MON QUOTIDIEN : TOMBER
IL Y A
C’est là que tu te sens chez toi
…
Et où tout finira
…
Il y a
Une petite école
…
Et des bancs de bois
…
Et ton cœur qui bat
MON QUOTIDIEN : TOMBER
Pour en revenir à mes problèmes personnels, vers 4 ans, mes parents ont essayé de me faire rouler à vélo. Hélas ! mes petites jambes n’avaient pas la force de presser les pédales. Ma sœur y parvenait. Alors, pourquoi pas moi ? Devant mes échecs répétés, ils ont mis fin rapidement à ces essais, mais n’ont pas baissé les bras pour autant.
En effet, ils possédaient une ancienne machine à coudre mécanique. Pour l’utiliser, il fallait effectuer avec les pieds un mouvement d’avant en arrière sur une lourde pédale en fonte. Mes parents espéraient que cet exercice m’aiderait. Ils ont essayé, ils y ont cru, mais la maladie ne s’en laissait toujours pas compter.
Malgré ce manque de force et de stabilité, je fréquentais l’école du village comme tous les enfants de mon âge… et ma vie chaotique continuait : je tombais, je me relevais et je retombais presque aussitôt. Dans la cour de récréation, les plus grands m’aidaient à me remettre sur pied ; parfois, ils m’accompagnaient jusqu’à la classe.
À force d’essayer et d’essayer encore, il arrive un moment où l’être humain ne trouve plus de solution. S’il refuse malgré tout de se résigner et s’il est croyant, il se tourne alors vers le Ciel et s’en remet à Dieu. C’est ce qu’ont fait mes parents : ils ont prié pour moi.
Les parents espèrent toujours ce qu’il y a de mieux pour leurs enfants. Il n’est pas imaginable que le fruit de leur chair, de leur amour, souffre indéfiniment. Ce n’est pas dans la logique des choses. Mes parents étaient effectivement croyants. Toute ma famille avait été éduquée dans la chrétienté et la religion faisait partie de leur vie. Lourdes s’est alors imposé comme une évidence et mes parents m’y ont emmenée. L’une des sœurs de maman avait d’ailleurs repris une ferme avec son mari à 65 km de là.
Néanmoins, envisager un séjour à Lourdes à cette époque demandait un budget énorme. Mes parents étaient jeunes, ils ne gagnaient pas beaucoup d’argent et, malgré les prêts qu’ils avaient contractés, ils n’étaient pas en mesure de payer entièrement le train et l’hôtel. Finalement, ce pèlerinage a eu lieu grâce à de généreux voisins qui les ont aidés financièrement.
Par esprit d’économie, ils avaient choisi un hôtel parmi les moins chers, mais, de ce fait, ils se trouvaient assez loin du Sanctuaire. Or, il m’était impossible de parcourir tout le trajet à pied en leur tenant juste la main. Comme, de leur côté, ils ne pouvaient me porter sans cesse, ils ont été obligés d’acheter une poussette et, de ce fait, ils se sont vite retrouvés sans argent. Plus un sou en poche !
Je sais combien ce pèlerinage leur a coûté cher. Je sais tous les sacrifices qu’ils ont consentis pour la petite fille que j’étais. J’en ai pleinement conscience.
Lors de notre séjour, mon oncle est venu nous chercher afin de passer une journée chez la sœur de maman. Le trajet en voiture jusque chez ma tante Jeanne, comme je l’appelle, n’a pas été de tout repos ; sans doute mon oncle prenait-il trop rapidement ses virages. En tout cas, cela m’a rendue malade. On m’a relaté cet incident plus tard, car j’avoue ne plus m’en souvenir. Par contre, je me souviens d’un bonbon au fort goût de menthe. Ce bonbon était détestable, si puissant… Malgré mon dégoût, je l’ai sucé en me taisant.
Maman découvrait la maison de sa sœur pour la première fois. Je pense même que c’était le premier « grand voyage » de mes parents. Ils n’avaient jamais parcouru autant de kilomètres. Ce fut également mon premier contact avec le Sanctuaire de Lourdes.
J’ai une photo de moi, debout près de ma poussette, devant la Vierge couronnée. C’était à l’occasion du Pèlerinage du Rosaire, entre le 5 et le 9 octobre 1971. J’avais presque trois ans et demi.
Nous sommes alors rentrés à la maison… avec la poussette. Une poussette qui allait encore beaucoup servir.
Mes parents attendaient-ils un miracle de ce pèlerinage symbolique ? En tout cas, il n’a donné lieu à aucune amélioration notoire de mon état de santé. J’imagine combien ils étaient désemparés. Puis, un peu plus tard, maman s’est aperçue qu’elle était de nouveau enceinte. Le personnel de l’hôpital de Berck n’avait-il pas dit que ses futurs enfants ne risquaient rien ?
Toujours est-il que les mêmes questions leur torturaient l’esprit. Quel mal affectait leur petite fille ? Elle avait un problème évident, mais lequel ? Que pouvaient-ils encore entreprendre à leur niveau, si l’Hôpital de Berck lui-même avouait son impuissance ? Personne ne le savait, personne ne comprenait.
Leur inquiétude augmenta encore quand, en février 1972, mon état continua d’empirer. Mes parents m’emmenèrent, cette fois, chez un neurologue. Celui-ci me pratiqua un électromyogramme, un examen déjà douloureux pour un adulte. Imaginez ce qu’endure un enfant !
Cet examen consiste à enfoncer une fine aiguille dans certains muscles, d’y envoyer de l’électricité et de voir, à partir du tracé d’un graphique, comment s’effectue la contraction musculaire. Il fallait vérifier si le mal dont j’étais atteinte avait une origine neurogène ou myogène ; en clair, si l’anomalie provenait du nerf ou du muscle.
On apprit alors qu’en plus des jambes, mes membres supérieurs et ma musculature thoracique étaient touchés. Mes parents avaient effectivement constaté que j’éprouvais des difficultés pour tousser. Suite à cet examen, le verdict du neurologue tomba comme un couperet, implacable, presque inhumain :
— C’est grave, dit-il. C’est très, très grave. Préparez-vous au pire, car votre fille ne dépassera pas l’âge de quatorze ans.
Je n’ose imaginer la détresse psychologique dans laquelle mes parents se sont retrouvés, seuls au monde avec une épée de Damoclès suspendue par un filin usé au-dessus de la tête de leur enfant !
J’ai appris cette horrible prédiction beaucoup plus tard, de la bouche d’une de mes tantes qui nous avait conduits chez ce docteur. Je me souviens qu’au retour, maman pleurait des torrents de larmes dans la voiture. Moi, je faisais l’enfant sage et souriant. À mon avis, j’avais compris que l’heure était grave et que je ne devais pas rajouter mes propres inquiétudes à leur détresse. Du haut de mes quatre ans, j’ai agi de manière à les apaiser tous.
Les mois ont passé à vivre dans le doute. Puis, un an après mon retour de Berck, mes parents ont enfin obtenu une consultation dans un centre de rééducation. Un mois plus tard, un autre rendez-vous nous conduisait à Lille, auprès d’un autre neurologue qui confirma la nécessité de me placer dans une structure spécialisée.
Nous sommes repartis de chez lui avec une ordonnance pour des vitamines, une seconde pour des séances de kinésithérapie, une lettre pour le médecin traitant et, surtout, ma demande d’admission dans un centre de rééducation.
Les neurologues avaient tous deux posé ce même diagnostic un peu flou : je souffrais d’un genre de myopathiede type neurogène, sans nom précis. Peut-être même d’une pseudo myopathie. Cette étiquette (oui, c’est ainsi que les médecins qualifient les maladies) m’a été longtemps apposée. Un mot qui ne veut rien dire pour de jeunes parents qui, de plus, ne sont pas issus du milieu médical.
À cette époque, mes parents n’avaient pas le téléphone et les réseaux sociaux n’existaient pas. Que voulait dire ce mot ? Que signifiait véritablement ce pronostic ? Où pouvaient-ils aller avec cette information ? Quel futur pouvaient-ils imaginer, s’il en fut un possible ?
À la prochaine rentrée scolaire, j’allais devenir pensionnaire au sein de cet établissement.
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