majeur et diplômé, je tenais à reprendre contact avec toi.

Ethan en voulait à son frère d’être un monstre de contrôle, mais Ed ne contrôlait plus rien. Cette femme était l’ennemie qu’il n’avait jamais vaincue, l’équation qu’il n’avait jamais résolue. La source et le sujet de ses cauchemars.

— Même si je ne pouvais pas te voir directement, j’ai suivi ta scolarité toutes ces années, Edward. Quand tu as rejoint l’École, je n’étais pas certaine que tu réussisses.

Une ombre creusa le pli de ses lèvres, une ombre qu’Ed fut incapable de nommer.

— Et, pourtant, tu fais partie des meilleurs élèves de ta promotion.

C’était surréaliste. Ed n’avait pas le bagage nécessaire pour réagir à pareille situation. Y’avait-il des réactions préétablies, de toute manière ? Que faire face à sa mère maltraitante réapparue huit ans plus tard pour le féliciter ?

— Tu as eu un parcours brillant, Edward. J’ai reçu chacune de tes notes, chaque retour de tes professeurs. Un élève sérieux, appliqué, rigoureux, calme et moteur pour la classe.

Les mains de l’adolescent tremblaient sur son diplôme. Pour les oraux, les présentations ou les travaux de groupe, il n’avait jamais craint de prendre la parole, d’exposer ses idées et ses raisonnements. Mais face à elle, face à sa mère…

— Je pourrais te le dire, à présent...

Alexia laissa sa phrase en suspens. Il y eut une brève lueur dans son regard, un moment d’égarement ou d’hésitation. Sa mâchoire se contracta et ce qu’elle voulait dire resta bloqué, tu à tout jamais. Subjugué, Edward s’en aperçut à peine. Alexia finit par reculer d’un pas, s’installa sur le sofa dans un mouvement contrôlé. Elle tapota l’assise à côté d’elle. Ed resta debout.

— J’aimerais te proposer quelque chose. Quelque chose d’important. (Alexia vrilla ses yeux noirs dans ceux ambrés de son fils.) Tu as eu un parcours brillant, mais je sais aussi que tu as souffert de ton entourage. J’ai appris que tu avais perdu une proche amie, Lou Tremblay.

La confusion rendait la vue d’Edward trouble. Comment ? Comment sa mère savait-elle tout ça ? L’École lui avait-elle fait des retours par obligation ? Y’avait-il un membre du personnel qui l’avait surveillé de près toutes ces années ?

Ça n’avait pas d’importance, au fond. Alexia savait.

— Edward, tu dois avoir besoin de prendre un nouveau départ. De t’éloigner de tout ce qui t’a fait souffrir ici.

Il faillit en rire. Elle était le premier et le principal être qui l’ait fait souffrir sur Terre. Comment pouvait-elle se dresser face à lui avec cette assurance tranquille, cette sérénité bouffie de suffisance ?

— Modros n’est pas faite pour toi.

— Qu’est-ce qui est fait pour moi, alors ? cracha-t-il d’une voix mordante.

Alexia sembla surprise de l’entendre enchaîner plus de deux mots. Elle se recomposa rapidement une façade, lui fit de nouveau signe de s’asseoir.

— J’ai une proposition à te faire, je te l’ai dit. J’ai besoin que tu m’écoutes sans m’interrompre.

— Et quoi encore ? Je te dois rien.

Les paupières d’Alexia se plissèrent. Elle afficha un rictus désabusé. Edward comprit qu’il avait creusé une fissure dans le masque poli de sa mère.

— Rien ? Tu me dois tout, Edward. Ta vie, ta scolarité, ton avenir. J’aurais pu vous répugner, ton frère et toi. Refuser que vous portiez mon nom, vous donner celui de votre incapable de père. (Elle inclina la tête vers le sofa.) Assieds-toi.

Edward supporta son regard jusqu’à une épine glacée lui remonte le dos. Il ne pouvait pas lui résister. Pas encore. Les souvenirs, les marques, étaient trop récents pour que le petit garçon en lui ne se mette à trembler.

À deux doigts de vomir son maigre petit-déjeuner, il s’installa à côté de celle qui lui avait donné la vie. Mais celle qui ne lui avait rien offert d’autre que de la souffrance, il en était certain.

— Tu n’as personne qui tient à toi à Modros.

L’annonce lui coupa toute envie de répliquer. C’était complètement faux. Il avait Ethan, Grace, Michael et ses camarades de classe.

C’était donc vrai. Il n’avait personne.

Edward se détourna pour masquer ses yeux soudain brûlants. Même son père ne se trouvait pas à Modros. Cette prise de conscience était douloureuse. Non, vertigineuse. Une douleur pouvait se soigner. Une chute causait forcément un mal plus grand.

La main d’Alexia sur son bras le ramena aux couloirs de l’École.

— Mais tu n’es pas seul, Edward. Une vie t’attend auprès de moi et de ta famille. Tu es digne de nous rejoindre.

— Où-où ça ? Quelle famille ?

Le visage d’Alexia se détendit perceptiblement. C’était déroutant de la voir avec une expression presque sereine.

— Les Sybaris. Mon père, mon frère et sa famille travaillent dans le Nevada, à la Ghost Society. Ton cousin et ta cousine sont aussi formés là-bas.

Des cousins, un oncle ? Edward n’avait jamais entendu parler d’eux. La Ghost Society ? Il savait qu’il s’agissait de la société-mère de S.U.I, le groupe qui avait permis à Alexia de fonder son entreprise. Mais ce n’étaient que des informations. Rien de tangible.

— À présent que tu es diplômé de l’École de S.U.I, tu peux candidater à la Ghost. Devenir Fantôme t’ouvrira de nombreuses portes. Tu pourras rencontrer de nouvelles personnes et faire une croix sur ton passé à Modros.

Ed était trop hébété pour songer à répondre. Pourquoi sa mère s’intéressait-elle soudainement à lui ? Pourquoi lui faire une telle proposition ?

— Mais… commença-t-il d’une voix hésitante, pourquoi ? Pourquoi moi ? Et Ethan ? Je croyais que tu nous… que tu nous…

Tu nous détestais.

Un soupir affaissa la poitrine mince de la femme. Son regard se fit distant, mais elle n’avait toujours pas retiré sa main du bras de son fils. Edward n’avait pas la force – ou l’envie – de la retirer. Ce constat le plongea plus profondément dans son abyme de questions sans réponses.

— Je vais être honnête avec toi, Edward. Tu n’étais pas prévu. Je suis tombée enceinte alors que je pensais contrôler ma vie et mon corps. Quand ton frère et toi êtes nés… j’ai eu l’impression qu’une partie de moi mourrait. (Comme le malaise emplissait Ed, sa mère lui étreignit plus fort le bras.) Je pense que j’aurais pu m’en sortir s’il n’y avait eu que toi. Mais ton frère est né après et c’est… c’était trop.

Edward fronça les sourcils, glissa un regard jusqu’à sa mère.

— Mais… Ethan et moi sommes jumeaux.

— Mmh. Il n’empêche que tu es né en premier. J’aurais aimé ne garder que toi. Tu suffisais.

La vérité était trop simple. Trop horrible. Il aurait suffi qu’Ed soit fils unique pour être accepté, aimé, choyé ? Il n’arrivait pas à y croire. Pas alors que des cicatrices blanches tapissaient encore son corps, que des pensées noires s’agitaient toujours sous son crâne.

— Si j’avais déjà du mal avec toi, je n’ai jamais accepté Ethan. Il est et a toujours été en trop. (Comme Ed ouvrait la bouche pour prendre instinctivement la défense de son frère, elle le devança d’une voix acidulée :) La preuve dans son dossier scolaire. Il a été un cancre pendant des années. Il a eu des notes tout juste passables pour ne pas redoubler. Et j’ai fini par cesser de compter les remarques des professeurs et de l’administration sur son comportement.

Un étau glacé remonta jusque sous la mâchoire d’Ed. Il ne pouvait pas la contredire. C’étaient encore une fois des faits, aisément vérifiables. Edward lui-même s’était disputé plus d’une fois avec son jumeau à propos de son attitude.

— Tu devrais donc comprendre pourquoi je m’intéresse à toi, Edward. Tu es un Sybaris digne de ce nom. Tu es brillant et engagé. Prêt à certains sacrifices pour atteindre tes objectifs. Pour moi, tu es une fierté, mon digne héritier. (Elle lâcha brusquement Edward pour croiser les bras.) Pas ton frère.

Alexia se leva, tendit la main à son fils. Ed comprit alors ce qu’était l’ombre sur le pli de ses lèvres. C’était un sourire.

C’était la première fois qu’il la voyait sourire.

— Viens avec moi, Edward.

Ed resta campé sur le sofa, pâle et figé.

— Je… je dois réfléchir.

Alexia abaissa la main sans cesser de sourire. Elle s’y était attendue.

— Prends le temps dont tu as besoin, Edward. Je t’attendrai.


En contrebas dans la cour, Ethan finissait de boire sa limonade, avachi sur un banc. Devant lui, entouré d’une bande d’adolescents excités, Michael engloutissait d’une traite une bouteille de soda. Avec sa taille et sa corpulence, il n’avait guère de mal à avaler une quantité de liquide qui aurait rendu Ethan instantanément malade.

Grace vint se glisser sur le banc à ses côtés. Ethan se redressa en la contemplant avec surprise. Ils s’étaient séparés d’un accord commun trois mois plus tôt. Depuis, ils avaient instauré une séparation tacite afin de conserver au mieux leur amitié et de ne pas réveiller les souvenirs passés.

— J’ai pas vu Edward de la matinée, lui confia-t-elle en balayant la cour de son regard azur.

— Il aime pas les fêtes. Il a peut-être préféré passer un moment avec ses potes.

Grace lui coula un regard peiné.

— Ethan, il a pas vraiment d’amis. Depuis la mort de Lou, il s’est isolé de plus en plus.

Ethan serra ses mains ensemble, la gorge nouée. Il le savait. Mais c’était plus simple de prétendre que non. De prétendre que son jumeau allait bien, continuait sa vie, malgré la différence de chemins empruntés.

— J’espère surtout que ça va aller pour lui, soupira Gr ace en ramenant une mèche de cheveux derrière son oreille. Je sais que tu t’entends pas bien avec lui, mais il est sympa. Ça m’a fait tellement de peine, l’année où il a perdu Lou.

— Oui. Moi aussi.

Grace observa le visage de son ex-petit-ami puis grimaça.

— Tu lui avais dit ? Que tu t’inquiétais pour lui ?

Ethan ne répondit pas, serra les dents. Grace poussa un soupir sonore, se prit le front entre les mains.

— Vous êtes des cas désespérés. Tu devrais aller le voir, Ethan. Avant qu’il parte de son côté.

L’adolescent jura tout bas, écrasa son gobelet de limonade entre ses mains puis se leva.

— Je vais voir s’il est dans sa chambre.

Une étincelle éclaira les yeux de Grace.

— Peut-être que t’es pas si désespérant que ça.

Ethan fit la moue puis s’engagea vers le Centre. Il n’y avait que Grace et Mike pour l’influencer ainsi. C’était en partie par réelle inquiétude pour son frère et en partie par peur de décevoir Grace. Bien qu’ils ne soient plus ensemble, il conservait pour elle de l’affection et de l’admiration. Il comptait bien rester en bons termes avec elle.

Il enjamba deux par deux les marches des escaliers. Le silence dans les couloirs était d’autant plus remarquable qu’il provenait de la cour assourdissante. Une chappe d’appréhension le fit ralentir à hauteur du deuxième étage. Que pourrait-il dire à son frère ?

Ethan n’eut pas besoin de remonter jusqu’à la chambre de son jumeau. Edward était avachi sur un sofa en face du bureau de Mme Jekins, les épaules tombantes. Passée la surprise, Ethan comprit que le bruit étranglé qu’il percevait était celui des sanglots d’Edward.

— Ed ? lança-t-il d’un ton soucieux en approchant d’un pas rapide.

Son frère dressa le nez, le considéra avec stupéfaction. Leur dernier véritable échange remontait à ce jour où Ethan l’avait laissé en pleurs dans sa chambre. La similitude leur sauta tous les deux aux yeux.

— Ethan, qu’est-ce que fais là ? Pourquoi t’es pas avec Mike et Grace ?

— Je… je te cherchais.

Edward écarquilla brièvement les yeux, renifla, pinça les lèvres.

— Tu me veux quoi ?

La sécheresse de sa question tira une grimace agacée à Ethan.

— Je voulais savoir… tu… tu vas faire quoi maintenant ? Après l’École, je veux dire.

Edward prit le temps de réfléchir. Son frère se tenait là, soucieux de son avenir. Le même frère qui l’avait abandonné année après année, avait refusé sa présence dans sa vie au motif d’une soi-disant indépendance. Ce frère qui avait préféré détourner les yeux de la souffrance d’Ed que de lui tendre la main pour le sortir de la boue.

Une autre personne lui avait tendu la main, aujourd’hui. Et Ed réalisa qu’il détestait à présent moins cette personne que son propre jumeau.

— Je m’en vais, Ethan. Loin de toi, comme tu l’as toujours souhaité.

L’intéressé ouvrit grand les paupières, afficha un air consterné quand son frère se leva et le dépassa sans un regard.

— Quoi ? Mais tu pars où ? Tout de suite ? Tu pars seul ? Edward !

Ethan dut se lancer après lui.

— Tu peux pas partir. Et tes amis ?

— J’ai pas d’amis, Ethan. Pas comme tu en as.

— Mais... mais, tu… Ed, tu pars où ? Tu vas faire quoi ?

La détresse d’Ethan aurait pu tirer un sourire satisfait à Ed s’il n’avait pas eu si mal. Oui, il détestait son frère. Il détestait l’être qu’il était devenu. Mais il l’aimait encore, il l’aimait si fort. Son petit frère, la deuxième face de son âme.

— Laisse-moi tranquille. Je rejoins quelqu’un qui pense vraiment à moi.

Edward réalisa qu’il pleurait encore. Il pleurerait sûrement d’autres fois. Puis son cœur finirait par se durcir, pas cesser d’être si docile face aux émotions. Il serait un vrai Sybaris, comme l’affirmait sa mère. Il serait digne, fier et complet.

— Au revoir, Ethan.

Ethan le regarda partir. Planté en haut des escaliers, il garda les yeux rivés à ce dos qui l’avait si souvent protégé de leur mère. Qui avait supporté trop tout seul. Un dos dont il s’était détourné pour tracer son propre chemin.

Avait-il été si cruel dans ses choix ? Avait-il abandonné son frère pour sa liberté ?

Ethan s’installa au bord de la marche. Le silence l’enveloppait d’un cocon angoissant et apaisant. Edward était parti.

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