UN FRÈRE ET DES ESPOIRS
FRÈRES
Ces terres-là sont les miennes
Ce sont nos campagnes
…
Les mêmes dialogues de sourd
…
Frères, les mêmes faiblesses, la même angoisse aux mêmes bruits
Frères, frères de pleurs, frères douleurs
UN FRÈRE ET DES ESPOIRS
Entretemps, je continuais de fréquenter la maternelle de mon village et je n’en finissais toujours pas de tomber. Mon état empirait, au point que je ne pouvais quasiment plus marcher seule.
Je me souviens d’une tortue qui déambulait près du poêle, au milieu de la classe. Elle se déplaçait laborieusement sur le parquet. Ce sont quasiment les seuls souvenirs de ma vie dans cette école.
J’ai retrouvé par hasard un cahier de maternelle. En février 1973, j’y avais dessiné une femme enceinte, une poussette et une maison entourée d’arbres et de fleurs. Ce dessin semblait très gai, il y avait plein de couleurs différentes. Comme notre famille allait s’agrandir, j’avais sans doute anticipé la naissance.
Tout le monde se demandait s’il s’agirait d’une fille ou d’un garçon. En effet, tous les frères de papa n’avaient eu que des filles.
À ce propos, tous ses frères étaient agriculteurs, sauf mon parrain qui avait eu la chance de devenir boucher. Financièrement, c’est lui qui avait le mieux réussi. Déjà à l’époque, même en travaillant beaucoup, exploiter une ferme n’était pas très rémunérateur. À travail et courage égal, il valait donc mieux quitter le monde agricole.
Effectivement, en avril, un petit garçon, premier descendant mâle de la famille, allait égayer notre demeure. Mon Dieu, comme mon père avait hâte d’accueillir enfin son épigone !
À l’occasion de cette naissance, ma sœur et moi avions passé la nuit chez mes grands-parents maternels. Hélas ! nous y avions très mal dormi. En effet, mes grands-parents avaient acheté une grande maison le long d’une rue très passante et nous n’avions pas l’habitude d’entendre autant de bruit. Il faut dire qu’au bout de notre carrière, il ne venait quasiment jamais personne. Et puis, nous étions sûrement surexcitées à l’idée de faire la connaissance de notre petit frère.
La transmission du patronyme est importante au sein des familles et, plus encore, dans le monde agricole. En effet, les hommes y représentent la force, ils assurent la continuité de l’exploitation et ont d’ailleurs toujours été considérés comme les « chefs ».
J’ai appris dernièrement qu’avant 1965, la femme ne pouvait exercer un emploi sans l’accord de son mari. Dans le même ordre d’idée, avant juin 1970, seul le père exerçait la puissance paternelle. Comme à cette époque, presque toutes les exploitations agricoles étaient dirigées par des hommes, imaginez les mécanismes de pensée ancrés dans les mentalités ! Plus tard, en cas de divorce, la garde a été attribuée à l’époux « innocent ». C’est finalement en 1975 que la loi sur le divorce a dissocié le droit de garde du droit de surveillance, de visite et d’hébergement attribué à l’autre.
Mon petit frère, le premier fils de la famille, perpétuerait donc notre nom. Que du bonheur ! Notre ferme, qui existait depuis des générations, allait perdurer ; nos ascendants n’avaient pas sué pour rien.
Vous imaginez que, dans un domaine où la présence d’un homme est capitale, ce bambin était un cadeau de la Providence. Le travail de la terre était bien trop dur pour les seuls bras des femmes. En effet, hisser sur ses épaules des sacs de blé ou de pommes de terre de plus de cent kilos n’était pas à la portée de tout le monde, même si ma grand-mère paternelle était une force de la nature.
Hélas ! pendant que mes parents déplaçaient des montagnes, moi, je ne tenais plus debout. Je n’arrivais même plus à me rendre aux toilettes, au fond de la cour de récréation. Ce trajet devenait trop risqué pour moi. Les « professionnels » sont donc arrivés à la conclusion que je ne pouvais plus fréquenter l’école de mon village.
Les médecins constataient néanmoins que j’étais une petite fille intelligente. De ce fait, je devais poursuivre ma scolarité. À tout prix. De plus, j’étais sociable, coopérative et mes dessins empreints de gaîté reflétaient mon ouverture sur le monde.
Ils ont alors conseillé à mes parents de m’inscrire dans un centre pour enfants handicapés. Là-bas, je recevrais non seulement les soins indispensables à mon état, mais, en plus, l’établissement disposerait d’une véritable école.
Mes parents ont introduit ma demande d’admission en octobre 1972. Elle a été acceptée sans problème et, en septembre de l’année suivante, j’obtenais enfin une place dans ce Centre.
Imaginez mon désarroi : un petit frère était né, on le choyait à chaque instant, et moi, on m’envoyait en pension du dimanche soir au samedi midi !
Moi aussi, à cinq ans et deux mois, j’avais pourtant besoin d’amour et d’attention…
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