- Vin -
Vendredi 14 février 2003, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.
Ethan regrettait le soleil de la veille. Planté en bas de l’immeuble, il bataillait avec son parapluie, la bouteille de vin et le bouquet de fleurs. Les touches de l’interphone semblaient minuscules sous ses doigts gourds. Quand enfin son index trouva sa cible, il ferma brièvement les paupières. Pourvu que ce soit le bon numéro qu’il ait enclenché.
— Oui, allô ?
La voix de Maria grésilla entre les gouttes de pluie.
— C’est Ethan. Je te dérange pas ?
Comme elle ne répondait pas dans l’immédiat, il comprit que si. Avec une grimace, il s’apprêta à s’excuser, mais Maria reprit en bredouillant :
— N-Non, du tout. Je t’ouvre.
Ethan prit le temps de fermer son parapluie avant d’attaquer la montée d’escaliers. Ses chaussures comme ses épaules étaient trempées et son humeur refroidie. Quel imbécile, de débarquer à l’improviste. Maria n’était pas venue au travail aujourd’hui, alors il s’était imaginé qu’elle devait fêter son anniversaire dignement. Mais sa surprise et sa voix enrouée l’emmenaient vers une autre explication.
Arrivé devant la porte de l’appartement, Ethan se sentit d’autant plus stupide qu’Adrián était peut-être là. Il vivait dans cet appart lui aussi, après tout. Avec une inspiration fébrile, il tapa le culot de la bouteille contre la porte. Les fleurs dans son autre main s’étaient affaissées à cause de la pluie.
Conformément à ses attentes, Maria avait une mine affreuse. Teint blafard, yeux enfoncés et gonflés, joues creusées. Elle resserra les pans de son peignoir sans oser dire un mot.
— Joyeux anniversaire, souffla Ethan d’un ton hésitant. Je suis désolé, j’aurais pas dû…
— Tu pouvais pas savoir que j’étais malade, le rassura Maria avec un sourire dépité.
Elle remarqua alors la bouteille de vin et les fleurs. Ethan recula d’un pas, prêt à déguerpir, mort de honte, mais Maria leva la main.
— C’est adorable, merci.
Il avait choisi ses fleurs d’hiver préférées : des hamamélis d’un orangé doré, quelques hellébores blancs et des camélias d’un rose tendre. Elles étaient secondées par des plantes hors-saison pour étoffer le bouquet.
— Je pensais pas que tu retiendrais tout ça, avoua-t-elle en acceptant le présent.
Après tout, peu de monde s’intéressait sincèrement aux fleurs. Adrián et Maria pouvaient débattre des heures durant des meilleures compositions florales. Malgré ça, elle avait conscience que c’était un centre d’intérêt peu commun.
— Je suis pas sûr que t’aies envie de boire un verre de vin.
Maria considéra la bouteille que lui présentait Ethan puis grimaça.
— Je vais éviter l’alcool. Mais je peux préparer un super thé au miel.
— Alors je peux entrer ?
Maria roula des yeux en se décalant sur le côté.
— Évidemment.
Quand il franchit le seuil, Ethan apporta avec lui l’odeur de la pluie et des fleurs. Il était revenu quelques fois à l’appartement après la soirée organisée par Adrián en décembre. Aujourd’hui, les mouchoirs abandonnés et la luminosité faible ne le mettaient pas en valeur.
— Adrián est pas là ?
— Il est parti pour une semaine au Mexique voir sa famille.
Maria se dirigea vers sa chambre, toussa puis grommela :
— J’enfile des vêtements décents et j’arrive.
— Mais non, reste en peignoir ! Je vais pas tarder, comme tu es malade.
La jeune femme le remercia d’un pâle sourire puis rejoignit la cuisine. Avec ses gestes lents et sa peau blême, elle avait l’air d’un fantôme en couleurs. Elle trouva un vase pour le bouquet de fleurs et lança la bouilloire.
— J’espère que ça ira mieux d’ici le début de semaine, souffla Ethan en la couvant d’un regard compatissant. Des saloperies, ces rhumes.
Ils s’installèrent à table en attendant que l’eau bout. Maria déchiffrait l’étiquette de la bouteille de vin et Ethan la regardait faire. En l’espace de deux mois, ils s’étaient organisé trois sorties en tête-à-tête. Tout s’était bien passé à chaque fois. Pourtant, aucun d’entre eux n’avait encore trouvé le courage du premier pas. Cette constatation flottait comme une chappe humide au-dessus de la petite table de l’appartement.
— Quand ça ira mieux, lança Ethan après un silence, tu voudras qu’on se fasse un ciné ?
Maria, qui avait terminé de déchiffrer l’étiquette de la bouteille, se leva en souriant.
— Carrément. Tu aimes bien quoi comme genre de film ?
— Oh, je suis pas compliqué.
La jeune femme plissa les lèvres en versant l’eau de la bouilloire dans deux mugs. Les sachets de thé ne tardèrent pas à colorer l’eau d’un noir délavé.
— Tu m’accompagnerais voir une comédie romantique alors ?
Elle vit passer l’éclair d’horreur dans le regard de son interlocuteur et accentua son sourire innocent. Maria avait remarqué ça chez Ethan : il commençait par proposer une solution souple qui ne lui convenait pas forcément avant d’avouer ses véritables envies.
— Bon, je vais être honnête, marmonna-t-il après coup. J’ai tendance à m’endormir devant les films. Surtout au cinéma.
Maria, qui avait pressenti une révélation de ce genre, rit par-dessus sa tasse de thé.
— Pourquoi tu proposes, alors ?
— Je sais pas trop. Une sortie au ciné, c’est un classique, non ? C’est romantique.
— Pas très romantique si tu t’endors au bout de dix minutes.
— Certes, marmotta Ethan avec un rictus embarrassé.
Après avoir ingurgité quelques gorgées, Maria proposa :
— Une petite randonnée, ça te dirait ? J’ai l’impression qu’on est pas très doués pour rester assis quelque part à se regarder dans le blanc des yeux.
— On pourrait attendre mars, acquiesça Ethan d’un ton songeur, pour qu’il y ait moins de neige.
— On regardera ensemble les trajets qu’il y à faire dans le coin.
Satisfaits d’avoir trouvé une idée pertinente, ils échangèrent un sourire complice. L’un comme l’autre se sentaient moins oppressés par l’idée d’un moment en plein air plutôt que par un rendez-vous galant planifié et codifié. Sur ce point, leur ressemblance était un réel soulagement.
Une fois les tasses vidées et un brin de conversation consommée, Ethan se prépara à partir. Maria s’était mise à trembloter de fatigue et il ne voulait surtout pas la déranger plus longtemps. Sur le seuil de la porte, il s’excusa de nouveau pour le dérangement occasionné.
— On y arrivera peut-être un jour, déclara-t-elle d’une voix rauque. À arrêter de s’excuser.
Son parapluie au bout du bras, le jeune homme la considéra d’un air penaud. Il lui avait laissé la bouteille de vin. Maria lui avait fait promettre de revenir la boire en sa compagnie quand elle irait mieux.
— Encore bon anniversaire.
— Merci. Rentre bien.
Il hocha la tête avec un sourire discret et lui fit signe de la main avant de disparaître dans les escaliers. Maria attendit quelques secondes avant de claquer la porte de son appartement et de se diriger vers sa chambre.
Elle avait été heureuse de le revoir. Émue qu’il lui rende visite pour son anniversaire. Touchée par le soin qu’il avait accordé au choix des fleurs.
Mais elle était surtout ravie de retrouver son lit. L’amour pouvait bien attendre qu’elle ne soit plus malade.
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