- Sang -

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Vendredi 2 mars 2007, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Maria était déjà réveillée quand Ethan finit par ouvrir les paupières. Elle le laissa émerger en silence, s’amusant de sa moue renfrognée face à la journée à venir. Lorsqu’il fut complètement éveillé, il observa sa compagne avec un sourire en coin.

— Ça fait longtemps que tu dors plus ?

— Une heure au moins. (Maria tapota son ventre.) Il fait de la zumba depuis hier soir.

Ethan se redressa sur un coude pour lui embrasser le front. Il avait poussé le réveil au maximum et ne pouvait pas s’attarder au lit. À moitié debout, il prit quand même le temps de poser sa paume sur le ventre rebondi de Maria. Après quelques secondes de patience, Ethan fut récompensé par un petit coup.

— En forme.

— Je te le dis, il arrête pas de donner des coups depuis hier.

— Il tient bien de sa mère.

Ethan était déjà face à leur armoire, alors Maria dut se contenter de grommeler dans sa barbe. Raté pour le coup de poing inoffensif dans l’épaule.

— Tu me donneras ta liste annotée.

Un sous-pull à moitié enfilé, Ethan se tourna vers sa compagne avec une grimace.

— J’ai pas pris le temps de la faire.

— Ethan, soupira Maria en rétractant les jambes pour s’asseoir au bord du lit. Il aura jamais de prénom si ça continue comme ça. Il en reste dix à départager.

— On a encore un mois et demi, nuança Ethan d’une voix douce en enfilant un jean.

— Je sais. (Maria se leva avec une grimace de douleur.) Désolée, j’angoisse trop.

Ses mimiques de souffrance au fil de ses pas n’échappèrent pas à son compagnon. Avec des gestes prudents, Ethan l’aida à enfiler sa robe de chambre.

— Les antalgiques vont suffire ? On dirait que tu as de plus en plus mal au dos.

— Faudra bien, marmonna Maria en se dirigeant vers le couloir.

Comme chaque matin, elle fit un tour à la salle de bains, gênée par son ventre tendu de sept mois et demi de grossesse. Les mois qui avaient défilé s’étaient bel et bien révélés être un virage en épingle. Les nausées s’étaient à peine taries après le premier semestre, les hormones l’avaient plongée au fond du trou et des douleurs chroniques s’étaient éveillées dans diverses parties de son corps. Continuer son travail à S.U.I lui avait permis de garder la tête hors de l’eau, mais Maria se sentait couler depuis son arrêt. Ethan s’efforçait évidemment de lui faciliter la vie et d’être à ses côtés, mais il avait son propre travail à assurer. Sans compter que tous les encouragements du monde ne diminuaient pas les douleurs dans le dos de Maria ou ses nausées matinales.

— Ça va aller ?

La question hésitante d’Ethan tira une moue lasse à sa compagne. Assise sur le rebord de la baignoire, les épaules basses, elle massait son abdomen.

— Te mets pas en retard, Ethan. Mike, Adrián et toi devez être sur le terrain, aujourd’hui, hein ? (Maria lui adressa un regard complice.) Fais gaffe à mon partenaire. Sans moi, il doit être perdu.

— Promis, s’esclaffa Ethan en drapant ses épaules d’une veste en jean.

Ils échangèrent un dernier regard avant qu’Ethan termine de se préparer. Une fois qu’il eut fermé la porte derrière lui, Maria réalisa des exercices de respiration. Elle se rendait une fois par semaine à une séance de préparation pour futurs parents en compagnie d’Ethan. La prochaine avait lieu le soir-même.

— Tu te tiendras bien, hein, petit monstre, marmonna-t-elle à l’adresse de la vie qui grandissait dans son ventre.

Maria sentait parfois une drôle de lourdeur dans sa gorge, à l’idée de cet être en elle. La sensation de malaise – voire de dégoût – s’était adoucie au fil des mois. Voir son corps changer ne l’avait pourtant pas aidée. Au début, la grossesse n’avait réellement eu lieu que dans son mental et dans les effets indésirables. Puis sa poitrine s’était alourdie, son ventre s’était arrondi, son dos s’était arqué et tout son corps s’était adapté. Alors le dégoût pour ces changements était revenu à la charge. Les kilos accumulés au fil des mois, les cicatrices et la peau distendue l’avaient chamboulée, mais c’était moins violent que de sentir un bébé, tangible, vivant, en elle.

L’idée que cette vie ne dépendait que d’elle était assourdissante. Ses nutriments, sa respiration, son sang ; elle partageait toute une part de son être avec le fœtus. Si Maria tombait, d’une chute ou d’une maladie, les conséquences iraient droit sur son enfant à naître. On la blâmerait, on l’accuserait, on ne verrait en elle qu’une mauvaise mère.

Une mère. Maria se pressa le front en riant tout bas. Elle n’aurait jamais parié sur cette carte pour son futur. À vingt-quatre-ans, elle allait avoir un enfant.

Un enfant qui n’était pas que le sien. Cette constatation lui était rapidement arrivé en pleine face. Ethan était le père, bien entendu, mais tout leur entourage s’était approprié ce bébé. Si Maria n’avait eu aucun mal à accepter les conseils de Grace, bien mieux renseignée qu’elle, ou les encouragements de Michael et Adrián, les remarques non sollicitées la mettaient en colère. Sa réputation auprès de ses collègues de S.U.I ne s’était pas améliorée avec l’annonce de sa grossesse. Quoi de mieux pour enchaîner un homme que de lui faire un enfant dans le dos.

Maria dut se lever pour faire baisser la montée de rage qui venait de la submerger. Comme si créer un nouvel être humain n’était pas suffisamment éprouvant. Entre les ragots à son sujet et les conseils non avisés, elle ne savait même plus ce qu’elle détestait le plus.

— Pardon, petit monstre, murmura Maria en se passant de l’eau fraîche sur le visage. T’es même pas né et on t’embête déjà.

Maria n’était pas certaine de savoir ce qui l’inquiétait le plus, au fond : qu’on décide que son fils n’était qu’un boulet aux chevilles de ses parents ou qu’on ne voit en lui que l’héritier des Sybaris. À la A.A, on murmurait déjà à propos de l’enfant d’Ethan Sybaris, dernier représentant de sa famille au sein de la société. Avec le départ de sa mère et de son frère pour la Ghost Society, Ethan était devenu l’épicentre de l’attention. Bien entendu, la A.A était une société indépendante de la famille qui avait contribué à sa fondation, mais personne ne niait l’influence que les Sybaris pouvaient encore y détenir.

Embrouillée par mille pensées, Maria sortit de la salle de bains pour se préparer un café au lait et deux tranches de pain grillée. C’étaient bien les seuls aliments qu’elle pouvait ingurgiter le matin. Son café noir à l’italienne et les œufs brouillés lui manquaient, mais elle devait prendre sur elle. Sinon, elle serait bonne pour un nouveau tour au-dessus de la cuvette des WC.

Pendant que le grille-pain fonctionnait, Maria fouilla dans le tas de papiers qu’Ethan et elle accumulaient dans le tiroir de la console d’entrée. Quand enfin elle posa la main sur ce qui l’intéressait, elle se redressa avec une moue pensive. C’était un faire-part de naissance, bientôt daté de deux ans. Avec des couleurs pastel, il annonçait sobrement l’arrivée d’une petite Rebecca qui comblait ses jeunes parents.

Maria n’avait jamais contacté Edward pour les féliciter, lui et sa compagne, de la naissance de leur petite fille. Elle n’avait jamais été spécialement proche de lui et, avec la colère mutuelle qui stagnait entre les deux frères, Maria n’avait pas cherché à prendre contact. Pourtant, cet homme était le frère jumeau de son petit-ami et le futur oncle de son fils. Ces mots prenaient un sens bien plus lourd à présent qu’Ethan et elle s’apprêtaient à agrandir leur foyer. Son fils avait déjà une cousine, mais Maria ne l’avait jamais vue autrement qu’en photo.

L’odeur du pain grillé la sortit de ses pensées. Elle reposa le faire-part, remplie de regrets qu’elle ne parvenait pas à nommer, et attaqua son petit-déjeuner.


En début d’après-midi, Maria enfila sa robe de grossesse préférée, des leggings élastiques, une paire de tennis confortable puis s’aventura en dehors de l’appartement. Même si elle était naturellement casanière, son corps demandait de l’exercice et de l’air frais quotidiennement. Dès qu’elle eut franchi le portail de la résidence, elle planta une paire de lunettes de soleil sur son nez et traça son chemin. Elle n’avançait pas aussi vite qu’autrefois, mais son air déterminé empêchait les regards de trop s’attarder sur elle. Et c’était ce qui comptait. Maria avait toujours détesté le regard des inconnus sur son visage ou son corps. La façon dont on la jaugeait, l’estimait, ou la désirait sans la connaître une seule seconde. Toute son adolescence, elle avait fui la considération des autres, surtout celle des hommes. Il lui avait fallu des années avant d’accepter et de s’emparer de sa puberté. Ce n’était qu’en sortant du lycée qu’elle avait de nouveau su respirer avec son corps. Trouver l’équilibre, dénicher l’amour de soi.

Et sa grossesse avait réveillé ses peurs. Les regards s’accrochaient sur elle, la retenaient captive dans une toile d’attention non désirée. Les hommes, les femmes, les enfants projetaient sur Maria leurs attentes, leurs questions ou leur considération. Et, comme pour les conseils des soi-disant proches, elles n’étaient pas consenties.

Elle s’accorda une bonne demi-heure de marche à travers les squares qui ponctuaient le quartier de Down-Town. Le printemps ne s’était pas encore complètement installé, mais les premiers signes étaient là. Bourgeons, température plus chaude et fleurs de saison égayaient les journées monotones de Maria. Elle profita de son passage dans un parc pour cueillir quelques fleurs qu’elle se hâterait de mettre en pot. Leur appartement débordait des trouvailles végétales de Maria, des plantes rescapées de leurs amis qui ne savaient pas s’en occuper ou des indésirables des fleuristes du quartier. Avec le temps, la passion secrète de Maria avait pris de plus en plus de place au sein de leur habitation. Ethan l’avait acceptée dans la mesure où l’entretien des plantes ne le concernait pas et que les fleurs ne s’approchaient pas trop de son côté du lit.

Une fois Maria de retour à son appartement et ses trouvailles mises en pot, la jeune femme se laissa choir sur le canapé. Petit monstre s’était réveillé pour la bourrer de coups de pieds. Avec un soupir, elle entreprit de masser à nouveau son ventre, priant pour que les heures s’écoulent sans l’assommer d’ennui.


La sonnerie du téléphone la sortit d’une sieste en fin d’après-midi. La bouche pâteuse et les yeux gonflés, elle tâtonna le guéridon installé à côté du canapé pour trouver son portable.

— Allô ?

Elle n’avait même pas fait attention au numéro affiché à l’écran, mais la voix qui s’éleva était celle qu’elle entendait tous les jours au réveil :

— Maria ?

Le ton crispé d’angoisse d’Ethan chassa définitivement les brumes du sommeil de son esprit. Avec un grognement, elle se redressa et s’installa plus confortablement au bord du canapé.

— Ça va ? Tu as une drôle de voix.

Il y eut un silence de quelques secondes à l’autre bout du fil. Peu rassurée, Maria le relança sans attendre :

— Ethan ? Ça va ?

— O-Oui. Maria, c’est… Je suis désolé, je…

Il n’avait donné encore aucune information, mais Maria sentit une barre gelée s’installer dans son œsophage. La panique à peine contenue dans sa voix en disait plus que tout. Pourtant incapable de lui soutirer la vérité, la jeune femme se contenta d’attendre. D’attendre la mauvaise nouvelle.

— Je suis désolé, Maria, c’est Adrián.

— Quoi ?

— Les ambulances sont venues le chercher, mais il a perdu trop de sang et… et en chemin et…

Maria attendait les mots. Ce n’était plus une mauvaise nouvelle. C’était une catastrophe.

— Je suis désolé, Adrián est mort.

— Non.

— Maria, mon dieu, je suis tellement déso…

— Non, non. (Maria laissa tomber son téléphone, ouvrit la bouche pour inspirer, n’y arriva pas.) Non…

Un gémissement blessé s’échappa de sa gorge. La barre gelée dans sa poitrine l’empêchait de respirer. Elle s’inclina sur le côté, pulvérisa son cœur, puis descendit. La pression sur son abdomen la fit suffoquer, ahaner. Puis elle remonta et lui fracassa le crâne. Millions d’étoiles incrédules et hébétées.

Une partie de son esprit, concentrée sur les événements factuels qui avaient lieu autour d’elle, lui indiqua qu’Ethan lui parlait toujours au téléphone. Maria était incapable de lui répondre. Ses yeux ne voyaient plus, ils ne voyaient qu’Adrián, sa mort, sa vie, son corps. Ses oreilles bouchées par les souvenirs de son rire, d’un appel au loin ou d’une respiration ne percevaient plus les cris de son compagnon à travers le téléphone. Ses mains tremblaient si fort qu’elle aurait été de toute manière incapable de tenir le portable.

La barre gelée, celle qui l’empêchait de respirer et de réfléchir, se décida à descendre. Une déchirure s’opéra. Le spasme fut si violent qu’il sortit Maria de sa torpeur. Pliée en deux par la douleur, elle eut vaguement conscience d’une agitation en elle-même. La vie revenait sous son crâne, dans ses poumons et en son sein.

Concentrée qu’elle était sur sa respiration, sur l’information cruelle qui la secouait de la tête aux pieds, Maria ne remarqua pas immédiatement le sang. Ce fut d’abord la sensation d’un liquide tiède entre ses cuisses. Elle se demanda vaguement si elle s’était fait dessus sous le choc de la nouvelle. En remontant le bas de sa robe, elle remarqua alors le filet rouge qui glissait le long de sa cheville.

— Non, non, non.

Il n’y avait plus que ce mot en elle-même. Une série de « non » douloureux et horrifiés. Un mot qui se répercutait dans son corps et dans son crâne. Un non qui était descendu jusqu’au sein de ses entrailles. Jusqu’à son enfant.

Les filets ensanglantés se multiplièrent sur les jambes de Maria. Elle se leva, geignit, tomba à genoux sous le coup d’une contraction.

— Non, non.

Les larmes et le sang se mêlaient sur le sol de son appartement. À quelques centimètres, Ethan criait son nom dans le téléphone, lui demandait si ça allait.

Comment aurait-elle pu aller ? Elle venait d’apprendre la mort de son meilleur ami. Et son enfant était en train de mourir en elle.

— Mon bébé.

Ses sanglots l’empêchaient de se tenir droite. De toute manière, elle n’avait aucune idée de la démarche à suivre. Sa dernière consultation avec sa gynécologue n’avait donné aucune piste pour une naissance prématurée. Or, les contractions qui secouaient Maria avaient un but : expulser tout ce que son corps ne pouvait plus supporter. La douleur, la stupeur et la terreur. Son enfant était un fardeau trop lourd à porter. Il devait lui aussi s’en aller.

— Oh non, non.

Le sang ne s’arrêtait plus, son dos s’arquait face aux spasmes. Quand une nouvelle déchirure lui ouvrit le ventre, elle laissa échapper un cri. Au téléphone, Ethan se tut momentanément. Pour la couvrir de nouvelles questions hâtives et angoissées.

— Ethan, l’appela-t-elle entre deux respirations hachées, faut que tu viennes.

Une main sur le canapé et l’autre sous son ventre, Maria se pencha en avant en gémissant.

— S’il te plaît.


Michael avait du sang sur les mains. Avachi sur une chaise en plastique de salle d’attente, il récurait machinalement ses ongles. L’odeur de l’hôpital lui était désagréable, comme à tout personne saine d’esprit selon lui. Ça lui rappelait sa mère, son cancer. Ça rappelait toujours des choses aux gens.

C’était l’attente, l’inconnu, l’angoisse. La mort à l’angle du couloir.

— Michael.

L’intéressé quitta ses mains des yeux. Une femme se tenait à quelques mètres de lui. Comment pouvait-elle toujours avoir l’air aussi stricte alors que se jouaient deux vies en ce moment-même ?

— Où est…

— Maria est en salle d’opération, répondit-il froidement, mécaniquement, sans attendre la fin de la question. Ethan attend à côté, ils ont pas voulu le laisser entrer.

La mère de Maria, Caterina Amati, serra si fort la bride de son sac que ses jointures en blanchirent. Mike se demanda vaguement quel genre de vie avait mené cette femme à masquer si bien ses sentiments.

— Je viens d’apprendre pour Adrián. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Il était en mission avec nous. On devait opérer sur le terrain, à Seludage, pour attraper un trafiquant de drogues. Ça se passait bien, on a arrêté le type, on l’a filé à la police et… Des gars ont surgi de nulle part. Les lieux ont pas été bien sécurisés. Ça a tiré de partout.

Mike gratta une croûte de sang sur son pouce. En remarquant l’état de ses mains, Caterina s’avança spontanément avec une grimace d’inquiétude.

— Tu es blessé ?

— Pas mon sang, expliqua Mike machinalement. Celui d’Adrián. Il a pris des balles au milieu des échanges de tirs. Une dans l’épaule et une dans la poitrine. J’étais à côté de lui.

Une balle l’avait d’ailleurs frôlé. Quand Adrián avait expiré son dernier souffle sous ses mains, Michael avait regretté qu’elle n’ait pas trouvé sa cible. Il avait perdu son ami, son collègue et bien plus. Il n’y avait pas eu de mot posé pour les désigner. Ça ne changeait pourtant rien à la réalité. À leurs baisers, à leurs soirées, à leur complicité.

— Les urgentistes ne sont pas arrivés à temps ?

— Oui et non. Ils ont pu le prendre en charge, mais Seludage possède pas de clinique ou d’hôpital avec des urgences. Le plus proche, c’était l’hôpital de Modros, au nord-ouest à Dourney.

— Mon Dieu, soupira Caterina en se laissant choir à côté de lui.

— Il est mort dans l’ambulance, conclut Mike en sentant quelque chose lui chatouiller les joues. Sous mes yeux.

Caterina fouilla dans son sac avant de lui tendre un mouchoir. Mike l’accepta sans un mot, essuya ses joues et se moucha bruyamment. Un petit être mortifié sanglotait sous sa charpente de presque deux mètres.

La mère de Maria n’osa pas le relancer dans l’immédiat. La peine du jeune homme était bien assez palpable. Elle craignait d’aborder l’autre sujet brûlant qui les avait réunis dans cet hôpital.

— Peut-être que je vais perdre une autre amie.

Caterina tressaillit, ferma brièvement les paupières. Ethan l’avait appelé en catastrophe une demi-heure plus tôt pour lui annoncer que Maria était aux urgences obstétriques. Il n’avait pas eu beaucoup d’informations à lui transmettre, mais Caterina ne lui en avait pas quémander. À sept mois et demi de grossesse et après un choc pareil, elle n’avait que peu d’espoir. Une part d’elle s’était déjà résolue à ne jamais faire la connaissance de son petit-fils.

Ce qui l’inquiétait le plus restait sa fille. Qu’elle perde son enfant était évidemment une tragédie, surtout après le décès d’Adrián, mais elle se refusait à perdre Maria. Si les médecins ne pouvaient pas sauver son bébé, qu’ils sauvent au moins la mère.

— Je crois en rien, Mme Amati, souffla Mike en tournant sa carcasse vers elle. Mais vous êtes catholique, hein ? Vous croyez en Dieu, comme Maria ?

— Oui, répondit-elle avec un sourire peiné.

— Vous pouvez prier pour moi ? Je sais pas comment faire.

La mâchoire de la femme se crispa sous le coup de l’émotion. Avec un soupir fébrile, elle prit la main de Mike dans la sienne – une partie de sa paluche du moins – et entreprit de prier.


Ethan était collé au mur. Il craignait de tomber s’il le lâchait. Au début, il avait jeté des coups d’œil frénétiques à l’horloge électronique placée au-dessus de l’accès au bloc opératoire. Puis, au fil des heures, il avait cessé de regarder pour se contenter d’attendre. Le personnel médical l’informerait du moindre changement, de toute manière.

Sa poitrine était si engourdie par le stress et l’attente qu’il réagit tout juste quand l’un des battants s’ouvrit pour cracher une infirmière pressée. Ethan essaya de l’interpeler, mais elle partit en courant sans demander son reste. Sur des jambes tremblantes, il s’avança vers le battant laissé entrouvert. Avant d’avoir pu l’atteindre, un autre personnel de bloc en sortit. Il se figea en le voyant, l’attrapa par le bras et l’éloigna de quelques mètres.

— Attention, il faut pas gêner le passage.

C’étaient les premiers mots après des heures d’attente ? Des heures et des heures de peur absolue ? Ethan faillit en rire d’absurdité.

— Monsieur…

— Sybaris, répondit-il mécaniquement.

— M. Sybaris. (L’infirmier abaissa son masque chirurgical pour sourire.) Félicitations, vous êtes père.

Ethan était trop engourdi pour réagir. Il se contenta de laisser les émotions couler sur lui. Soulagement, joie, émerveillement. Angoisse, remords, abrutissement.

— Maria ? chuchota-t-il après quelques secondes de silence.

— Votre compagne est encore en train d’être opérée.

— Ça s’est pas bien passé ?

— Par rapport à ce qui aurait pu dégénérer, plutôt bien, nuança l’infirmier d’un ton calme. Votre compagne en était même pas à son huitième mois de grossesse, le bébé n’était pas du tout dans la bonne position. Il y a eu un début de fausse couche et ça aurait pu tuer votre enfant si ça n’avait pas été pris à temps.

— Alors pourquoi Maria…

— Le médecin a dû réaliser une césarienne en urgence, le coupa l’infirmier d’une voix modelée. Et, avant ça, votre compagne a fait une importante hémorragie. On doit pouvoir stabiliser son état avant de la ramener dans sa chambre.

La stabiliser. Elle était donc encore en danger.

— Pour ça, reprit son interlocuteur sans cesser de l’observer pour être certain de son attention, ça nécessite que le chirurgien la voie pour évaluer l’ampleur des dégâts et donner la suite des consignes. L’opération risque peut-être de durer.

— Je vois, chuchota Ethan d’une voix blanche.

Il ne voyait rien du tout. Que des images noires, blanches et rouges de la femme qu’il aimait.

— Et… et le… et notre bébé ?

Le regard de l’infirmier se fit plus doux.

— Là aussi, on doit le garder en observation pour s’assurer qu’il va bien. La césarienne a été opérée à temps pour qu’il n’épuise pas son petit cœur. On risque de le garder au service néonatal un moment, comme il est prématuré.

C’étaient des mots compliqués. Des mots auxquels Ethan n’était pas habitué.

— Longtemps ?

— Ça dépendra de votre bout de chou. S’il se remet rapidement de l’accouchement, vous pourrez le ramener à la maison. Ça dépendra aussi de l’évolution de santé de votre compagne. Si elle est hospitalisée, on fera peut-être chambre commune pour elle et votre bébé.

Ethan avait en main les informations capitales dont il avait besoin. Il expira longuement, s’efforça de calmer son cœur furieux, puis releva le nez vers son interlocuteur.

— Merci. J’ai juste une dernière question : est-ce que je peux le voir ? mon fils ?

L’infirmer lui sourit.

— Bien sûr. Restez ici, je viendrai vous chercher dès que ça sera possible.


Maria avait été accidentée. Vus la douleur et l’engourdissement qui traversaient son corps, ça ne pouvait qu’être ça. Un accident de voiture ? Une chute sévère ?

Les rayons du soleil lui brûlèrent les yeux. Pourquoi la pièce était-elle si blanche ? Un grognement mécontent franchit ses lèvres asséchées. Elle avait l’impression que tous les muscles de son corps étaient restés crispés pendant des heures sans se relâcher. Surtout ceux de son abdomen et de son bas-ventre. Une fois qu’elle se fut souvenue de l’usage de ses doigts, elle tâtonna l’espace autour d’elle. L’absence de bruits la mettait mal à l’aise. Si c’était un accident, il y aurait dû y avoir des cris et des sirènes. Un gyrophare, quelque chose.

Pas ce blanc incandescent. Pas ce silence assourdissant.

— À peine réveillée et tu marmonnes déjà, fit une voix dans un coin de la pièce. J’imagine que ça veut dire que tu es plutôt en forme.

— Ma-Maman, bredouilla Maria.

Elle n’avait pas eu besoin de la voir pour la reconnaître. Caterina était debout au pied de son lit, aussi formelle que le mobilier de sa chambre d’hôpital. Car ça ne pouvait qu’être un hôpital.

— Une mort pour une vie.

La déclaration de sa mère arracha Maria à la contemplation du plafond. Son esprit était cotonneux, mais les mots étaient suffisamment lourds pour la percuter de plein fouet.

— Quoi ?

La pitié dans les yeux bruns de Caterina lui donna des fourmis dans le ventre. Sa mère ne l’avait jamais regardée ainsi. Pas même quand elle lui avait annoncé sa grossesse surprise. Caterina avait fait bien des choses ce jour-là : lui asséner à quel point elle avait été idiote et imprudente, lui rappeler qu’elle n’était qu’une enfant et serait incapable de s’occuper d’un bébé, lui suggérer d’interrompre sa grossesse d’une façon ou d’une autre. Mais pas de pitié. Elle n’avait jamais eu pitié pour sa fille, car elle lui avait appris à agir par elle-même et pour elle-même. Ses actes ne méritaient alors pas de pitié.

— M-Maman, ex-explique-moi.

La voix de Maria n’était qu’un enchaînement de bredouillements et trébuchements. Caterina détourna brièvement le visage avant de s’avancer plus près. Elle indiqua le ventre de sa fille. Ahurie, Maria baissa le regard sur la couette, s’étonna de la trouver moins rembourrée que d’habitude. Alors elle tâtonna du bout des doigts, sentit un grand froid l’envahir.

— Mon bébé.

— Il va bien, Maria.

L’intéressée avait l’impression d’être en apesanteur. D’enchaîner les chutes mortelles avec des remontées vertigineuses.

— Quoi ? Mais… quand ?

— Hier. Ton fils est né hier, Maria. Tu as dormi toute la journée. On est le quatre.

Comme pour s’assurer qu’elle disait vrai, Maria souleva sa couette. Son ventre de grossesse n’avait pas fondu par magie, mais elle sentait la différence de volume. Le bébé n’était plus , à l’intérieur. Il vivait à présent en dehors d’elle.

C’était une constatation absolument effrayante et ravissante. Son enfant ne dépendait plus uniquement d’elle. Il menait à présent sa propre vie, utilisait ses poumons et se nourrissait grâce à sa propre bouche. En même temps, Maria ne pourrait plus jamais le protéger comme elle l’avait fait pendant sept mois et demi.

— Mais, réalisa-t-elle après coup, il est né trop tôt.

— Un peu en avance, oui, confirma Caterina en lui prenant la main pour caresser sa paume.

C’était un geste de son enfance et Maria n’était plus une enfant. Pourtant, elle se calma aussitôt. Se demanda vaguement si son propre fils, dans vingt-quatre ans, serait lui aussi soulagé par une simple caresse de sa mère.

— Rassure-toi, il a été pris en charge dans le service néonatal. Ils veillent sur lui.

— Il est en bonne santé ?

— Fatigué, mais il se remet de ses émotions. (Caterina esquissa un sourire furtif.) Il est pas bien gros, faudra pas que tu t’étonnes en le voyant.

— Mon petit bébé, sourit Maria alors qu’une vague d’épuisement montait jusqu’à son crâne.

— Toi aussi, tu dois te reposer. Tu as été opérée en urgence, Maria, et tu as fait une hémorragie interne. Ils te gardent quelques jours à l’hôpital en observation.

Elle avait déjà à moitié sombré dans l’inconscience et n’eut pas la force de répondre. Alors que le noir se refermait sur son esprit, Maria se remémora la phrase que lui avait soufflé sa mère.

Une mort pour une vie. Si son fils était en vie, alors qui avait payé le tribu inverse ?

Avant que Maria s’endorme, une larme roula au coin de son œil. Elle venait de s’en rappeler.


Ethan fouilla les poches de sa veste en jean avant de la mettre dans le bac de linge sale. Le sang d’Adrián et de Maria tachaient ses vêtements. Il n’avait pas pris le temps de faire une machine depuis deux jours, débordé par la succession d’événements qui venaient de changer sa vie.

Il tira un bout de papier de sa veste, se félicita d’avoir vérifié avant de lancer la machine. Du sang tachait la feuille pliée en quatre. Il n’était pas certain de savoir si c’était celui de Maria ou d’Adrián. Peu importe, les mots étaient illisibles à présent. Sauf quelques-uns. Paupières plissées, Ethan approcha le bout de papier de son visage. Se prit un marteau dans le cœur.

C’était la liste des prénoms. La feuille que lui avait confié Maria pour qu’il indique ses préférences. Ils avaient sélectionné une vingtaine de prénoms ensemble et décidé d’en garder cinq avant la grande décision finale. Sur la vingtaine originelle, il n’y en avait plus que trois qui n’étaient pas souillés par le sang. Et un seul qui portait un coup de stylo de Maria pour indiquer qu’il avait gagné sa place en finale.

Ethan n’avait pas encore informé l’hôpital du prénom de leur fils. Ils n’avaient même pas eu le temps de choisir. Pas alors qu’ils s’imaginaient avoir encore un mois et demi.

Avec un sourire blessé, Ethan déposa le papier sur le meuble de la salle de bains. Leur enfant avait un nom, à présent.

Jeremy.

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