- Rhum -

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Mercredi 22 juin 2005, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

— Traînée.

Maria tressaillit, planta les talons au milieu du couloir et se retourna. Trois femmes, des collègues au sein des unités de S.U.I, la jaugèrent du regard avant de disparaître à un angle. Le visage crispé par la colère, Maria envisagea cent scénarios dans lesquels elle les humiliait à son tour. La poitrine animée par un souffle agité, la jeune femme s’efforça au calme. Elle avait déjà pris un avertissement disciplinaire une semaine plus tôt lors d’une rixe dans les vestiaires. Comme souvent depuis un an, un agent de S.U.I – dont elle ne connaissait même pas le nom – s’était permis de l’insulter. Il l’avait payé de deux dents cassées. Pour des événements similaires, elle avait été convoquée chez ses supérieurs une dizaine de fois au cours de l’année qui s’était écoulée.

Tout ça pour un foutu baiser. Parce que quelqu’un les avait surpris, Ethan et elle, en train de s’embrasser dans un couloir des archives. Leur relation avait été ébruitée et les rumeurs étaient nées. S’étaient transformées au fil des bouches, modifiées au creux des esprits. Ethan et elle avaient rapidement officialisé les choses – ils n’avaient plus rien à cacher – mais ça n’avait pas suffi. Les rumeurs entre jeunes agents de S.U.I avaient enflé pour se faufiler jusque dans les murmures de leurs aînés puis dans les oreilles de la direction. Ethan et Maria avaient été convoqués tour à tour. Ils devaient faire preuve de plus de décence et de tenue. Limiter les contacts physiques inappropriés. Maria avait ri amer en retrouvant plus tard son compagnon. Un foutu baiser.

Ethan n’avait pas cherché la petite bête. Son dossier faisait mention du comportement exécrable qu’il avait adopté à l’École. Après son entrée à S.U.I puis sa promotion à la A.A, il tenait à faire profil bas. Il avait convaincu Maria qu’ils cessent leurs échanges pendant les pauses. Malgré ça, malgré les regards affectueux qu’ils n’osaient même plus se lancer, les murmures étaient restés.

Maria reprit son chemin, une boule de feu gelé dans la gorge. La situation serait plus simple à vivre si les conséquences de cette relation ébruitée étaient équitablement réparties. Malheureusement, on imputait à Maria toutes sortes de fantaisies qui minaient son moral mois après mois. Celle qui courrait le plus de lèvres en lèvres impliquait qu’elle manipule Ethan et se serve de lui pour grimper les échelons.

Quelle bande de gros cons, cracha-t-elle mentalement en se dirigeant vers les ascenseurs.

Ethan avait été promu agent de la A.A depuis moins de trois ans. Même si l’unité qu’il formait avec Michael avait bonne réputation, ils n’étaient sûrement pas les favoris de la société. Quant à Maria, elle avait déjà reçu des propositions de formations complémentaires afin de rejoindre les rangs de la A.A. Satisfaite de son travail de terrain aux côtés d’Adrián, elle les avait refusées. Une partie d’elle regrettait à présent. Si elle-même avait été agent de la A.A, peut-être les soupçons qui pesaient sur elle auraient été moindres.


Le roulis de l’ascenseur n’apaisa pas sa conscience meurtrie. Que s’imaginaient ses collègues ? Qu’elle sortait avec Ethan pour se faire bien voir ? Qu’elle espérait s’attirer les faveurs de la direction, car c’était un agent en pleine progression ?

Avec un soupir, Maria se cala contre l’un des murs de l’ascenseur. Elle savait très bien ce que soufflaient généralement les rumeurs sur son couple. Même si Ethan ne le mentionnait jamais directement, son statut au sein de la A.A était protégé d’un cocon doré. Il était le fils d’Alexia Sybaris, de la fondatrice. Sa présence au sein de la société était une force, un avantage. Ça rassurait la direction, dont une partie avait connu sa mère, et les actionnaires appréciaient qu’un membre de la famille Sybaris travaille au sein de l’entreprise.

Maria avait suivi le même parcours que son compagnon, réussi mieux que lui aux contrôles de l’École et aux examens de positionnement de S.U.I. Les duels qu’ils enchaînaient pendant les séances d’entraînement terminaient à quatre-vingts-pour-cent de victoire pour Maria. Certes, Ethan était plus doué qu’elle pour le maniement des armes à feu et pour l’assemblage des pistes et des preuves. Son unité s’était d’ailleurs spécialisée dans la lutte contre la criminalité. Mais Maria refusait de rougir face à son petit-ami. Elle s’estimait aussi viable et efficace que lui, même si c’était sur des domaines différents.

Ses collègues ne le pensaient pas. Ils ne voyaient en elle qu’une agente de de S.U.I coincée dans son poste, dont l’anonymat et le manque de progression professionnelle lui dévoraient les entrailles. Tout ce qui dévorait les entrailles de Maria était une faim mordante quand elle rentrait après une longue journée. Sûrement pas de la jalousie pour ses collègues ou un ressentiment contre son employeur. Elle s’estimait même trop simple pour éprouver ce genre de choses.

Pourtant, elle avait à présent une réputation de manipulatrice, d’intéressée, d’opportuniste et de petite traînée qui profitait des sentiments naïfs de l’héritier Sybaris. Si Maria s’en amusait le soir en y songeant, lovée dans les bras du concerné, l’image qu’on lui avait fabriquée lui pesait de plus en plus.


Le hall d’accueil des bureaux de S.U.I était climatisé. Son sac de sport sous le bras, elle traça son chemin sans prêter attention aux conversations. Ethan et Mike étaient en mission à San Francisco depuis une semaine et ne revenaient pas avant quelques jours. Comme Maria vivait à présent avec Ethan et qu’Adrián menait une vie de jeune adulte insouciant dans leur ancien appartement, ils avaient beaucoup moins l’occasion de se retrouver en dehors de leur job. Ils s’étaient promis de profiter de l’absence des deux hommes pour s’organiser des sorties entre meilleurs amis.

Une bouffée d’air chaud lui sauta au visage quand elle franchit les portes automatiques. Le mois de juin s’était partagé entre d’affreux jours pluvieux et d’affreux jours étouffants. Parfois les deux. Avec un grognement, Maria dézippa la fermeture éclair de son sac pour en tirer sa casquette noire. Elle la vissa sur son crâne puis reprit sa marche énergique. Comme elle évitait les vestiaires depuis sa confrontation et son avertissement disciplinaire, elle était obligée de se doucher chez elle. Certes, l’appartement qu’elle partageait avec Ethan ne se trouvait qu’à un quart d’heure à pied, mais ces allers-retours finissaient par être une épine en plus dans sa vie.

Une fois lavée et habillée de vêtements convenables, Maria retrouva Adrián devant un cinéma du centre-ville. Avec la chaleur, il avait opté pour une chemise bicolore à manches courtes assortie d’un bermuda qui présentait les mêmes couleurs, mais selon un motif inversé. Des Converse montantes blanches aux lacets rouges habillaient ses chevilles.

— Tu avais cette tenue sur toi ou tu es repassé par ton appart après le boulot ? s’étonna-t-elle en le rejoignant devant l’entrée.

— Tu rigoles, jamais j’aurais mis mes affaires dans mon sac, elles auraient été froissées.

Maria roula des yeux en souriant, mais ne fit aucun commentaire. Si elle trouvait Adrián extravagant et abusif dans son rapport aux vêtements, elle savait qu’elle tendait à l’inverse. Pour elle, une tenue confortable était primordiale. Le choix des couleurs, des motifs, des imprimés et des coupes venait bien après.

Ils s’étaient déjà mis d’accord pour le choix du film. Une comédie romantique. Adrián, bien que lassé par l’hétérosexualité navrante de cent-pour-cent des protagonistes de ce genre de cinéma, accompagnait fidèlement son amie. Maria était maladroite et brute dans ses relations – encore plus en amour – mais elle raffolait de tout ce qui comportait de la romance. Films, séries, musiques et livres n’échappaient pas à son radar.

Les publicités d’avant-film leur permirent de discuter quelques minutes. Entre les rapports, les entraînements, les réunions, les rendez-vous et les déplacements sur le terrain, les deux amis n’avaient pas le temps de converser sérieusement. Leurs discussions pendant le travail étaient superficielles et parfois frustrantes de brièveté.

Quand le film commença, ils s’accordèrent pour terminer la soirée dans un bar et se raconter leur vie de bout en bout. L’idée d’un peu d’alcool pour les accompagner ne leur déplaisait pas non plus.


Adrián pouffa pendant la moitié du film. Incapable de lui en vouloir, Maria finit par le rejoindre et les remarques des autres spectateurs les firent sortir de salle. Ils se mirent aussitôt en quête du bar où ils avaient pris leurs habitudes. Une dizaine de minutes plus tard, Adrián sourit en indiquant le comptoir où étaient déjà installés une demi-douzaine de clients.

— N’empêche, c’est ici qu’on a renoué contact avec Mike et Ethan.

Maria jeta à peine un coup d’œil au bar en demi-lune alors qu’ils traversaient la salle pour s’installer plus au calme.

— Je me rappelle surtout que ce gros nigaud avait oublié mon nom.

— Et trois ans après, tu sors avec lui.

— Seulement parce que c’est le fils d’Alexia Sybaris, ricana Maria en se laissant choir à une table pour deux.

Adrián la considérait d’un air préoccupé en la rejoignant. Il était au courant pour les rumeurs qui pourrissaient la vie de son amie. Et il se sentait tout aussi impuissant qu’elle.

— Je me suis encore fait insulter, aujourd’hui.

Un serveur apparut avant qu’Adrián puisse répondre. Maria commanda deux bières.

— Je vais plutôt prendre un verre de vin, souffla le jeune homme.

— Oh, les deux bières sont pour moi, grommela son amie avec un sourire mutin.

Adrián attendit que le serveur se soit éloigné pour se pencher vers Maria.

— Encore ces nanas de la section de surveillance ?

— Oui. (Maria joua avec le bracelet de sa montre sous le coup de la nervosité.) Si encore elles me regardaient en face, ces abruties. Je comprends pas qu’on puisse penser ça d’autres femmes, en plus. Elles savent pas combien c’est galère de progresser professionnellement ?

— C’est justement pour ça qu’elles t’accusent de manipuler Ethan.

— Pauvre bichon, je suis vraiment une vilaine sorcière.

Avec un sourire peiné, Adrián s’accouda au bord de la fenêtre près de laquelle ils étaient installés.

— Avec le temps, tu crois pas que ça va s’arranger ?

— Peut-être. Mais… imagine que ça fonctionne pas, finalement. J’aurais toujours cette réputation aux fesses.

— Maria, vous vivez ensemble depuis un an. Et vous êtes adorables, tous les deux. Pourquoi ça changerait ?

— Je sais pas. Tout ça… ça me fait flipper, Adrián. J’en viens à me demander si c’était vraiment une bonne idée.

— Pourquoi ce serait pas bien ? Il t’aime, tu l’aimes, c’est simple, non ?

— Pas avec Ethan Sybaris, on dirait.

Adrián ne pipa mot tandis que le serveur revenait vers leur table avec la commande. Une fois le verre de vin et les deux bouteilles de bière à disposition, le jeune homme reprit :

— Il en dit quoi, lui ?

— Il veut pas qu’on fasse d’esclandres. Je comprends, moi non plus j’ai pas envie de ruiner ma carrière. Mais… j’ai l’impression qu’il se voile un peu la face. Peut-être parce qu’il reçoit moitié moins d’insultes que moi.

— Possible, acquiesça son partenaire avec une grimace. Il te soutient, quand même ?

— Évidemment ! Mais y’a un blocage chez lui, Adrián. Dès que je mentionne sa famille, sa mère ou même son frère… Il se ferme comme une huître. On peut pas discuter de ça. Sauf que c’est bel et bien cette famille en question qui pourrit notre vie et notre couple actuellement.

— En même temps, Maria, tu connais comme moi son histoire…

— Bien sûr, le coupa-t-elle d’un ton las, mais ça fait des années qu’on les fréquente. Trois ans que je sors avec lui. J’ai peut-être le droit d’aborder le sujet. Surtout si ce fameux sujet est en train de dresser des murailles autour de nous.

— Je suis d’accord, Maria. Mais essaie d’y aller en douceur. Toi, tu parles sans mal de ta famille. C’est pas vraiment le cas d’Ethan.

— Je sais. Mais, parfois, j’aimerais que ce soit plus simple. Égoïstement, j’aimerais qu’Ethan puisse avancer sans traîner ces boulets aux chevilles. Sans l’ombre de sa mère au-dessus de la tête. C’est son épée de Damoclès.

— T’as pas encore avalé une goutte d’alcool et tu utilises déjà des expressions pareilles, remarqua Adrián en portant son verre de vin à ses lèvres. J’ose pas imaginer dans deux heures.

— Oh, arrête, râla Maria en avalant sa première gorgée de bière.

Elle considéra sa bouteille, fit une grimace face au reflet déformé d’elle-même sur le verre.

— On va pas trinquer à Alexia Sybaris, ce soir. Qu’elle aille se faire mettre en enfer, celle-là.

— À l’enfer ! s’exclama Adrián en tendant sa coupe.

Maria cogna sa propre bouteille avec un large sourire. Avant de le perdre aussitôt.

— N’empêche, il a de ces marques. Ça me fout la chair de poule quand je les vois. Comment on peut… frapper un enfant au point de lui laisser des cicatrices ? Son propre enfant ?

— Je sais pas, Maria. J’ai peut-être même pas envie de savoir.

Dépitée, la jeune femme avala une nouvelle gorgée d’alcool. Elle n’arrivait pas à s’enlever ces images de la tête. Ces taches blanches, cicatrices anciennes, mais pourtant indélébiles, qui constellaient le torse d’Ethan. Sur son dos et ses flancs, principalement. Des zones que l’on n’apercevait pas tous les jours. La façon dont il se crispait quand elle glissait les doigts dessus par inadvertance. Comme si sa peau lui rappelait les coups qui avaient autrefois porté.

— Je crois que je vais prendre un rhum, déclara Maria après un silence. Je crois que j’ai besoin d’un trou noir dans ma tête, là.

Incapable de lui refuser cette échappatoire – qui se finirait sûrement en gueule de bois sur le canapé d’Adrián – son partenaire soupira doucement.

— J’appelle le serveur.

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