- Bière -
Vendredi 17 mai 2002, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.
Ethan se hissa sur l’une des chaises hautes à dossier qui ceignaient le comptoir en bois lustré. De l’autre côté, deux barmen s’efforçaient de servir la vingtaine de clients qui avaient envahi le bar en cette fin de journée. Quand Michael le rejoignit à sa droite, l’un des pieds du tabouret émit un grincement funèbre.
— Je vais peut-être me contenter d’eau et pas de bière ce soir, marmonna Mike en gesticulant sur l’assise pour tester sa fiabilité.
— À ta décharge, tu fais presque deux mètres. Ces pauvres tabourets ont pas l’air faits pour des carrures… comme la tienne.
— Je vais prendre ça comme un compliment. (Mike héla un barman qui passait devant à pas rapides.) Deux bières, s’il vous plaît !
Comme le serveur hochait rapidement la tête, un ricanement s’éleva à la gauche d’Ethan.
— La décision de pas boire de bière a pas résisté longtemps.
Les deux amis se tournèrent vers le jeune homme qui leur souriait d’un air narquois. Alors qu’Ethan fronçait les sourcils – de quoi cet inconnu se mêlait-il ? – Mike s’esclaffa :
— J’ai pas beaucoup de volonté, faut croire.
Alors qu’il allait reprendre la parole, une jeune femme se glissa près de lui en grommelant :
— Adrián, mêle-toi de tes oignons.
Ethan contempla la nouvelle venue d’un air circonspect – il avait l’impression de l’avoir déjà vue. Quant à Mike, il afficha une grimace penaude.
— Tous les gars de S.U.I se retrouvent ici ou quoi ?
Le dénommé Adrián haussa les épaules en posant son menton sur sa main.
— C’est vendredi soir et le bar se trouve à deux minutes des bureaux. Rien d’étonnant.
— Vous buvez de l’alcool ?
La question surprise de la jeune femme attira l’attention sur elle. Ethan fronça de nouveau les sourcils, incapable de remettre un nom sur ce visage à la moue boudeuse. Lorsque les yeux verts de la jeune femme percèrent les siens, il se gratta la joue.
— On était ensemble à l’École, non ?
Mike lâcha un « T’es sérieux » dépité tandis que Maria adressait un sourire acide à Ethan.
— On est collègues.
Ethan s’empourpra, glissa les yeux vers le comptoir à la recherche d’une échappatoire.
— J’imagine que retenir le prénom de ses coéquipiers est trop difficile pour Ethan Sybaris.
L’accusation remplaça sa honte fugace par une irritation électrique.
— On est plus d’une cinquantaine d’agents, je peux pas retenir tout le monde.
— Ethan, elle a raison, marmonna Mike en passant une main dans ses cheveux châtains. Adrián et Maria ont un an de moins que nous. On les croise presque tous les jours au boulot.
Adrián glissa la main sous le bras de Maria pour l’inciter à s’asseoir et à se calmer. Elle ne cessa pourtant pas de toiser son collègue d’un air mauvais.
— Et pour répondre à ta question, Maria, oui on boit de l’alcool, reprit Michael en lui adressant un clin d’œil.
Elle ignora la vague tentative de charme pour faire la moue.
— Aux dernières nouvelles, il vous manque encore un an avant l’âge légal.
— T’es dure, se lamenta Michael avant de remercier d’un sourire le barman qui venait de pousser deux pintes dans leur direction. Ce soir, on fête quelque chose, alors on peut bien se permettre de se faire passer plus âgés qu’on l’est vraiment.
Coincé au milieu de la discussion, encore honteux et irrité, Ethan plongea le nez dans son verre. Même s’ils avaient effectivement croisé Maria et Adrián plus d’une fois depuis un an, ils n’avaient encore jamais eu de mission commune. Sans compter que Maria avait bien changé depuis l’École. Il se la rappelait vaguement comme une adolescente distante, aux cheveux courts et à la silhouette maigrichonne.
— On vient d’être promus agents de la A.A, annonça Michael sans masquer sa fierté.
— Félicitations ! Quelle section ?
Dans l’enthousiasme, Adrián s’était penché et avait manqué de près de renverser la bière d’Ethan. Ce dernier le cingla d’un regard noir, mais son interlocuteur était trop concentré pour le remarquer.
— Section criminalité et lutte contre le crime organisé.
Adrián applaudit bruyamment, sourire étincelant aux lèvres. Pris au jeu, Mike quitta son tabouret pour exécuter quelques courbettes exagérées. Ethan finit par lever le nez de sa boisson pour sourire. Son partenaire ne ratait jamais une occasion de faire le pitre.
— Et vous ? les lança Mike en englobant Adrián et sa partenaire d’un regard pétillant. Vous avez des vues sur l’une des sections de la A.A ?
— Pour l’instant, on se trouve bien à S.U.I. C’est moins excitant et moins bien payé qu’à la A.A, mais on est qu’au début de notre carrière.
Maria approuva les paroles d’un hochement de tête pensif. Pour être honnête, elle se demandait si leur promotion rapide – deux ans seulement qu’Ethan et Mike travaillaient à S.U.I – n’était pas en partie due au nom d’Ethan. On parlait quand même du fils de la fondatrice.
Elle garda ces pensées pour elle-même, sans pouvoir s’empêcher de lorgner vers Ethan. Il croisa son regard, plissa les paupières. La jeune femme se contenta de lui adresser un rictus provocateur.
— Il y a un souci ? finit-il par souffler d’une voix sourde.
Maria pinça les lèvres, croisa le regard vaguement soucieux d’Adrián. Son partenaire se fâcherait sûrement s’il savait quelles accusations flottaient dans son crâne. Tant pis.
— En fait, je me demande sincèrement comment vous en êtes arrivés là. (Mike et Ethan se figèrent, suspendus à ses lèvres.) Je me souviens de vous à l’École et c’était pas glorieux. Les profs passaient leur temps à vous gueuler dessus et vous étiez souvent dans le bureau de Mme Ramirez.
— On était des ados, marmonna Mike d’un ton boudeur.
— On bosse bien, voilà comment on a été promus, siffla Ethan en sentant ses trapèzes se contracter.
— Ah, donc j’imagine que ton lien avec Alexia Sybaris y est pour rien ?
Un éclair de rage dansa dans ses yeux dorés, descendit le long de sa mâchoire puis de son cou. Maria ne cilla pas face aux muscles crispés, inclina le menton. S’il voulait en découvre ici-même, elle au moins était sobre.
— Eh, on se calme, lança Mike en s’interposant entre les deux.
— Tu sais rien de moi, cracha Ethan en fusillant sa collègue du regard par-dessus le bras de Michael. C’est grâce à nos efforts, à Mike et moi, qu’on en est là.
Maria se contenta de hausser les épaules.
— Au moins, tu as l’air plus bosseur qu’à l’École. Tant mieux pour toi.
Sans plus attendre, elle s’éloigna du comptoir pour s’installer à une table vide en fond de salle. Adrián esquissa un pâle sourire en remontant ses lunettes sur son nez.
— Désolé, elle est toujours aussi impulsive.
— Ils sont deux, soupira Mike en tapotant l’épaule de son ami. Allez, Ethan, laisse tomber.
L’intéressé avait suivi sa collègue du regard, incapable d’effacer de son esprit le rictus narquois qu’elle avait affiché.
— Ses doutes sont fondés, en plus, marmonna Michael en se rasseyant.
Son coéquipier vira à cent-quatre-vingts vers lui, bouche bée.
— T’es sérieux, toi aussi ?
— Ethan, réfléchis. La plupart des agents actuels proviennent du réseau de la Ghost Society ou des autres sociétés-filles. Maria elle-même est la fille d’une responsable de S.U.I. Le réseau est encore très important, on peut pas lui en vouloir de se demander si le fils de la fondatrice a pas été un peu favorisé.
Sur l’instant, Ethan sentit la brûlure de la trahison remonter sa gorge. Puis les iris gris de Michael, emplis de bienveillance, l’apaisèrent.
— Peut-être, lâcha-t-il au bout de quelques secondes. Mais… ça me rend dingue qu’on puisse s’imaginer que je profite de mon nom, d’un pseudo héritage que cette femme m’aurait laissé.
Ses jointures blanchirent quand il serra les doigts autour de son verre.
— Tout ce qu’elle m’a laissé, c’est des…
Sa voix s’étrangla, la chair de poule couvrit ses flancs. Comme la plupart se trouvait dans son dos, il voyait rarement les petites cicatrices blanches. Mais il les savait là, cachées sous le tissu de son t-shirt, ancrées dans sa chair pour toujours.
La grosse main de Michael s’enroula autour de son épaule. Son contact, chaud et lourd, calma les frissons qui le secouaient.
— Je sais, Ethan. (Mike termina sa bière d’une rasade avant d’ajouter :) Au pire, tu auras qu’à expliquer à Maria en quoi tu dois rien à ta mère.
— Mmh, elle avait pas l’air prête à entendre la vérité.
Mike gratta les poils mal rasés de sa joue, tapota le bras de son partenaire.
— Tu devrais quand même lui dire. Si elle le pense, d’autres doivent le penser. Faut faire passer le message, Ethan. Faut pas les laisser te marcher dessus.
Ethan soupira dans son verre, jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Maria sirotait une limonade, un sourire vague aux lèvres alors qu’Adrián lui racontait quelque chose.
— D’ailleurs, ils sont en couple, ces deux-là ? Je sais qu’ils forment un binôme au boulot, mais ils traînent toujours ensemble.
Mike suivit la direction indiquée par le coup de menton de son partenaire. Il dévisagea Ethan, s’assura qu’il était bien sérieux. Puis éclata de rire.
— Oh, Ethan, s’étrangla Mike entre deux hoquets nerveux. Maria a quand même eu raison de se sentir vexée. Tu fais vraiment pas gaffe à ton entourage.
Son ami se renfrogna, vexé. Puis lui asséna une petite tape pour qu’il arrête de pouffer.
— Allez, dis-moi !
— Ethan, bordel, Adrián est gay. Maria et lui sont amis depuis l’École, ils sont colocataires aujourd’hui. Normal qu’ils traînent ensemble.
Les yeux encore humides de rire, Mike passa un bras autour des épaules de son ami.
— Tu crois que les gens se demandent si on sort ensemble, du coup ?
Ethan le repoussa aussitôt, à la fois amusé et agacé.
— C’est bon, j’ai compris. (Ethan jeta un dernier coup d’œil en direction de ses collègues.) Et comment tu sais qu’ils sont coloc’ ?
— Je discute avec les gens, figure-toi. J’utilise ma bouche, ma langue, mes dents. Je forme des mots, pose des questions, tout ça. C’est un truc de malade.
Excédé, Ethan leva les yeux au plafond puis fouilla sa poche pour jeter des billets sur le comptoir.
— J’ai compris, je suis une merde en relations sociales. Allez, je rentre.
— Quoi ? Mais non ! Allez, Eth’, encore un verre.
— On se retrouve à l’appart’, Mike.
L’intéressé s’accouda au bar en soupirant. Son ami avait déjà traversé le bar pour rejoindre la sortie. Ils ne seraient pas séparés longtemps ; ils étaient eux-mêmes colocataires. Mike profita de son départ pour lorgner sans gêne ses collègues. Même s’il n’avait jamais entretenu de réelle amitié avec Adrián ou Maria, il avait déjà eu l’occasion de partager un café ou un entraînement en leur compagnie. Adrián avait le même sens de l’humour et la spontanéité de Maria lui plaisait. Avec eux, pas de faux-semblants, pas de ragots à tout va, pas de compliments hypocrites. Adrián pouvait facilement vexer, avec ses piques bien placées. Quant à Maria, sa franchise avait parfois de quoi déconcerter. Michael les appréciait justement pour ces traits de caractère. Il regrettait qu’il y ait cette tension entre son partenaire et la jeune femme. Des soirées en leur compagnie lui auraient bien fait plaisir.
Michael sourit pour lui-même. Un sourire de velours sur ses lèvres, le sourire de voyou comme disait Ethan. Un sourire de connivence, de malice. Le sourire de tous ses plans. Il était certain de pouvoir les rabibocher.
Il s’en faisait la promesse.
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