- Enfants -
Vendredi 1er mai 2009, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.
Caterina Amati leva le nez de son dossier en cours quand la porte de son bureau s’ouvrit. Elle redressa ses lunettes avec un soupir alors que sa fille entrait dans la pièce. Elle portait un sac noir en bandoulière sur une épaule et son fils calé contre l’autre. Caterina la réprimanda aussitôt en italien :
— Maria, je t’avais dit de m’attendre dehors. Faut que tu évites de le trimballer partout.
L’air tout aussi agacée, Maria la défia du regard en se tortillant pour placer le poids de son fils sur sa hanche. Heureusement, il n’avait toujours pas émergé de sa sieste. Elle n’aurait pas supporté les remontrances habituelles de sa mère au milieu des cris du petit garçon.
— Je suis passée voir Ethan, expliqua-t-elle d’un ton sec. Il avait oublié la crème anesthésiante pour les gencives dans son sac. Tu seras contente de l’avoir s’il fait une crise à cause de ses dents.
Caterina soupira de nouveau en repoussant son dossier. Sa fille lui avait demandé deux semaines plus tôt de garder son petit-fils le temps d’une soirée. Ethan et elle avaient prévu une sortie à deux en ville. Ils ne lui imposaient pas souvent la garde du garçon ; Caterina ne s’était pas vu refuser.
— Si Mme Allan ou M. Horn te voient avec Jeremy dans les locaux de S.U.I, ils vont…
— Oh, j’ai croisé M. Horn, la coupa Maria d’un ton décontracté. Sache qu’il adore les bébés.
— Tu as de la chance qu’il soit calme, la sermonna Caterina en se levant. Tu imagines la honte que tu nous mettrais s’il se mettait à brailler dans les couloirs ?
— La honte que tu aurais, maman. J’ai pas honte de mon fils.
La voix de Maria avait viré au froid polaire. En enfilant sa veste de tailleur, Caterina la lorgna avec irritation.
— Il y a une différence entre ne pas avoir honte et s’afficher publiquement, ma fille. (La femme poussa une exclamation dépitée en ramassant son sac à main.) Tous ces ragots et ces rumeurs sur toi, ça n’a pas suffi ?
— Qu’ils aillent se faire foutre, cracha sa fille en repassant en anglais.
— Maria ! Bon sang, tu es au courant que ton fils t’écoute ?
L’intéressée baissa le nez vers le front lisse appuyé contre sa clavicule. Jeremy ne s’était pas réveillé. Il fallait dire qu’il avait passé une partie de la nuit à se plaindre de ses dents. Ce manque de sommeil n’arrangeait pas l’humeur de Maria.
— Eh bien, s’amusa-t-elle en calant une main à l’arrière du crâne du petit garçon, il saura qu’il a le droit de l’ouvrir quand quelque chose lui plaît pas.
— Je ne sais pas comment j’en suis arrivée là, marmonna Caterina en considérant sa fille.
— Arrête. Tu fais à nouveau ce regard. Si ça t’emmerde à ce point de le garder, je demande à Mike.
— Quel regard ? Et laisse donc Michael tranquille, il va finir par croire qu’il est le père à force de le garder aussi souvent.
— Ton regard de « j’aurais aimé que ma fille soit différente ». Et, par différente, je veux dire parfaite. Selon tes critères, évidemment.
La colère avait rougi le visage de Maria. Avant que sa mère puisse rouvrir la bouche, elle s’avança et gronda tout bas :
— Quant à Mike, c’est le parrain de Jemmy. Il a le droit de se considérer comme un deuxième père, c’est un peu son rôle.
— Tu parles ! s’exclama Caterina en fronçant les sourcils. Vous ne l’avez pas fait baptiser, comment est-ce qu’il pourrait avoir un parrain ?
— Maman, tu sais ce que je pense de la religion imposée aux enfants. Jeremy se fera baptisé quand il sera en mesure de décider si ça lui convient ou pas. Le rôle de Mike est symbolique. Et il le prend à cœur quand même.
— Si tu avais épousé un catholique…
— Oh, arrête, bon sang.
— Hors-mariage. Tu as eu cet enfant hors-mariage, grogna la femme en pointant son petit-fils du doigt. Avec un homme qui n’a pas la même confession que toi. Il pourrait disparaître demain qu’il aurait aucun problème ni remord vis-à-vis de toi.
Excédée, Maria s’efforça de respirer profondément. Son souffle tendu remuait les mèches sur le front de son fils. Elle le berça contre sa hanche par crainte de le réveiller et maugréa :
— Maman, par pitié, arrête de projeter ton malheur sur moi. Andrew et toi étiez mariés, ça l’a pas empêché de se barrer.
Maria n’était pas fière de rappeler un tel événement à sa mère – encore moins alors qu’elle-même en souffrait encore – mais ces disputes lui semblaient vaines. Caterina et elle ne seraient jamais en accord sur certains sujets. À quoi bon en discuter des années après ?
— Et j’étais sérieuse à propos de Mike. Si ça te gonfle à ce point de t’occuper de ton petit-fils, je lui demande. Il est un étage plus bas.
— Arrête, je vais le garder. (Caterina tendit les bras.) Donne-le-moi et va retrouver Ethan.
Alors qu’elle lui confiait son fils, Maria lui adressa un sourire dépité.
— T’essaies de le cacher, mais je vois bien que tu peux toujours pas le supporter.
Caterina s’assura que Jeremy était installé au creux de ses bras avant de répondre. Sa voix était rauque.
— Je m’inquiète pour toi, Maria. Ethan Sybaris est une variable bien trop aléatoire à mon goût.
— Maman, il est stable. Plus stable encore que Mike ou moi, bordel.
— Je ne sais pas si je dois être rassurée.
Caterina ne quittait plus son petit-fils des yeux. Maria s’en détourna. Une sensation d’engourdissement naquit dans sa poitrine, lui remonta la gorge et se lova entre ses mâchoires. La colère et le chagrin se disputaient son esprit.
— Et ce petit, murmura la femme en glissant son pouce sur la joue ronde de son petit-fils. Être un Sybaris va lui pourrir la vie. Tu aurais dû y penser.
— Et jamais fonder de famille avec Ethan même si on en avait envie ? Super conseil, maman.
Caterina ignora son sarcasme pour affirmer avec aplomb :
— Vous vouliez vraiment fonder une famille, Maria ? Ton fils est né alors qu’il n’était pas désiré et tu ose…
— Tu te trompes !
L’exclamation outragée de Maria moucha sa mère. Une ombre dans ses yeux marron foncé, Caterina attendit qu’elle poursuive. En voyant son fils remuer entre les bras de la femme, Maria baissa d’un ton avant de reprendre :
— S’il avait pas été désiré, j’aurais avorté.
— Tu as failli. Tu le voulais sûrement. (Caterina changea de position pour satisfaire les mouvements incohérents du petit garçon.) Ethan t’a forcée, Maria.
— Il m’a forcé à rien du tout. C’était clair entre nous dès le début. On en a discuté.
Caterina quitta le petit garçon des yeux pour observer sa fille. Comme elle partait en soirée juste après, elle avait fait plus d’efforts que d’habitude. Robe décontractée, sandales lacées, maquillage et bijoux. Les artifices ne masquaient pas complètement la fatigue parentale inscrite sur ses traits, mais elle avait plutôt bonne mine. Caterina ne pouvait le nier. Sa fille n’avait pas l’air de souffrir ou de regretter.
— On sera jamais d’accord, soupira Maria après coup. Je sais très bien que je suis que déception après déception pour toi.
Alors que Caterina fronçait les sourcils, Maria lui confia le sac qu’elle portait en bandoulière.
— Je t’ai mis sa grenouillère, des couches, biberons, petits pots, lingettes, crème, doudou et jouets. Merci, maman.
Avant qu’elle quitte son bureau, Caterina lança :
— Tu n’es pas que des déceptions, Maria.
L’intéressée attendit quelques secondes une suite qui ne vint pas.
— Oui, c’est vrai, pardon. Je suis juste une idiote irresponsable. (Maria lui fit un signe de la main avec un sourire forcé.) Sur ce, je vais prendre du bon temps avec mon concubin instable et dangereux.
Caterina la laissa partir sans un mot, la poitrine serrée. Elle s’en voulait. En voulait à Maria. À Ethan. Même à l’enfant entre ses bras.
Jeremy se réveilla, constata qu’il n’était plus contre sa mère et couina de protestation. Caterina ferma les yeux quand il se mit à pleurer. La soirée ne s’annonçait pas rose.
Mike consulta sa montre d’un air pensif avant de zieuter autour de lui. Les locaux de S.U.I se vidaient, des agents traversaient le hall d’entrée en discutant. Il fit signe à quelques collègues et soupira de soulagement en voyant débarquer ses deux meilleurs amis.
— Vous étiez où ? grommela-t-il à leur intention en croisant les bras.
— Désolée, souffla aussitôt Maria avec une grimace contrite. Ma mère m’a pris la tête.
— Et moi je l’attendais au mauvais endroit, avoua Ethan d’un ton las.
Avec un regard soucieux, Michael tendit le bras vers son amie pour lui serrer l’épaule. Il en faisait aisément le tour.
— Maria, si tu as un souci avec ta mère, je peux garder Jem…
— T’inquiète, elle gère. On t’a assez sollicité comme ça, Mike.
L’intéressé ne chercha pas à poursuivre. Il engloba d’un regard ses deux amis et sourit.
— Vous êtes canons. Allez, zou, tardez pas plus.
Ethan et Maria échangèrent un regard complice avant de se prendre par la main. Leur dernier moment en tête-à-tête sans la responsabilité de leur fils remontait à un mois. Ils comptaient bien profiter de cette soirée jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Même si, avec la fatigue cumulée, ils décideraient peut-être de passer simplement une nuit sans les pleurs de Jeremy.
À peine étaient-ils sortis des bureaux qu’ils tombèrent sur Grace. Leur amie les considéra d’un regard bref avant de sourire. Elle était accompagnée de son fils.
— Oh, ça sent la soirée en amoureux.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? s’amusa Maria en se penchant vers le petit garçon aux côtés de la femme. Bonsoir, Jason.
— B-Bonz-soir, bredouilla-t-il d’un air hésitant.
Grace lui passa une main dans les cheveux pour le rassurer. Même s’il connaissait bien Maria et Ethan, il n’avait pas encore deux ans et bégayait ses premiers mots envers les étrangers.
— Jeremy est avec Mike ? s’enquit Grace d’un air étonné.
— Avec ma mère, corrigea Maria avec un soupir. Et toi ? Qu’est-ce que tu fais dans le coin ? Je croyais que vous étiez en vacances avec Rick.
— Rick voulait faire réviser la voiture avant de partir, expliqua-t-elle en se baissant pour saisir Jason aux aisselles. J’ai profité de l’attente pour me balader dans le quartier.
Avec un grognement, elle hissa son fils contre elle et considéra le couple.
— Passez une bonne soirée, tous les deux. Et profitez-en bien, vous le méritez.
— On va essayer, lui promit Maria en faisant un clin d’œil à Jason qui avait décidé de l’observer attentivement.
— Ils vont nous en faire un deuxième ! lança la voix de Michael quelques mètres derrière.
Maria se retourna d’un bloc pour adresser un regard mauvais à son ami.
— Je croyais que tu étais parti.
— Quelle classe, soupira Ethan à son tour.
Mike leur adressa une grimace, une demi-douzaine de mètres derrière eux. En prenant le chemin de son appartement, il avait bifurqué en remarquant que ses amis s’étaient arrêtés. Même si l’idée de les chambrer ne lui déplaisait pas, Mike savait qu’ils méritaient bien peu de calme. Et comme Michael était rarement synonyme de calme, il se décida à les saluer de la main.
— Allez, je file moi. À lundi.
Grace, Maria et Ethan lui dirent au revoir avant de retourner à leur discussion. Jason avait cessé de dévisager Maria et s’intéressait à présent à son compagnon. Ethan lui adressa un sourire complice. L’ayant vu faire, Grace soupira et expliqua :
— Ça fait deux semaines qu’il fait ça, je sais pas ce qu’il a.
— Jemmy est passé par la même phase, la rassura Ethan d’une voix songeuse.
— C’est chouette, il se tient bien, remarqua Maria en caressant la joue du petit garçon.
— Jeremy aussi, s’étonna Grace.
— Ça va, on s’en sort bien, acquiesça Maria en se redressant. Je m’attendais à franchement pire, pour être honnête.
À ses côtés, Ethan hochait la tête avec une moue amusée. Grace les engloba d’un regard attendri avant de demander doucement :
— Et à propos de ce que Mike a dit ?
Ethan et Maria échangèrent un regard perplexe. Leur ami racontait beaucoup de choses, dont essentiellement des bêtises. C’était parfois difficile d’en ressortir les sujets sérieux.
— Sur un deuxième enfant, précisa Grace en notant leur hésitation.
— Oh, lâcha Maria en baissant le nez.
— C’est pas prévu pour l’instant, expliqua Ethan avec un sourire gêné.
— Pardon, lâcha aussitôt Grace d’un air confus. J’aurais pas dû demander.
— Non, y’a pas de soucis, la rassura Maria d’une voix légère. Pour le moment, on a réussi à prendre nos marques avec Jeremy et à trouver un équilibre. On verra peut-être dans quelques temps. On exclut pas l’idée non plus.
Une sonnerie de portable les coupa dans leur discussion. Grace s’excusa pour répondre. C’était Richard, il l’attendait au garage. Sans plus tarder, ils se souhaitèrent bonne soirée et partirent chacun de leur côté.
— Je les adore tous, murmura Maria lorsqu’ils se furent éloignés. Jemmy, Mike, Grace…
Sans s’arrêter de marcher, elle se pencha vers Ethan pour s’appuyer en partie contre son épaule.
— Mais, parfois, c’est bien d’être que tous les deux.
— Je suis entièrement d’accord, soupira son compagnon en lui embrassant la tempe. À nous deux, alors.
— À nous deux, mon amour.
Main dans la main, ils s’éloignèrent vers l’une des rues animées de Down-Town.
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