UN MONDE DE SILENCE
UNE POUSSIÈRE
Une poussière
Dans nos silences
Le vide immense
Quelqu’un s’avance
Que nous veut-il ?
Paisible ? Hostile ?
Ainsi soit-il
UN MONDE DE SILENCE
Papa a perdu son propre père à l’âge de deux ans. Grand-mère s’est donc retrouvée seule pour gérer la ferme et s’occuper de ses six enfants.
Comme un malheur arrive rarement seul, mes grands-parents avaient déjà perdu l’un de leurs fils en bas âge, un petit garçon prénommé Louis. L’aîné des enfants avait alors abandonné ses études pour aider sa maman. Les autres étaient encore soumis à l’obligation scolaire.
Mon père a donc grandi sans connaître son papa. Il a forcément vécu une enfance quelque peu perturbée, d’autant plus que, vers sept ou huit ans, il s’est plaint de douleurs aux oreilles. Son entourage a d’abord attribué ces douleurs à la poussée de ses dents de lait. En fait, il souffrait d’otites à répétition et, à la suite de ces mauvaises otites, il a perdu une grande partie de son audition.
Heureusement, à l’école, son professeur s’est montré particulièrement bienveillant. Il le plaçait au premier rang, afin qu’il comprenne mieux, ce qui lui a permis d’obtenir son certificat d’études, malgré une si grande malentendance. Il faut dire que bien avant la loi de 2005 sur la prise en compte des situations de handicap, certaines initiatives de compréhension, d’écoute et de solidarité émergeaient déjà de-ci, de-là. L’inclusion existait déjà. Pas toujours, mais parfois.
Toujours est-il qu’au fil des ans, l’audition de mon père a continué de décroître. Bien sûr, on lui a prescrit un appareil auditif, mais, vers mes huit ou dix ans, papa est devenu totalement sourd et son aide auditive inutile a fini par rester sur la cheminée. Que pouvait-il faire, sinon se résigner, étant donné qu’à cette époque, il n’existait aucune technologie capable de pallier sa surdité ?
La population, dans sa globalité, mésestime ce handicap, d’autant plus qu’il n’est pas visible. L’être humain est fait pour discuter, pour échanger, pour fredonner, pour entendre. Plus que jamais, nous sommes des êtres de la communication et des liens sociaux. Or, la surdité entrave grandement ces possibilités d’échanges. En tout cas, elle les rend fort compliquées.
Dans un premier temps, les gens pensent que la personne sourde est stupide, sous prétexte qu’elle n’a pas compris. Le fait n’est pas qu’elle ait mal compris… Elle n’a tout simplement pas entendu !
Dès lors, comment faire admettre à ces personnes à l’esprit étroit qu’il suffirait d’écrire quelques mots sur un bout de papier, ou encore de parler lentement, le visage face au malentendant, pour permettre à celui-ci de lire sur les lèvres ? Que ces comportements simples suffiraient à établir un dialogue et à faire passer leur message ?
À quoi sert de crier, puisque la personne est sourde ? Sourde signifie ne rien entendre du tout. C’est le néant, le vide, le rien, le silence le plus glacial !
Imaginez un monde plongé dans un silence complet ; une réunion de famille au cours de laquelle tous les participants s’exprimeraient sans que vous sachiez de quoi ils parlent. Qui répondrait à qui ? Vous ne sauriez même pas d’où viennent les bruits. Vous ne sauriez dans quelle direction tourner la tête pour éventuellement capter les mouvements des lèvres de vos interlocuteurs ! Quel est le sujet de la discussion ? De quoi parle-t-on ? Suis-je concerné ? Serais-je mis en cause ?
Voici en vrac certaines questions que se posent les personnes concernées par cette déficience sensorielle. Mettez-vous un instant à leur place. Imaginez l’effort de concentration dont elles doivent faire preuve. Imaginez surtout leur frustration, leur sentiment d’être mises à l’écart, et leur appréhension à l’idée de ne pas être averties d’informations fondamentales.
En ce qui me concerne, j’ai grandi avec un papa totalement sourd, et pas juste malentendant. Comme si notre famille avait besoin de cette nouvelle épreuve ! Maman devait déjà faire face à la maladie de sa petite fille, avec tout ce que cela engendre comme angoisse et comme complications. Alors, être en plus confrontée à la surdité de son époux… Comment a-t-elle supporté ces malheurs !
Je ris quand je vois les internautes brandir à travers leurs réseaux sociaux le spectre d’un mal très à la mode qu’ils nomment pompeusement « surcharge mentale ». Lovée dans son confort douillet, l’humanité a oublié les sacrifices de ses ancêtres, et elle se plaint… Les plus intelligents diront : « Elle se plaint d’aise ».
En tout cas, moi, je n’ai pas oublié. Je dirais même plus : je souffre en repensant à toutes ces personnes qui se sont tant dévouées pour les autres sans jamais se plaindre. Vous me rétorquerez qu’ils n’avaient pas le choix. Oh ! si, ils avaient sans doute d’autres choix, mais, à l’époque, le « souci de soi » passait après celui de tous les autres, et surtout après la famille et les enfants.
Je voudrais crier cette vérité le plus fort possible, pour que plus personne sur cette terre ne l’ignore, mais à quoi bon ? Alors, je me tais.
Qu’elle touche un homme ou une femme, la surdité est une pathologie qui ébranle et qui détruit. À la longue ce « handicap » entraîne d’ailleurs une véritable détresse psychologique. Je vais vous en fournir la preuve.
Mon papa n’a jamais accepté son handicap. Il en a terriblement et cruellement souffert. Il a même perdu sa fierté d’homme et son estime de soi, le jour où il s’est senti inférieur aux autres. C’est un sentiment que je ne souhaite à personne ! Bref, ce constat d’échec l’a détruit psychologiquement et nous en avons été les tristes témoins.
Les spécialistes vous le confirmeront : un cerveau qui n’entend aucun son peut très vite succomber au délire. En effet, un être humain isolé du monde par le silence continue malgré tout de penser. Il pense, mais il pense tout seul dans son coin, tout seul dans son monde. Il est donc également seul à imaginer, à souffrir, à regarder, à rêver, à espérer… ou à désespérer.
Quel traumatisme pour un être humain que d’être confiné dans cette sorte de néant, se sentir à l’écart, ne plus être reconnu avec les mêmes valeurs, les mêmes compétences ou les mêmes qualités que ses semblables !
Ce traumatisme, mon père l’a très mal vécu. Parfois même, il explosait. Hélas ! le « parfois » est devenu peu à peu une réaction régulière et son délire paranoïaque a fini par s’installer en filigrane dans nos vies stupéfaites.
Je ne vous en dirai pas davantage à propos de ces scènes, je ne me permettrai pas de les décrire. Elles font partie des événements qui, malgré le souci de vérité de ce témoignage, resteront enfouis dans les replis douloureux de ma mémoire.
En effet, je souhaite garder intacte l’image de mon père, même si de telles scènes m’ont blessée intimement, même si de telles douleurs sont impossibles à oublier. Mais il s’agit de mon papa et je lui pardonne.
Lorsqu’il s’emportait, je me disais : c’est à cause de sa surdité, à cause des gens qui ne prêtent pas suffisamment attention à son état, à son repli sur soi, à son ego constamment rabaissé, à sa vie, à son histoire… Je l’ai donc toujours excusé… mais après coup. Oui, après coup, car, sur le moment, c’était trop difficile.
Puis, la vie reprenait son cours, il le fallait. Quelques jours plus tard, les scènes recommençaient puis, à nouveau, tout redevenait normal. C’était ainsi. La surdité est une infirmité abjecte que peu de personnes, hormis les personnes qui en souffrent, pourraient décrire.
Papa ! Combien de fois ai-je eu le cœur brisé à cause de ton handicap ? Combien de fois me suis-je évertuée à répéter mes phrases pour que tu comprennes ce que je voulais dire ? Et maman ? Combien de fois a-t-elle fait calmement, tranquillement, patiemment la même chose ? Pourquoi ne demandais-tu pas aux personnes d’écrire ce que tu n’avais pas compris ?
C’est vrai, papa : pourquoi ne voulais-tu pas ? Te rends-tu compte que, peu à peu, tu t’enfermais dans ton monde et que, nous, nous tentions par tous les moyens de t’aider ?
Lorsque j’ai eu quatorze ans, j’ai voulu que papa apprenne le Langage Parlé Complété, c’est-à-dire le LPC.
Jusque-là, il lisait sur les lèvres. Or, la lecture labiale est impossible à comprendre dans sa totalité, car il existe ce qu’on appelle des « sosies labiaux ». Il s’agit de sons visuellement si proches, voire identiques, qu’on ne peut les différencier en observant uniquement le mouvement des lèvres.
Le LPC, lui, est un codage « manuel » des sons. Parallèlement à la parole, la main posée près du visage exécute des mouvements codés qui « éclaircissent » certaines syllabes compliquées à traduire. En un mot, ce code permet de visualiser précisément ce qui est prononcé. Il permet surtout d’éviter les quiproquos et les contresens au cours de la conversation.
Je trouvais que le LPC constituerait une bonne alternative à la LSF, la Langue des Signes Française, très complexe à apprendre et à maîtriser. À mon grand regret, papa n’a jamais consenti à l’essayer.
Pourtant, il devait être complètement perdu lors de ses rendez-vous médicaux. Le monde médical utilise un vocabulaire tellement incompréhensible pour la majorité des gens ! Comme ils devaient lui paraître complexes et étranges, tous ces mots qu’il n’avait jamais entendus de toute son existence…
Mes parents découvraient avec impuissance, le monde insolite et inconnu de la médecine, tout en devant faire face à la surdité. Combien de parents se sentent encore perdus aujourd’hui face à ce fléau ?
De nos jours, grâce à Internet ou aux réseaux sociaux, la moindre information peut être relue, revisionnée, échangée, analysée, jusqu’à ce qu’elle soit complètement comprise et enregistrée. Or, mes parents n’avaient même pas le téléphone et encore moins Internet. Ils se retrouvaient seuls, seuls avec leurs difficultés, leurs incompréhensions et leurs souffrances ; quasiment coupés du monde au sein de leur ruralité.
Puis, grâce aux avancées de la technologie, un système de sous-titrage est apparu sur le marché vers 1980, et mon papa s’est aussitôt procuré un décodeur ANTIOPE.
Antiope n’est pas uniquement le nom d’une Amazone dans la mythologique grecque, c’était également l’acronyme de « Acquisition Numérique et Télévisualisation d’Images Organisées en Pages d’Écriture ». Ce boîtier, branché sur le téléviseur, permettait de comprendre certains films et certaines informations grâce à des sous-titres. Un format plus performant — le Télétexte, associé longtemps au Minitel — le supplantera par la suite.
Ce gadget représenta une véritable révolution pour papa. Diable ! Il pouvait enfin suivre le journal télévisé. Ce n’était pourtant qu’un début, car, toujours grâce à la technologie, il a ensuite bénéficié d’un implant cochléaire, au début des années 1990.
Qu’est-ce qu’un implant cochléaire ? C’est un dispositif électronique qui permet de restaurer un peu de confort aux personnes atteintes d’une perte d’audition sévère, voire totale.
Cet appareil comprend deux parties. La première est ancrée dans l’oreille interne. Elle fonctionne à condition que le nerf auditif réponde encore aux stimuli reçus. Ces stimuli sont générés à l’aide d’électrodes : plus il y a d’électrodes, plus le son sera précis et fin. La partie externe vient ensuite se connecter à celle posée dans la cochlée. Chez papa, ces deux éléments étaient reliés entre eux par l’intermédiaire d’une prise positionnée derrière son oreille.
Il fut l’un des premiers à être opéré à Lille, car il participait à un programme expérimental. C’est dire si ce traitement était novateur pour l’époque !
Le Professeur en charge de ce projet lui a d’abord fait rencontrer deux personnes déjà implantées. Il a donc été informé des risques inhérents à la pose d’un corps étranger dans l’oreille interne, et surtout à proximité du cerveau : risques de méningite, de vertiges, voire de paralysie faciale… Pourtant, il a choisi de courir ce risque !
Fort heureusement, l’opération s’est déroulée sans séquelles et sans complications définitives. Une nouvelle forme de vie attendait mon père. Néanmoins, il devrait désormais se réhabituer aux bruits, réapprivoiser les sons et accepter sa nouvelle image.
Par exemple, certains coiffeurs rechignaient à le coiffer, car, dès qu’il enlevait son appareil, il retombait dans une complète surdité et, si le coiffeur lui posait une question, il ne réagissait pas. C’était dérangeant.
Que dire alors de l’aspect externe de l’appareil ? Voir un petit connecteur sortir de la tête d’un client était encore plus impressionnant. Il restait encore du chemin à parcourir pour accepter les différences !
Comme papa était resté plongé dans un silence total durant plus de quinze ans, sa rééducation fut longue et laborieuse. Il faut savoir que l’implant est loin d’avoir la finesse de l’ouïe humaine. Par exemple, comparé au clavier d’un piano, c’est comme si l’implant disposait uniquement de quelques touches, une octave tout au plus. Papa n’a d’ailleurs jamais réussi à téléphoner.
Bref, son implant ne le dispensait pas d’être encore obligé de lire sur les lèvres, mais, comme il percevait désormais des sons, il pouvait suivre les conversations avec une plus grande facilité.
Cet implant représenta une véritable libération pour nous tous, mais, avant tout, pour lui. Le revers de la médaille, c’est qu’il avait un coût de fonctionnement dispendieux. En effet, il consommait une « pile bouton » par jour, ce qui représentait un budget considérable.
Certes, la Sécurité sociale lui versait un forfait annuel, mais celui-ci était loin de suffire. N’oublions pas que ces implants relèvent de la haute technologie. Or, qui dit technologie, dit pannes et, par conséquent, réparations. Au départ, ces réparations étaient prises en charge par le laboratoire. Il n’en reste pas moins qu’à chaque fois, papa se retrouvait plongé dans ce maudit silence.
De nos jours, l’implant cochléaire est devenu courant. Néanmoins, les patients doivent assurer eux-mêmes leur matériel et prendre en charge une grande partie du coût des piles. Certes, les hôpitaux prêtent des appareils afin de ne pas laisser les personnes dans le silence, mais les dépannages restent à la charge de la personne — ou des parents, s’il s’agit d’un enfant. Porter un implant oblige donc la famille à investir une somme assez conséquente pour l’achat et l’entretien de cet appareillage.
Vous rétorquerez que tout a un prix et que ce budget permet enfin à la personne d’entendre. Je vous l’accorde. Mais trouvez-vous normal qu’un malentendant doive payer pour me comprendre, alors que moi, j’entends gratuitement ?
Par un malheureux hasard, quelque temps plus tard, papa a dû être réimplanté suite à une défaillance de la partie externe de son appareillage. En effet, une firme américaine avait racheté la société hollandaise à l’origine de l’implant, et ne produisait plus les pièces de rechange. Papa se retrouvait pourvu d’un appareil irréparable !
La seule solution consistait à l’opérer à nouveau. Or, au cours de cette intervention, le chirurgien s’est vu dans l’impossibilité d’enlever l’implant existant, car il risquait d’arracher tout ce qui se trouvait autour. L’implant s’était tout simplement ossifié. Le chirurgien n’avait d’autre issue que de tout laisser en l’état, il obtura même le conduit auditif.
Notre déception fut immense, notre désarroi, inimaginable. Quand j’ai expliqué à maman l’échec de l’opération, j’ai vu son visage se décomposer.
Notre vie allait-elle redevenir infernale ? Comment papa allait-il supporter l’idée de vivre à nouveau dans un silence perpétuel ? Nous ne voulions pas revivre de tels moments. Non, pas cela ! Nous ne le méritions pas. Nous avions une seule supplique à formuler à Dieu : rendez-lui son audition ! De grâce, rendez-la-lui !
Il est très difficile d’accepter l’idée qu’il faudra se réadapter à une situation que l’on a longtemps considérée comme invivable. Pour papa, cela signifiait refaire le deuil d’entendre, car il s’agissait bien là d’un véritable deuil, à tout le moins d’un renoncement. Nous aussi, nous devions par la force des choses nous préparer à revivre comme avant. À nouveau, papa ne se tournerait plus vers nous quand nous l’appellerions. À nouveau, nous devrions répéter inlassablement chaque mot, lors de nos conversations. Comme autrefois, papa ne nous entendrait plus !
Par je ne sais quel miracle, le nerf de l’autre oreille réagissait. Une nouvelle opération a donc pu être programmée. Quel soulagement pour nous tous !
Notre vie allait reprendre un cours à peu près normal.
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