FACE À LA MER
PETITE FILLE
Petite fille à quoi tu rêves
Petite fille à quoi tu penses
FACE À LA MER
C’est de Berck-Plage que datent mes tout premiers souvenirs. Certes, ce ne sont pas les meilleurs, mais ils font partie intégrante de la personne que je suis devenue.
Berck est, non seulement une station balnéaire de la côte d’Opale, mais également une ville dont la vocation thérapeutique a débuté au XIXe siècle, sous le Second Empire. À l’époque, on y soignait principalement les tuberculoses osseuses. Puis, petit à petit, la ville s’est enrichie de nouvelles implantations dédiées à d’autres soins et un véritable pôle hospitalier s’y est constitué. Celui-ci comprenait, entre autres, l’institut Calot, l’institut Hélio-Marin, la fondation franco-américaine, etc.
Durant les deux guerres mondiales, de nombreux soldats blessés y ont été accueillis et soignés, ce qui a renforcé la renommée de ces établissements ; renommée qui s’est propagée au-delà de nos frontières. Voilà pour la grande Histoire. Revenons plus modestement à la mienne.
Berck était située à deux heures de voiture de chez moi et, pour nous y rendre, mes parents sortaient leur petite 2 CV. Elle n’était plus de première jeunesse, mais elle roulait, et c’est tout ce qui leur importait. Maman la conduisait, car papa n’avait pas eu la possibilité de passer le permis. En effet, il s’était retrouvé orphelin très jeune, suite au décès de sa maman, puis de son papa, alors qu’il avait à peine deux ans. De plus, il devait non seulement exploiter la ferme familiale, mais il veillait sur sa sœur qui avait contracté la polio.
Avec le recul, je n’ose imaginer l’angoisse de mes parents quand ils m’emmenaient à Berck — Dieu sait pour combien de temps — avec l’espoir que les médecins trouvent enfin le mal qui m’empêchait de courir et d’avoir une démarche normale. Ils espéraient enfin comprendre.
Ils ont pris une photo de moi juste avant notre départ. Pour la circonstance, ils m’avaient coupé les cheveux très court, à la garçonne. À ce moment, je me tenais encore debout. C’est dire si je l’aime, cette photo ! À deux semaines près, j’allais avoir trois ans.
Ce sont mes tout premiers souvenirs, fugaces et pourtant si vivaces ! Je me revois dans les bras de papa… ou de maman, je ne sais plus très bien. Puis, soudain, je vois surgir des êtres dont je ne connais pas le nom et dont je ne prête même pas attention aux visages. Oui, aussi étrange que cela puisse paraître, je garde uniquement de ces personnages la vision de leurs blouses blanches.
Par contre, au moment où ils s’approchent, je sens que ces personnes en vareuses blanches sont des êtres sans cœur. D’ailleurs, avant que j’aie le temps de réaliser ce qui m’arrive, ils m’extirpent sans ménagement des bras rassurants de mes parents.
Que va-t-il m’arriver ? Où me conduisent-ils ainsi ? Ils sont tellement brutaux… Vont-ils me faire du mal ? Je fonds en larmes, je pleure, je crie. Je ne veux pas ! Alors, comme on ne m’écoute toujours pas, je me mets cette fois à hurler. Je veux mes parents, je veux mon papa, je veux ma maman. Je veux rester avec eux !
Mon Dieu, comme je voudrais être plus forte qu’eux pour me libérer de leur étreinte ! Je voudrais me persuader qu’ils n’arriveront pas à m’enlever. Hélas ! je n’y arrive pas. Je sens que je n’y arriverai jamais, c’est peine perdue. D’ailleurs, c’est trop tard : ils m’ont saisie et m’emportent.
C’était écrit, le dénouement était inéluctable. Je me suis débattue, j’ai lutté de toutes mes forces… en vain ! Néanmoins, aujourd’hui, je me dis que, ce jour-là, je me suis défendue comme je le pouvais pour continuer d’exister… ou plutôt, pour exister enfin.
Quel sentiment d’abandon pour moi, mais quel déchirement pour mes parents ! Quelle souffrance ont-ils endurée à me faire vivre des instants si douloureux et néanmoins si nécessaires... Vivre des moments aussi traumatisants n’a rien d’enrichissant. Ces souffrances incomprises, presque irréelles, ont juste eu pour résultat de briser précocement l’enveloppe de mon enfance.
Je suis donc entrée en séjour à Berck au mois de juin, juste avant mes trois ans, mais je n’ai jamais oublié cet épisode. Il ne fait d’ailleurs aucun doute que ce que j’y ai vécu m’a façonnée à jamais. En effet, je porte encore les séquelles de ces murailles que j’essayais de franchir, de ces combats perdus par avance, mais que j’ai gagnés par la suite. Ma combativité, ma hargne, ma pugnacité, quels que soient les mots pour décrire mon caractère d’aujourd’hui, trouvent très probablement leur origine dans cette période sombre de mon enfance.
Autre souvenir de cet établissement de soins, autre image, autre symbole : je me souviens d’un petit téléphonerouge, un jouet que l’on se passait d’un lit à l’autre entre les barreaux. Je me trouvais dans un lit « cage »… Mon Dieu, comme ce lit portait bien son nom ! Certes, j’y étais en sécurité, mais j’y étais surtout en prison.
Certains jours, on m’installait avec d’autres enfants sur un balcon. En bas, il y avait la plage. Les jouets glissaient parfois sous le garde-corps. Nos petites mains, nos petits bras essayaient de récupérer ces trésors perdus, mais ils étaient trop éloignés, inaccessibles. À quelle distance se trouvaient-ils ? En contrebas, c’est certain, mais la hauteur qui nous en séparait ne devait pas être si importante. Quoi qu’il en soit, une grande personne nous les relançait à chaque fois et, moi, dans ma candeur, j’essayais de les attraper au vol.
Parfois aussi, nous étions rassemblés dans une grande pièce. On nous asseyait devant une table. Des espèces de bassines remplies de sable étaient encastrées à leur pourtour. Nous pouvions y jouer à notre guise.
À certains moments, nous avions également droit à une promenade sur la digue. On nous installait à six, à huit enfants — peut-être plus — dans de grands chariots. En tout cas, nous y étions nombreux.
Tels sont quelques-uns de mes souvenirs d’alors, des souvenirs précieux. Ces premiers souvenirs sont-ils réels, fidèles ou déformés ? Dans les grandes lignes, en tout cas, je suis persuadée qu’ils sont authentiques. Quand j’y repense, je ressens d’ailleurs un certain malaise, une vraie tristesse, une solitude. Peut-être est-ce la somme de tous ces sentiments que Joe Dassin nommait « mélancolie » ?
Un jour, pendant que j’étais soignée à Berck, mes parents m’ont offert un gros ours en peluche ; probablement à l’occasion de mon anniversaire. Ce gros nounours tout simple, je m’en souviens parfaitement. Il mesurait environ quarante centimètres de haut et il était de couleur beige. Il a été, pendant des années, l’un de mes jouets préférés, mon compagnon d’infortune. Il m’a sans doute aidée à mieux supporter mes épreuves. Grâce à lui, j’ai conservé tout un temps, un petit bout d’innocence enfantine.
Combien de fois mes parents sont-ils venus me voir ? Entre ma sœur de cinq ans, les vaches, les champs, la moisson, mes parents avaient mille choses à gérer. S’ajoutaient à cela toutes les tracasseries liées à l’exploitation, la distance géographique, l’état des routes et l’angoisse des événements sociaux. Toutefois, ils se faisaient un devoir de rendre visite à leur fillette de trois ans aussi souvent que possible. Et tout cela pour passer combien de temps en ma compagnie ? Une heure ou deux, à peine.
Je plains tous ces parents qui rentrent seuls, laissant leur enfant loin de chez eux ! C’est contre nature. Comment tiennent-ils le coup ? Comment résistent-ils à la douleur de cette séparation ? Dieu sait pourtant comme l’envie doit les tenailler parfois de faire demi-tour, d’aller récupérer leur petit, de l’arracher à ces blouses blanches pour le cajoler, pour le réconforter, pour l’aimer tout simplement ! Alors, tout en ruminant leur peine, ils se rassurent comme ils le peuvent et se persuadent que c’est pour le bien de leur enfant, pour son mieux-être à venir. Bref, même s’ils ont du mal à l’admettre, ils se disent que c’est un mal pour un bien.
De toute façon, mes parents n’avaient pas le choix : ils devaient à tout prix découvrir de quoi je souffrais.
Hélas ! les médecins ne trouvaient pas d’explication, mal armés qu’ils étaient au vu des connaissances et des technologies rudimentaires de l’époque. Ils prenaient un air résigné, alors que mes parents, eux, souffraient de ne pas savoir ce qui m’attendait dans les temps à venir.
Alors, au cas où ils envisageraient d’avoir un jour un autre enfant, mes parents ont demandé à ces médecins si leur futur bébé risquait d’être affecté du même mal que moi. Les médecins ont répondu avec le sens de la psychologie qui les caractérise que ma maladie était « une erreur de la nature ».
J’en étais donc réduite à cela : à une erreur de la nature ! Comme si la nature avait la faculté, voire la volonté de bien ou de mal faire. Comme si l’évolution de la vie n’était pas, depuis toujours, intimement liée à des événements imprévisibles, à des mutations et à des changements inopinés, à des adaptations autant qu’à des inadaptations.
Mais non… J’étais « une erreur » ! Une erreur qui n’aurait jamais dû survenir et qui avait, à leurs yeux, peu de chances de se reproduire.
N’est-il pas choquant d’entendre un médecin parler ainsi d’un enfant, dans le but de « rassurer » ses parents ? Bon sang, dans quelle époque vivons-nous ? Ils avaient beau dire que j’étais un cas rare, peu probable, quasiment unique. Il n’en restait pas moins que cette anomalie pouvait toucher d’autres familles. En ce qui me concerne, Dame Nature avait commis une erreur, une faute d’orthographe dans le script de mon petit corps. Restait à déterminer quelle était cette erreur et, surtout, comment la corriger. Mais cela, nul ne savait encore le dire.
Trois mois plus tard, je suis rentrée à la maison sans que les médecins aient pu poser un diagnostic précis. Retour à la case départ. J’ai donc retrouvé une vie dite « normale » et j’ai repris le chemin de la maternelle du village, comme tous les enfants de mon âge.
Papa et maman m’ont toujours très peu parlé de cette période. J’imagine combien il leur était douloureux de se remémorer cet épisode dramatique intervenu dans leur vie de jeunes parents. Savoir que leur petite fille souffrait d’un mal inconnu, ne pas savoir quel serait son avenir et la voir tomber sans cesse comme si on lui donnait un coup de fouet derrière les genoux, quel supplice ! Combien de fois ne me suis-je pas claquée la tête par terre, puisque mes jambes pouvaient se dérober à tout moment !
Pourtant, malgré le calvaire qu’ils vivaient au quotidien, mes parents ne se sont jamais plaints. C’est vrai que, dans le milieu agricole, les gens parlent peu. La vie se vit au jour le jour ; il faut l’accepter telle quelle et faire preuve de fatalisme. Les paysans vouent donc une confiance aveugle à la nature et à son bon sens. Les choses vont comme elles vont, il faut s’en accommoder. Dès lors, les serviteurs de la terre tirent leur épingle du jeu avec les modestes moyens dont ils disposent, sans faire étalage de leurs états d’âme.
La plupart des agriculteurs ont cette mentalité réservée, et rares sont ceux qui s’épanchent sur leurs problèmes. Il en va ainsi à la campagne.
J’ai grandi parmi cette façon de penser et cette résilience m’a certainement aidée à ne pas me sentir trop stigmatisée. Elle m’a surtout donné une force mentale et une énergie qui m’ont permis de me relever en toutes circonstances.
Oui… Me relever !
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