AU MILIEU D’ENFANTS COMME MOI

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LÀ-BAS

Là-bas
Faut du cœur et faut du courage
Mais tout est possible à mon âge
Si tu as la force et la foi
L’or est à portée de tes doigts
C’est pour ça que j’irai là-bas

Ici, tout est joué d’avance
Et l’on n’y peut rien changer
Tout dépend de ta naissance
Et moi je ne suis pas bien né

La vie ne m’a pas laissé le choix

AU MILIEU D’ENFANTS COMME MOI

Moins de cinq mois après la naissance de mon petit frère, je me suis donc retrouvée au pavillon des « petits », au Centre Marc Sautelet de Villeneuve-d’Ascq, pour ma dernière année de maternelle. Le Centre étant situé à trente kilomètres de la maison, les obligations de la ferme empêchaient forcément mes parents de m’y conduire tous les jours. Dès lors, j’y restais pensionnaire du dimanche soir au samedi midi, ainsi que la moitié des vacances scolaires. À mon grand désespoir, je dormais chez mes parents une seule nuit par semaine.

Un enfant en bas âge n’a pas la même notion de temps qu’un adulte. Six jours lui paraissent une éternité et, même demain, lui semble encore très loin. Imaginez alors ce qu’une séparation de six jours représentait dans ma petite tête ! Non seulement, durant toute la semaine, j’étais privée du bisou de maman, le soir avant de m’endormir, mais je devais me conformer sans protester aux injonctions de nos surveillantes de nuit :

— C’est fini, ma fille : tu n’as que cinq ans, mais tu es grande, maintenant. Alors, même si tu as peur, même si tu es triste, tu dois pouvoir te passer de tes parents.

Quelle sentence cinglante pour un enfant !

Le Centre avait été créé en 1958 au sein d’un château. Il a été agrandi plus tard, par l’adjonction d’une annexe un peu excentrée par rapport au bâtiment principal et destinée aux petits de moins de six ans. Un ascenseur — disons plus modestement un monte-charge doté d’une porte manuelle — permettait d’accéder aux chambres.

Il comportait quatre-vingts lits, peut-être plus. Il accueillait également des demi-pensionnaires, de petits chanceux qui rentraient chez eux chaque soir.

C’est dans ce pavillon annexe que j’ai passé ma toute première année en internat. Je n’en ai pas gardé un très bon souvenir, d’autant plus que certains éducateurs ne semblaient pas aimer les enfants. À la limite, ils se comportaient même méchamment.

Je me souviens d’une nuit au cours de laquelle je m’étais fait réprimander vigoureusement, sous prétexte que j’avais remis tout mon dîner dans mon lit. Un enfant de cet âge peut malheureusement connaître ce genre de problème, d’autant plus que nous étions véritablement prisonniers de ces lits entourés de barreaux. Peut-être aussi, n’avais-je pas osé déranger la surveillante ? Toujours est-il qu’être sermonnée de la sorte ne se justifiait pas : je ne l’avais pas fait exprès même si, dans certaines circonstances, j’avais la capacité de me faire vomir.

Je l’avoue humblement, il m’arrivait de jouer cette comédie à la maison pour faire croire à mes parents que j’étais malade. Vous l’aurez deviné, cela se passait le dimanche soir, avant de repartir au Centre. C’était toujours le drame pour m’y ramener. Je refusais de m’apprêter, je détestais cet endroit ! Alors, je vomissais.

Combien de fois n’ai-je pas pleuré à l’idée de vivre tous ces prochains jours sans papa, sans maman ? Quelles souffrances morales ai-je endurées ! Comment ai-je pu supporter ces contraintes dont on ne m’expliquait même pas la nécessité ?

Un jour, au Centre, on m’a découvert un furoncle dans le dos. Une infirmière n’a rien trouvé de mieux que de venir le percer durant le repas. Inutile de dire qu’elle m’a fait horriblement mal et que le spectacle n’était pas spécialement ragoûtant pour mes petites camarades !

Les infirmières venaient généralement de la partie du bâtiment réservée aux « grands ». Mais pourquoi intervenir sur ce furoncle au moment du repas ? J’imagine qu’à ce moment, elles étaient sûres de trouver tous les petits au même endroit.

Lors des repas, nous étions assis autour de petites tables rondes très colorées. Nos sièges avaient un large dossier constitué de petits barreaux blancs disposés en demi-cercle. De cette façon, lorsque le siège était accolé à la table, nous étions complètement enveloppés et ne risquions pas de tomber sur le côté.

La forme particulière de ce siège me revient à l’esprit, car, après la naissance de mon petit frère, j’avais beaucoup grossi. Le personnel prêtait donc une attention toute particulière à mon régime alimentaire… Tellement « particulière » que certaines personnes ont utilisé des méthodes très « limites ». Ainsi, lors d’un repas, et sachant que j’étais gourmande, une éducatrice m’a invitée à prendre carrément une poignée de mie de pain et m’a dit :

— Vite, vite ! Mets-la en bouche !

J’ai obéi, forcément, mais je m’étais à peine exécutée, qu’elle s’est mise à rire et m’a dit d’un air dédaigneux :

— Beurk ! Tu n’as pas vu ? Il y avait une bestiole à l’intérieur de ta mie !

Je ne me souviens plus du sentiment éprouvé réellement ce jour-là. Je sais uniquement que j’ai détesté cette dame pour avoir été aussi méchante avec moi, sachant que j’avais une peur bleue des insectes.

Les souvenirs les plus précis de cette période au Centre concernent plutôt mes séances que je qualifierai de rééducatives. On me faisait marcher avec un déambulateur et des appareils orthopédiques. Plus tard, on m’a prescrit des chaussures adaptées, ainsi que des séances de kiné. J’avais droit également à des séances de balnéothérapie, au cours desquelles on me plongeait dans des bains chauds. Par la suite, enfin, on m’a installée dans un fauteuil roulant et on a entrepris de me verticaliser contre un plan incliné à l’aide de différents appareils. Bref, j’ai eu droit à tous les traitements possibles et imaginables. La prise en charge médicale commençait.

Dire que j’en ai bavé reflète à peine la réalité. Néanmoins, je mentirais si j’affirmais n’avoir connu que de pénibles moments au Centre. J’y ai connu, en effet, un petit moment de bonheur, et ce souvenir date du jour où j’ai perdu ma première dent. Quelle surprise, en effet : le lendemain, la petite souris avait déposé un paquet de bonbons sous mon oreiller ! Je me souviens parfaitement l’avoir tendu à ma sœur le samedi suivant, quand mes parents m’ont installée dans la voiture pour me ramener à la maison. J’étais si contente de lui offrir quelque chose !

Était-ce pour qu’elle m’aime ? Était-ce une façon de lui demander de ne pas m’oublier ? Était-ce une manière de trouver — ou d’asseoir enfin — ma place au sein de ma famille ? Un psychologue m’aiderait peut-être à expliquer ce comportement. Moi, en tout cas, je n’y suis pas arrivée. Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui, ce geste me semble assez étonnant de la part d’un enfant de cinq ans aux prises avec un mal qui la diminue.

À ce propos, les médecins du Centre cherchaient sans cesse à en savoir davantage sur ma pathologie. Ils ont bien évidemment songé à une maladie génétique et, pour vérifier leur hypothèse, à titre de comparaison, ils ont demandé à ausculter ma sœur.

Au grand désespoir de la famille, cet examen leur a donné raison et le couperet est tombé :

— Votre fille aînée porte, elle aussi, les signes de cette pathologie. En effet, certains muscles proximaux[1]au niveau des hanches et des épaules présentent une certaine faiblesse, même si les symptômes sont moindres que chez votre cadette.

Les docteurs savaient désormais que ma maladie était génétique. Sa transmission est dite « récessive ». De ce fait, à chaque conception, mes parents avaient une « malchance » sur quatre que leur bébé en soit atteint.

Il était clair à présent que ma maladie n’était pas une erreur de Dame Nature, mais une anomalie inscrite dans nos gènes. Statistiquement parlant, mon petit frère avait de grandes chances d’être épargné, mais nous n’étions pas entièrement rassurés pour autant, car, âgé de moins d’un an, il ne pouvait encore subir les examens nécessaires.

En tout cas, pour l’heure, personne ne pouvait en dire plus, sinon que nous faisions partie des enfants porteurs de myopathies et que mes perspectives d’avenir s’en voyaient sérieusement raccourcies. Par contre, ma sœur n’étant pas aussi gravement atteinte, elle avait de « meilleures chances » de vivre normalement.

Comment ont réagi mes parents à l’annonce de ce verdict implacable ? Je l’ignore, car ils ne m’en ont jamais parlé par la suite. Ils avaient imposé un genre d’omerta sur les conséquences possibles de cette maladie. Ils avaient sans doute voulu enfouir cette inquiétude dans les tréfonds de leur mémoire pour ne plus en souffrir. Comme si cela pouvait suffire !

Peut-être espéraient-ils que redoubler d’acharnement dans les travaux de la ferme leur permettrait de ne pas trop réfléchir ? Ou alors, reportaient-ils tous leurs espoirs sur leur fils ? Dans ce cas, estimaient-ils qu’une fille atteinte d’une maladie incurable, était moins préjudiciable pour leur ferme, que s’il s’était agi d’un fils ? Mais alors… tant qu’à choisir, auraient-ils préféré me perdre plutôt que mon frère ?

Cette idée me donne encore froid dans le dos aujourd’hui. Mais à l’époque…

Comme je l’ai mentionné, une sœur de papa avait contracté la polio ; elle en gardait d’ailleurs des séquelles relativement conséquentes. Néanmoins, elle marchait, travaillait et conduisait. Bref, elle menait une vie, somme toute, classique. Elle s’était même mariée.

Envisageaient-ils un avenir similaire pour ma sœur, alors qu’elle développait, elle aussi, « ma » maladie ? Je ne sais pas, je n’en sais rien. Je le suppose, mais sans aucune certitude.

Et mon petit frère ? Étaient-ils sûrs à 100% qu’il était sain ? Qu’il échapperait à cette fichue maladie qui grignotait les forces de leur seconde fille ? Au contraire, craignaient-ils qu’il soit, lui aussi, touché, et se demandaient-ils quelle forme de maladie — et surtout quel degré de gravité de cette maladie — il développerait éventuellement ?

Là encore, je n’ai aucune réponse. Le sujet devait être trop lourd à aborder et je comprends que ce souvenir ait pu leur sembler trop affreux à revivre. Personne n’en parlait. Chacun de son côté continuait de vivre. Il fallait assumer.

 

En ce qui concerne ma vie au Centre, l’année suivante — c’est-à-dire un an après y être entrée — je suis passée chez les « grands ». Les filles dormaient et mangeaient au château. Le réfectoire était situé au rez-de-chaussée, dans une magnifique salle avec du parquet au sol et de ravissantes moulures autour d’un très haut plafond. J’ai gardé un très beau souvenir de cette pièce immense. Son architecture me plaisait beaucoup. Juste à côté, se trouvait une salle réservée à des séminaires, mais nous n’avions pas le droit d’y pénétrer.

Le réfectoire possédait une avancée vitrée qui donnait accès au parc et se prolongeait par un perron. Les portes étaient constamment fermées à cause, précisément, des nombreuses marches de ce perron. Je me souviens avoir toujours été impressionnée par la vue qu’offrait cet endroit. D’ailleurs, les années suivantes, à la rentrée, quand je pouvais choisir ma place, je m’installais toujours en face de ce petit coin de verdure qui me rappelait ma campagne… ma campagne que j’aimais tant !

Pourtant, je n’ai pas toujours vécu de bons moments dans cette salle à manger. Et pour cause : une éducatrice m’obligeait à manger tout ce que l’on nous présentait. Or, j’ai toujours détesté le céleri en branches. Dès que je sentais cette odeur de céleri cuit qui empestait le couloir, je me rendais à ma table avec des pieds de plomb, car je savais qu’on m’obligerait à ingurgiter cette horreur.

Il m’est arrivé de vomir de dégoût. Rien n’y faisait : on me forçait malgré tout à « déguster » ce plat répugnant. Selon moi, qu’on invite un enfant à goûter un plat, c’est tout à fait normal. Néanmoins, il a également le droit de ne pas l’apprécier. Oserais-je vous avouer qu’aujourd’hui encore, ce légume me répugne ? Oui, après toutes ces années, je porte toujours au plus profond de moi les stigmates de cette période.

En ce qui me concerne, déjà à cet âge, manger pour manger ne présentait aucun intérêt. Par contre, déguster de bons petits plats, manger pour me régaler et non pour me remplir le ventre, voilà ce que j’aimais. Je n’étais pas une gamine dodue qui se remplissait aveuglément, mais une petite fille qui savait ce qui était bon, et qui savourait ce qu’elle trouvait excellent.

Je l’ai écrit plus haut : le poids était l’un de mes ennemis. Cependant, j’aimais tant la vie que je voulais, malgré tout, profiter un tant soit peu de ses bienfaits. Mes papilles gustatives me donnaient un peu de plaisir, de tendresse et de douceur. Dès lors, pourquoi aurais-je dû me priver des seules sources de bien-être que la vie m’apportait ?

Hélas ! ma quasi-immobilité favorisait toujours davantage mon surpoids. Par conséquent, alors que j’avais à peine sept ans, les médecins n’ont pas hésité à m’administrer des anorexigènes durant plusieurs mois. J’ai appris plus tard que ces substances avaient été interdites au Royaume-Uni en 1974.

Il y avait pourtant une pléthore d’autres façons d’aider un enfant à ralentir sa prise de poids ; d’autres méthodes plus douces et surtout plus respectueuses. J’admets que la mentalité de l’époque ne s’y prêtait pas, mais n’étais-je pas entourée de présumés « professionnels » ? Des personnes qui auraient dû faire l’effort d’innover ? La meilleure façon de m’aider aurait consisté à me présenter des assiettes appétissantes garnies de bons légumes, à me proposer mes aliments préférés, mais en choisissant les moins caloriques. Ils auraient pu tout simplement discuter avec la petite fille que j’étais, montrer qu’ils s’intéressaient un peu à moi, égayer la condition dans laquelle se trouvaient tous les enfants du Centre. Ils auraient ainsi véhiculé un peu d’empathie, un sentiment qui nous manquait cruellement.

Oui, il y avait d’autres façons, mais nous étions encore à l’ère du « tout médicament ». Je ne comprenais pas.

Pour corser le tout, en guise de petit déjeuner, on m’a donné tout un temps un bol de lait en poudre accompagné de simples biscottes. Une véritable horreur à avaler pour une enfant de huit ans ! C’était mon repas préféré de la journée, et ils m’obligeaient à ingurgiter ce liquide infect. Je l’ai vécu comme une véritable agression. Qu’ils ne s’étonnent pas s’ils ont fini par me trouver apathique, sans vigueur et victime de carences. Pour ne rien arranger, le cardiologue m’avait diagnostiqué une dilatation du ventricule droit.

Bref, à neuf ans, ils ont — cette fois — trouvé bizarre que je maigrisse. C’est vrai que je mangeais peu. Et pour cause : on m’avait suffisamment seriné que je devais surveiller mon poids ! J’avais donc entamé mon premier régime, sans en informer qui que ce soit. Seul le chef éducateur l’avait remarqué.

À force de me priver de tout, mon goût pour la vie allait-il s’éteindre pour de bon ? À bien y réfléchir, à quoi se résumait la majeure partie de ma vie d’enfant ? Je n’avais eu d’autre choix que de subir, toujours subir et surtout me taire. Quel espoir de bonheur, le petit bout de femme que j’étais pouvait-il encore caresser ? À quels menus plaisirs m’autorisait-on encore à m’adonner ?

Si mon souvenir est bon, c’est à ce moment que la Sécurité sociale a réduit le temps de présence obligatoiredans le Centre. Par conséquent, j’ai pu rentrer à la maison dès le vendredi soir. Imaginez mon bonheur ! Passer un week-end complet avec toute ma famille !

Dans la foulée, j’ai même pu prolonger ces week-ends et ne repartir que le lundi matin, grâce à un voisin qui travaillait à Villeneuve-d’Ascq. Trois nuits par semaine à la maison… un vrai délice !

Hélas ! le retour au Centre était toujours aussi difficile et le pauvre voisin devait avoir le cœur fendu de me reconduire dans ce lieu dont j’avais une sainte horreur. Je ressentais la même déchirure à chaque fois. Je manifestais surtout la même résistance. D’ailleurs, cette résilience m’anime encore aujourd’hui ; c’est elle qui me donne la force de lutter encore et toujours.

 

Au Centre, les filles étaient réparties en trois groupes : les petites, les moyennes et les grandes. Ces groupes avaient chacun leurs propres activités, leurs salles de douches et leurs chambres. Ces dernières étaient spacieuses et pouvaient accueillir jusqu’à huit pensionnaires.

Chaque fille disposait d’un lit, d’une table de nuit et d’une armoire, bien que celle-ci se trouve parfois un peu à l’écart. Ce qui ne gâchait rien, tous les enfants avaient une vue plongeante sur le parc depuis leur chambre. Un petit parfum d’évasion…

La nuit, nous étions sous la surveillance d’une veilleuse. Un interphone lui permettait d’entendre tout ce qui se passait dans les chambres. Si nous avions le malheur de bavarder, nous l’entendions illico crier à travers l’interphone, ce qui nous faisait sursauter.

Certaines surveillantes nous impressionnaient plus que d’autres. L’une de ces dames de nuit nous faisait particulièrement peur. Elle était petite, mais de très forte carrure, et elle criait souvent. La pauvre dame… ! Son nom était affreux, synonyme patoisant de « diarrhée ». On ne pouvait vraiment pas la sentir, car, pour nous, petites filles, elle était l’image même de la méchante. Nous l’entendions arriver de loin, car le plancher craquait lorsqu’elle venait nous houspiller. Mon Dieu… Ces craquements n’étaient jamais de bon augure !

Le dortoir des garçons se trouvait, pour sa part, dans une nouvelle construction reliée au château par un couloir carrelé en légère pente. Au milieu de ce couloir, des portes donnaient accès, soit au parc, soit à la sortie du Centre. Celle qui s’ouvrait sur la sortie conduisait en même temps à la maison du concierge. Ce dernier surveillait les entrées et sorties du personnel, celles des parents et le va-et-vient des ambulances.

Si l’on s’avançait plus loin dans le couloir, au-delà de l’espace réservé aux garçons, on découvrait d’abord un bloc réservé à l’infirmerie et aux médecins ; dans son prolongement, on découvrait une immense piscine, ainsi qu’une pièce dotée d’un bassin pour administrer les bains chauds aux enfants myopathes. Toujours plus loin, on accédait à un bâtiment pour les masseurs-kinésithérapeutes et les ergothérapeutes. Enfin, on parvenait à un dernier bloc assez imposant. Il comprenait les salles de classe, ainsi qu’un grand hall qui constituait l’extrémité de ce complexe. Tous ces bâtiments étaient reliés entre eux par des couloirs vitrés afin d’éviter aux enfants de devoir sortir en cas de mauvais temps.

La cour de récréation se trouvait au pied du dernier bâtiment. Or, les petits myopathes n’avaient pas le droit de sortir lorsqu’il faisait froid. Ils passaient donc la récré dans ce vaste hall. C’est là, également, que les enfants se retrouvaient par temps de pluie.

À noter que toutes les classes avaient une vue sur la cour. Elles étaient disposées le long de larges couloirs qui permettaient aux fauteuils, aux tricycles et aux plans inclinés servant de verticalisateurs[2] de se croiser lorsqu’il fallait transporter un enfant en position allongée ou verticale.

Le goûter nous était également servi dans ce grand hall ; l’éternelle tartine avec de la confiture et un bol de chocolat chaud… mais rien de comparable au goûter de papa et maman, avec le vrai beurre de la ferme et le grand pain coupé au couteau. Il me manquait terriblement, ce goûter familial ! Autant que papa et maman eux-mêmes. Ces souvenirs familiers m’émeuvent encore aujourd’hui.

Quoi qu’il en soit, repue ou pas, mes journées me laissaient peu de répit et les moments consacrés aux jeux étaient rares.

Le mercredi était le seul jour où nous n’allions pas en classe. Ce matin-là, vers mes huit ou neuf ans, je me rendais à la grande piscine. J’adorais cet environnement ! Pendant quelques heures, je retrouvais ma liberté de mouvement, je bougeais, je plongeais, je passais sous les barres du couloir de marche. Qu’est-ce qu’un couloir de marche ? C’est une espèce de garde-corps fixé au sol de la piscine, et qui forme des couloirs. Les enfants s’y engagent et, grâce à l’effet d’apesanteur, les barres du garde-corps leur permettent d’essayer de marcher en s’y accrochant. Quel bonheur !

Je m’éclatais véritablement. Il m’arrivait même de faire de l’apnée, durant laquelle mon kiné me chronométrait. Il m’imposait également des exercices respiratoires. Après quoi, je me rendais en ergothérapie.

Ces rééducateurs avaient pour mission de préserver mes membres supérieurs, dont certains muscles étaient affaiblis. Ils ont commencé par m’apprendre à me rasseoir seule dans mon fauteuil si, par malheur, je me retrouvais par terre.

Leur technique consistait à prendre appui sur des cales, puis à me hisser sur l’assise du fauteuil. Je n’y suis jamais arrivée, car mes bras n’étaient pas assez costauds. La volonté y était, mais la force me manquait. Je ne savais pas non plus effectuer ce mouvement appelé pompeusement « supination », qui consiste à tourner totalement les paumes de la main vers le haut.

Les autres jours de la semaine — donc, abstraction faite du mercredi — j’étais l’une des dernières filles à se lever. Je descendais en chemise de nuit dans la salle à manger. Les autres étaient déjà habillées, car elles se rendaient directement en classe après avoir pris le petit déjeuner.

Pour ma part, après ce premier repas, une personne m’emmenait en balnéothérapie. J’étais quasiment la seule fille au milieu de ce bassin. Comme les garçons présents étaient presque tous atteints de la myopathie de Duchenne, j’ai eu droit aux mêmes traitements qu’eux : bains chauds, massages, mobilisations et étirements, verticalisation, postures et appareils de jour et de nuit. Comme eux, j’étais myopathe. Comme eux, je risquais de mourir. Ni plus ni moins. J’ai forcément côtoyé des cas très lourds, des enfants qui ne savaient plus du tout marcher. Certains parvenaient à peine à se tenir assis.

Notre bassin était quasiment ovale et carrelé de petits carrés de faïence bleue, comme cela se faisait couramment. La balnéo avait une assez large margelle pour que les soignants puissent nous y asseoir, avant et après le bain. Toutes ces manipulations se faisaient à la force de leurs bras. Leur vigueur palliait notre faiblesse, notre hypotonie.

Je me souviens avoir éprouvé quelques difficultés à m’adapter à la température de ces bains. En effet, nous devions rester pendant une demi-heure, immergés jusqu’au cou dans une eau chauffée à 39°. Nous en sortions rouges comme des écrevisses et notre cœur battait la chamade.

Si j’essayais de sortir une épaule de l’eau, certains surveillants me grondaient, d’autres se montraient plus conciliants, car je faisais partie des enfants fragiles. Il arrivait d’ailleurs que l’un d’entre nous frôle le malaise. Ils prenaient alors son pouls et s’y prenaient à deux pour le sortir du bain le plus vite possible.

Toujours est-il que l’ensemble des soignants était intransigeant sur deux points : je ne devais en aucun cas prendre froid ni me fatiguer. Il m’était même interdit de pousser moi-même mon fauteuil.

Juste après le bain, on nous allongeait sur des tables, sous des lampes à infrarouges, afin de nous masser. Avant cela, on nous talquait. Comme mon kiné était maître de stage, moult stagiaires ont eu mon corps entre leurs mains. Combien d’étudiants en kiné ai-je vu passer ? Une vingtaine ? Une trentaine ? Les techniques de massage changeaient en fonction de l’étudiant. L’un pouvait être doux, le suivant pouvait s’avérer terriblement brutal.

Après cette séance de massage, nous avions droit aux étirements. En effet, s’il reste longtemps sans bouger, le corps s’affaiblit rapidement. Les muscles les plus faibles ne parviennent plus à étirer les muscles dominants ; alors, les muscles dominants se rétractent, raccourcissent et conservent définitivement leur forme atrophiée. Petit à petit, comme les membres n’arrivent plus à se tendre, les genoux et les hanches restent fléchis, les pieds ne peuvent plus se poser à plat, les coudes demeurent pliés, les poignets et les doigts ne s’étendent plus. Le corps se fige.

En ce qui me concerne, j’avais tendance à marcher sur la pointe des pieds, en équin dans le langage médical, et mes pieds se tournaient vers l’intérieur, en varus. Du coup, mes genoux et mes hanches fléchissaient. Les étirements étaient censés rectifier ces mauvaises attitudes, mais je les redoutais, car ce n’était jamais une partie de plaisir. Cela faisait même horriblement mal ! De plus, notre corps avait tendance à conserver la position dans laquelle nous étions restés pendant une longue période, d’autant plus que certains kinés nous étiraient très fort et maintenaient longuement la tension.

J’entendais les plaintes, parfois les pleurs ou les sanglots des uns et des autres. J’observais leurs grimaces, leurs rictus de douleur avant que mon tour arrive. La crainte et l’angoisse étaient palpables et nous poussions tous un « ouf ! » de soulagement lorsque c’était fini. Pourtant, nos journées commençaient toujours de la même façon, avec la douleur en filigrane, cette douleur omniprésente, cette maudite et familière compagne.

À cette époque, j’étais assez souple et je bougeais encore plus ou moins bien mes membres. Mon pied gauche, quant à lui, avait davantage de difficulté à se relever. Depuis mon plus jeune âge, je disais autour de moi que ce pied était fainéant ! En réalité, son muscle releveur s’affaiblissait et, de ce fait, mon mollet ne s’étirait pas correctement. Les kinés le faisaient à ma place. Ils s’assuraient par la même occasion que toutes mes articulations ne se raidissaient pas trop.

Cette année-là, comme j’avais grandi, les premières orthèses cruro-pédieuses[3] que je portais toute la journée devaient être changées. Ces appareils m’ont ensuite été renouvelés chaque année.

Pour qu’ils s’adaptent parfaitement à ma morphologie, on réalisait des moulages en plâtre de mon corps. Certains garçons portaient de plus grandes orthèses, qui se prolongeaient jusqu’à leur torse. La partie qui maintenait leurs membres inférieurs et s’accrochait à leur corset les faisait ressembler à des « RoboCop ».

Quand j’étais en fauteuil, je gardais les jambes allongées. Des gouttières les maintenaient parfaitement droites. Tous les myopathes se baladaient dans le Centre dans cette position.

Après nos bains, nos massages et ces étirements douloureux, nous avions droit à notre habillage et à la mise en place de nos orthèses. Cet appareillage rigide composé de cuir et de tiges de fer nous permettait de tenir plus ou moins debout. Puis, on nous installait sur notre plan inclinable qui faisait office de table de verticalisation, on nous attachait fermement avec des sangles et on nous basculait pour nous amener en position verticale.

Au terme de cet enchaînement de soins, nous pouvions enfin nous rendre en classe, bien que notre arrivée corresponde le plus souvent à la fin de la récréation.

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Si l’on nous imposait aussi régulièrement de nous tenir debout, c’était pour que nos os se renforcent. En effet, lorsqu’on reste trop longtemps en apesanteur — en décharge, dans le langage médical — les os se fragilisent. Toutefois, chaque transfert entraînait un risque de fracture ultérieure. Il fallait avant tout empêcher les effets catastrophiques de la position assise, durant laquelle le malade n’a aucun appui et n’effectue aucun mouvement. C’était le risque majeur chez les myopathes.

Il faut savoir que la verticalisation place les articulations — comme les hanches ou les genoux — dans des positions plus conformes à la croissance ; elle permet d’allonger les muscles et évite des rétractions musculaires. Sans compter qu’elle améliore la respiration, la digestion et le transit. Dès lors, nous verticaliser — c’est-à-dire nous placer en station debout — faisait partie intégrante de la prise en charge susceptible de ralentir la maladie.

En ce qui me concerne, je devais rester debout au moins une heure par jour, parfois deux. J’y parvenais grâce à mes appareils qui maintenaient mes genoux bien droits durant tout ce temps. Je restais dans cette position statique sans avoir le droit de bouger un seul orteil. Par conséquent, au terme de cette séance, j’avais toujours terriblement mal aux pieds et je n’aspirais qu’à une chose : m’asseoir.

À huit ans, à cause d’une subluxation des hanches, j’ai même eu droit à trois heures de verticalisateur par jour. Je restais debout sur le repose-pieds, avec interdiction de bouger. Rester en appui durant autant de temps était particulièrement douloureux, mais à quoi bon me plaindre, puisque ce traitement a permis d’éviter une intervention chirurgicale destinée à recentrer mes cols des fémurs…

Les enfants de cet âge ne cessent de gigoter et nous, nous devions rester pétrifiés comme des statues !

Il n’empêche que le temps passait, et je me posais des questions. Allais-je finir comme Emmanuel ? Ce garçon était un peu plus âgé que moi et ne marchait plus du tout. Le pauvre ! Il avait toujours peur d’avoir mal ou qu’on le fasse souffrir. Il portait en permanence un corset en cuir fermé par des sangles et rigidifié jusqu’aux épaules grâce à une armature en fer. Il n’était même plus capable de lever les bras !

Cet enfant m’a marquée. Je n’étais pas bien grande, mais je le sentais si vulnérable et tellement gentil ! Je l’appréciais beaucoup et il a d’ailleurs été mon chéri secret.

Nous avons partagé des moments simples, parmi les plus précieux que l’existence puisse offrir. Par exemple, nous nous retrouvions parfois seuls. Lui, à plat ventre, n’était déjà plus capable de tourner la tête ou de la soulever. Je percevais toute sa souffrance. Impuissante…

Assise à ses côtés, j’essayais de le réconforter avec mes petits mots d’enfant, je lui parlais de petites voitures. Je me sentais en devoir de le protéger, de le faire un peu rêver. J’espérais ainsi m’ériger en rempart contre sa souffrance omniprésente.

Et quelle souffrance ! Il m’a raconté que, la nuit, on lui mettait les jambes en extension au moyen de poids attachés aux pieds. Un vrai supplice ; l’enfer sur Terre ! Je me rendais compte qu’il dépérissait de plus en plus, le corps meurtri de douleur, usé par le manque de sommeil et par la maladie. Hélas ! je ne comprenais pas encore ce qui se jouait. Puis, un jour, Emmanuel n’est plus réapparu. C’était le seul garçon que j’avais osé approcher, car tous les autres semblaient beaucoup plus âgés que moi.

Emmanuel, sans le savoir, tu as marqué mon existence. Tu étais si gentil, si fragile ! Tu redoutais tellement qu’on te fasse mal… Pourtant, comme pour nous tous, ils te faisaient souffrir « pour ton bien », pour que tu restes droit. Bien plus tard, j’ai compris que je ne te reverrais plus jamais. Tu avais quitté ce bas monde, tes paupières s’étaient fermées à jamais.

Par la suite, d’autres visages, à leur tour, ne sont pas réapparus. À quel âge ai-je compris pourquoi je ne les revoyais plus ? À sept ans, huit ans, neuf ans ? Ils avaient juste quelques années de plus que moi ; j’étais allée en balnéothérapie avec eux ; j’étais parfois assise à leurs côtés ; nous nous sommes peut-être même touchés. La mort planait autour de nous, dans ce bassin de mosaïque bleue.

L’espérance de vie de ces petits bouts d’hommes était d’environ quatorze ans. Ils avaient tant souffert, ils avaient été étirés, retournés, mis en posture pendant des heures, appareillés jour et nuit. Ils étaient corsetés, parfois opérés. Ils avaient été extirpés de leur milieu familial durant parfois plus d’une décennie. Et tout cela pour quoi ? Pour finir étouffés, dans la plupart des cas, à la suite d’une infection respiratoire. Finalement, leur vie n’avait été qu’un interminable enchaînement de souffrances physiques et psychologiques.

J’assimile presque cet acharnement thérapeutique à de la torture. Je sais… la douleur est indissociable de toute maladie, mais, dans le traitement de nos myopathies, certains soignants pouvaient, eux aussi, nous faire très mal sous prétexte de retarder l’inéluctable. Nos vies de petits myopathes comportaient si peu de moments agréables !

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Pour en revenir à notre programme scolaire, les cours s’arrêtaient à 11 heures 30, pour le repas de midi. Tous les enfants sortaient des classes. L’instituteur aidait ceux qui ne pouvaient se déplacer seuls, puis, des éducateurs venaient nous chercher et nous amenaient au réfectoire. Toutes les filles — pensionnaires et demi-pensionnaires — prenaient leur repas dans la salle à manger du château. Nous étions séparées des garçons, qui avaient leur propre endroit pour déjeuner.

Après le repas, nous avions obligation de faire la sieste. Je dormais parfois si profondément que les éducatrices avaient pour consigne de ne pas me réveiller.

Puis, à 14 heures, nous retournions en classe et, au lieu de profiter de la récréation de l’après-midi, je retournais en salle de kiné pour une posture.[4] En fonction du kiné qui intervenait, ce moment relevait plutôt de la torture.

J’étais assise toute la journée, sauf le temps où j’étais verticalisée. Or, en restant le plus souvent dans la même position, les muscles de mes cuisses avaient tendance à se raccourcir. Pour éviter que mes quadriceps ne se rétractent, on m’allongeait alors sur le ventre et l’on disposait une sangle au niveau de mes fesses. De cette manière, je ne risquais pas de me soulever de la table durant la séance. Puis, une fois sanglée, le kiné glissait un coussin sous mes genoux pour qu’ils se trouvent plus haut que mon bassin.

Beaucoup de kinés se contentaient de cette posture, que je supportais d’ailleurs sans souci. C’est alors qu’un de leurs confrères a eu l’idée de m’étirer davantage. Il accrochait des tendeurs à mes pieds, de façon à ce que mes talons touchent mes fesses : la fameuse position « talons-fesses ». Je devais rester dans cette position beaucoup plus inconfortable pendant plus d’une demi-heure.

Le muscle se détend légèrement, le tendeur continue de l’étirer, et là, ça fait rudement mal ! On essaie de résister, mais les forces nous manquent. De plus, le kiné nous laisse seul durant tout ce temps. On est seul avec sa souffrance, on pleure, ça tire, ça fait mal, ça tire encore plus fort. Que de vaines souffrances !

Un jour, en me glissant je ne sais trop comment, j’ai réussi à m’extraire de cette sangle qui me scotchait à la table. Chouette ! J’avais réussi. Dieu, comme cela faisait du bien, ça tirait nettement moins !

Malheureusement, le kiné s’en est aperçu et je l’ai payé très cher lors de la séance suivante : il a serré la sangle encore plus fort au niveau de mes fesses et, cette fois, je me suis retrouvée vraiment bloquée sur cette table avec ce fichu coussin sous mes genoux. Il a ensuite accroché les tendeurs plus loin que d’habitude, pour que la tension soit à son maximum. Mes hanches se sont retrouvées encore plus en extension et j’ai dû rester dans cette position extrêmement douloureuse, le temps qu’il vienne me délivrer. Pour me punir, il avait d’ailleurs allongé la durée de la séance. J’ai eu l’impression qu’elle durait une éternité. Ça me tirait tellement fort, trop fort… Pourtant, je ne pouvais pas crier, sinon je me serais fait réprimander. Je craignais tant qu’il allonge encore la durée de la posture !

J’ai donc appris à être sage, à ne rien dire, à subir, sinon, c’est sûr, avec lui j’allais morfler. Comme je l’ai haï, ce kiné ! J’en avais une peur bleue, tant il me faisait mal. Je pleurais, je me mordais même la main. Je détestais ces moments, je haïssais ces postures interminables.

Par la suite, pour tenir le coup, j’ai utilisé d’autres stratagèmes. Par exemple, gonfler le ventre au maximum au moment où l’on serrait la sangle. Avec un peu de chance, je pouvais ainsi me hausser un tout petit peu sur ma planche pour me soulager, sans que personne le remarque. En contrepartie, si j’avais été docile, ce kiné déverrouillait mes appareils au niveau des genoux et j’avais le droit de retourner en classe avec les jambes un peu fléchies. Elle était la bienvenue, cette position beaucoup plus normale, mais je devais avoir été vraiment très sage pour mériter une telle récompense !

Je plains sincèrement les enfants qui, contrairement à moi, n’avaient pas la force de desserrer leurs sangles ou ne connaissaient pas la combine pour en atténuer la pression. Je repense à ces enfants qui souffraient en silence, tout simplement parce qu’ils ne pouvaient faire autrement. Comment supportaient-ils de rester des heures durant, en extension dans la même position, avec des muscles rétractés ? Certains kinés poussaient même leur « conscience professionnelle » jusqu’à tracer des marques sur les sangles pour nous empêcher d’en modifier le serrage. Emmanuel, par exemple, a dû supporter certaines postures pendant des heures, prisonnier de ces sangles censées lui maintenir les articulations dans la bonne position.

Essayez de rester pendant des heures, soumis à des étirements, sans qu’il vous soit possible de relâcher la tension ! C’est quasiment impossible pour un adulte, et pire encore pour un enfant. Un enfant est plus sensible à la douleur, même s’il apprend avec le temps à souffrir physiquement. Il doit s’y faire, mais c’est loin d’être gagné.

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Notre journée scolaire se terminait à 17 heures 30. Les filles traversaient alors une dernière fois tous les couloirs et regagnaient le château.

À peine arrivées dans les chambres, nous avions droit au déshabillage, puis à la douche. Toute la chambrée y passait. Ensuite, nous enfilions nos vêtements de nuit et, à 18 heures 30, nous empruntions l’ascenseur pour nous rendre dans la salle à manger.

Le soir, il n’était pas question de jeux entre nous. Par contre, si le repas n’avait pas trop tardé, nous pouvions espérer avoir un quart d’heure de liberté avant de nous coucher. C’était déjà ça…

Lors de mes premières années au Centre, pour maintenir mes pieds en bonne position durant la nuit, je portais de simples attelles semblables à des bottillons. Heureusement, celles-là n’étaient pas douloureuses et je n’en garde pas un trop mauvais souvenir. Les choses ont changé quelque temps plus tard. En effet, la maladie gagnant du terrain, on m’a prescrit des attelles plus encombrantes, pour maintenir toute la jambe depuis mon pied jusqu’en haut de la cuisse.

Rebelle comme je suis, pendant combien de temps ai-je « truandé » les professionnels du Centre à propos de ces affreuses attelles ? Je les regardais m’installer ces appareils, mais, à peine avaient-ils éteint la lumière, que je m’asseyais et enlevais les sangles.

Malgré mon handicap, ma sensibilité était intacte. Elle l’est d’ailleurs toujours. En effet, je ressens la moindre douleur ou la moindre caresse sur tout mon corps. Dès lors, comment ai-je réussi à tenir bon durant toutes ces pénibles années de soins ? Il serait inconcevable que je ne me sois jamais plainte. Ou alors, n’a-t-on pas tenu compte de ma souffrance ?

Pauvre petite Marie que j’étais ! Si, si, je vous assure : j’ai souffert ! Si, si, je me sentais seule ! Et je me plains aujourd’hui comme je plains tous ces enfants qui vivent la même chose encore de nos jours. Tous ces petits êtres confrontés à ces douleurs, éloignés de leurs parents, seuls face à leur quotidien, obligés d’assumer comme des grands, obligés surtout de grandir trop vite.

Au Centre, j’ai côtoyé différents types de handicaps, plus lourds les uns que les autres. Les plus atroces concernaient, en général, les enfants atteints comme moi de myopathie. Mais à quel moment ai-je compris les différentes sortes de handicaps ? Je ne m’en souviens plus.

J’ai croisé des enfants prématurés. Les soignants les appelaient des IMC, des « Infirmes Moteurs Cérébraux ». Rien à voir avec l’Indice de Masse Corporelle dont les publicités nous parlent à longueur de journée ! Ce type de handicap engendrait des incapacités très diverses. Certains enfants traînaient simplement la jambe ; d’autres ne savaient même pas parler. Ils étaient assis dans une coquille, sanglés de partout pour éviter qu’ils tombent.

D’autres encore étaient assis dans des corsets-sièges, une coque thermoformée composée, comme son nom l’indique, d’un corset rigide associé à un siège adapté à la morphologie de l’enfant.

Enfin, quelques-uns étaient capables d’utiliser une machine à écrire, avec une licorne[5] attachée à un casque.

Les enfants atteints de spina-bifida[6], quant à eux, pouvaient montrer des atteintes très diverses : neurologiques, orthopédiques, urologiques, viscérales ou psychologiques. Bizarrement, ils présentaient tous la particularité d’être incontinents. Par conséquent, ils étaient soumis à une rééducation urinaire à chaque coupure de classe. Ces séances avaient lieu au niveau de l’infirmerie. Elles consistaient à leur apprendre à s’auto sonder, à changer leurs protections et à se laver si nécessaire.

L’emplacement de la lésion au niveau de leur colonne vertébrale avait une importance déterminante. En effet, la partie du corps concernée par les terminaisons nerveuses situées sous cette lésion ne possédait aucune sensibilité. Seul le haut de leur corps possédait encore de la force. Dès lors, la plupart des enfants étaient appareillés aux jambes et se servaient de béquilles pour marcher. Sans généraliser, bon nombre d’entre eux avaient une intelligence amoindrie, bien que j’aie connu des enfants très brillants.

Malheureusement, d’autres pensionnaires étaient purement et simplement dépourvus de membres, ou alors, ceux-ci étaient mal formés.

L. était né sans bras et avait une simple ébauche de pied. Et encore… d’un seul côté ! Le personnel lui avait confectionné une petite voiture rouge et avait fixé sur son corps des prothèses pourvues de pinces. Ces pinces lui permettaient de tourner un volant constitué d’un disque en fer percé de trous. Il avançait en appuyant sur une pédale avec son seul pied. Par contre, il nageait comme un dauphin. Pour écrire, il serrait fermement un stylo entre les dents.

Il n’avait pas vraiment besoin d’un kiné, mais sa condition physique nécessitait de nombreuses aides, à la fois pour lui procurer une certaine autonomie et pour l’entraîner à s’en servir. Il était considéré comme un cas très lourd, même si son état restait stable.

Certains enfants d’origine maghrébine portaient les séquelles irréversibles de la poliomyélite. Les enfants français, eux, avaient bénéficié des vaccins adéquats, rendus obligatoires en 1964.

Parfois, un accident de la vie avait amoché un gamin : un traumatisme crânien, de multiples fractures de membres ou de leur colonne vertébrale les obligeaient à passer par le Centre.

Beaucoup de filles autour de moi portaient des corsets pour corriger leur scoliose. Par exemple, j’ai connu une petite Laurence qui souffrait d’une forte déviation de la colonne vertébrale et portait jour et nuit un corset Milwaukee. Ce corset avait pour principe la mise en extension de la colonne vertébrale par un appui avec une ceinture pelvienne et une autre placée sous la mandibule.

Sa kiné lui remontait régulièrement sa mentonnière. Elle pleurait de douleur, tant son corset était serré sous son menton et appuyait sur ses hanches. Le travail de la kiné consistait en des étirements, des tractions et un renforcement musculaire du dos, pour essayer de le rendre le plus droit possible.

Des filles un peu plus âgées, donc des ados, venaient également se faire opérer chez nous. Avant l’intervention, un kiné spécialisé dans les scolioses les prenait en charge. Elles subissaient d’abord une kiné intensive dans le but d’assouplir leur colonne vertébrale. Le praticien tirait, étirait, assouplissait et renforçait la musculature, puis il adaptait le corset en le remontant de plus en plus vers la mentonnière.

Il semblait particulièrement dur avec ces jeunes filles. D’ailleurs, la plupart pleuraient à chaudes larmes en sortant de son cabinet. Enfin, d’autres étaient porteuses de maladies qui n’avaient pas encore de nom… comme la mienne.

Dura lex, sed lex….

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Pour ma part, si j’ai toujours serré les dents pour supporter mes traitements, c’est également au Centre que j’ai appris à ne jamais me plaindre d’ennuis de santé mineurs, comme de simples maux de gorge. En effet, il ne fallait surtout pas tomber malade, sinon on se retrouvait à l’infirmerie, toute seule dans une chambre, à ne rien faire, juste à attendre que l’infection passe. On nous plaçait purement et simplement en quarantaine, confinées dans notre lit, avec le silence pour seule compagnie.

Je m’y suis retrouvée à deux reprises et j’ai vite compris l’horreur que représentait cet endroit. À partir de ce moment, j’ai choisi de taire ces petites douleurs qui m’auraient plongée sans coup férir dans la solitude et l’isolement total. Une fois encore, je devais me montrer forte, dure au mal, et j’y suis parvenue. De fait, je n’ai plus jamais remis les pieds à l’infirmerie !

Combien d’enfants abusent pourtant de leurs parents en prétextant une soi-disant maladie ? Que penser de ce « pauvre » bambin qui reste scotché devant la télévision au lieu d’aller à l’école ? On le croit vraiment malade, il reçoit peut-être même un jouet pour le consoler. Ce petit bobo devient alors un véritable jeu, l’occasion d’obtenir une récompense.

J’ai retenu cette leçon pour le reste de ma vie : faire preuve d’endurance, de courage, dépasser ses limites… au risque d’en faire parfois trop !

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Enfin, je ne peux passer sous silence cette discrimination dont les jeunes enfants comme moi faisaient l’objet dans ce Centre. En effet, ma vie s’y organisait d’abord autour de mes soins, au détriment de mes études. Mon instituteur de CE2 épinglait d’ailleurs âprement ma présence très épisodique à ses cours, suite aux incessantes séances de rééducation que nécessitait mon handicap. Comment voulez-vous qu’il en fût autrement ? Il m’arrivait de recevoir deux ou trois heures de soins par jour !

Mes journées scolaires s’écoulaient, pour ainsi dire, en pointillés. J’avais donc beaucoup moins d’heures de cours que les élèves d’une école traditionnelle. Je regrette de ne pas avoir eu suffisamment de leçons, de stimulations intellectuelles. Combien d’heures perdues, passées seules, sanglée sur une table, sans stimuli ? Combien de temps à attendre sans dire un mot, le corps endolori ? Aucune initiation à l’histoire-géographie ou à la science naturelle ; ni la musique ni la physique ne m’ont été enseignées. Alors qu’à cet âge, l’esprit d’un enfant est une « éponge à savoir », qu’il est prêt à ingurgiter des concepts et des tas de notions pour accroître ses connaissances et espérer, plus tard, trouver sa voie et assouvir ses passions.

Était-ce une raison suffisante pour qu’on demande à ma sœur en quelle classe elle était, et pas à moi ? De quel droit m’ignorait-on comme si j’étais une inculte ?

Je me souviens qu’un jour, une dame a posé la question à ma sœur sans s’inquiéter de ma présence. Pour elle, c’était sans doute normal, puisque j’étais une petite fille en fauteuil ! Eh oui… Encore aujourd’hui, dans l’esprit de certains, une fillette en fauteuil ne sait ni lire ni compter. D’ailleurs, pourquoi demanderait-on à une pauvre fille en fauteuil de s’instruire ?

Il est vrai que les enfants « dans mon cas » avaient un bagage moindre que celui des autres enfants du Centre, et de loin inférieur à celui des enfants des écoles dites normales. Et pour cause : nos acquis scolaires s’arrêtaient à l’essentiel, à la base… Ce qui ne m’a pas empêchée d’acquérir un niveau plus qu’acceptable.

[1] Muscles proches du corps.

[2] Le verticalisateur est un appareil médical qui permet aux soignants de passer les malades de la position allongée à la position debout. Cet appareil, également appelé « charriot plat » se compose d’un genre de planche rembourrée fixée sur un châssis muni de roues. Cette couchette peut être redressée jusqu’à l’inclinaison voulue, voire jusqu’à la position verticale.

[3] Dispositif médical qui enveloppe la cuisse et la jambe afin de soutenir la marche et la station debout.

[4] Position maintenue pendant une durée précise.

[5] Longue tige, souvent courbe, fixée à un casque léger. L’enfant tétraplégique, par des mouvements précis de la tête, frappait l’embout de cette licorne sur les touches d’une machine à écrire ou, de nos jours, sur le clavier d’un PC.

[6] Malformation de la colonne vertébrale lors des quatre premières semaines de la vie utérine : le liquide rachidien s’échappe entre les vertèbres, provoquant des séquelles irréversibles.

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