À PEU PRÈS COMME AILLEURS

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PAS L’INDIFFÉRENCE

Tout, mais pas l’indifférence
Tout, mais pas le temps qui meurt
Et les jours qui se ressemblent
Sans saveur et sans couleur

Et j’apprendrai les souffrances

À PEU PRÈS COMME AILLEURS

Si la vie au Centre était avant tout rythmée par l’enchaînement des soins, notre sortie au marché constituait un rituel immuable. Ce marché se tenait sur une grande place, à quelques centaines de mètres de nos bâtiments. Nous nous y rendions en général une fois par mois, le mercredi matin. Je me souviens y avoir acheté un biberon magique[1] et l’avoir ensuite offert à ma sœur. Il a dû rester à la maison. 

Autre sortie imprégnée dans ma mémoire : un jour, une éducatrice nommée C. F. m’a emmenée pour la première fois de ma vie chez un coiffeur qui exerçait près de cette place. Je devais avoir sept ans et, pour une fillette de mon âge, l’événement était de taille. La pauvre coiffeuse m’avait malencontreusement entaillé l’oreille et en avait été très gênée. Pourtant, je n’avais pas eu mal.

Si vous saviez comme j’étais fière, ce jour-là, en rentrant au Centre ! Je n’avais jamais connu cette sensation de me sentir jolie. J’imagine que les autres filles de mon âge auraient aimé partager la même joie…

Pourquoi C. F. m’y avait-elle emmenée ? Pourquoi précisément moi ? À cette époque, je ne m’étais pas posé la question. Aujourd’hui, par contre, je sais : j’étais une enfant dite « défavorisée », dont les parents peu fortunés avaient peu de temps à consacrer à leurs enfants.

À proximité du Centre, se trouvait une communauté de Sœurs et, le mercredi après-midi, les parents pouvaient demander à ce que leur enfant aille au catéchisme. Ce fut mon cas. Les Sœurs nous apprenaient la parole de Dieu, mais j’avoue avoir finalement partagé peu de choses avec elles, si ce n’est que pour moi, ces rencontres étaient autant de moments de Paix, de repos et de tranquillité ; un répit dans ma souffrance.

En effet, pendant ce temps, aucun adulte du Centre ne venait nous perturber. Je me sentais libérée du carcan de cette structure ; mon petit corps pouvait enfin respirer ! Oui, au fond, j’appréciais la compagnie des Sœurs. Au moins, elles étaient gentilles et ne me faisaient pas subir des choses désagréables, détestables. De plus, elles s’adaptaient à nos capacités physiques ou intellectuelles.

Comparée à certaines filles plus limitées dans leurs mouvements, j’étais capable de dessiner. Par exemple, Nathalie, une infirme moteur cérébral, ne savait ni parler ni tenir un crayon. Par contre, Laurence — qui souffrait d’une scoliose — portait un corset du menton jusqu’au bas du dos, mais elle savait marcher, parler et bouger normalement. Les capacités différaient énormément d’un enfant à l’autre. Par conséquent, j’imagine que, dans notre Centre, le niveau a été « nivelé par le bas ».

En tant qu’enfant défavorisée, j’avais également droit au colis de Noël offert par un journal régional. Tous les enfants autour de moi n’avaient pas cette « chance ». Vous ne pouvez imaginer comme ce colis a pu me réjouir ! La joie de recevoir cette modeste boîte me réchauffe encore le cœur aujourd’hui. Je recevais un cadeau, mais, par-dessus tout, j’étais enfin l’objet d’une attention.

Cette boîte en carton contenait un jeu ou un jouet, ainsi qu’un vêtement et, au moins, une friandise. Pendant combien d’années y ai-je eu droit ? Peut-être jusqu’à mes dix ans ?

Outre ce colis sympathique, le Centre nous offrait, lui aussi, un présent. Celui qui m’a véritablement transportée de bonheur était une table à langer avec sa baignoire incorporée… Le must du must, le nec plus ultra !

Vous vous rendez compte ? Une vraie baignoire pour ma poupée ! Si vous saviez l’importance et la place que ces poupées ont tenues dans mon enfance… 

À ce propos, il me revient à l’esprit un souvenir particulièrement marquant. J’avais eu l’occasion, au Centre, de voir le film « La Belle et le Clochard ». Or, en rentrant chez moi pour le week-end, j’avais trouvé au dos d’une boîte de Banania un petit questionnaire portant précisément sur ce film, et qui permettait de participer à un concours. Tenez-vous bien : les prix consistaient en une poupée Barbie.

Comme je connaissais les réponses, j’ai tenté ma chance et j’ai effectivement reçu « ma » Barbie. Toutefois, elle était vêtue d’un simple maillot une-pièce qui ne la mettait pas en valeur. « Momo », l’aide-ergothérapeute du Centre, a sans doute remarqué ma déception, car elle a réalisé au crochet un pantalon et un pull pour que ma poupée ne prenne pas froid. Ce geste partait d’un bon sentiment, mais la gentille Momo avait sans doute utilisé des pelotes de laine de récupération, car leur coloris orange et vert ne manquait pas d’originalité. Peu m’importait. Cette attention m’avait touchée. De toute façon, selon l’expression consacrée : c’est l’intention qui compte.

Mettez-vous pendant quelques secondes dans la peau d’une enfant de sept ans, enfermée six jours sur sept dans un centre spécialisé qui ressemble davantage à un hôpital ! Je ne demandais pas grand-chose. De toute façon, là où je me trouvais, il ne fallait surtout pas être exigeant.

Cela dit, autour de moi, d’autres enfants étaient encore plus meurtris par la vie. Certains ne pouvaient pas s’exprimer, d’autres avaient horriblement mal. Ils pleuraient sans arrêt, mais les soignants les ignoraient. Peut-être ces derniers avaient-ils reçu pour consigne de ne pas réagir à leur souffrance… En effet, ils n’auraient fait que cela : consoler et consoler encore. Dans ce contexte où se côtoient la maladie, la douleur et parfois l’indifférence, un enfant grandit forcément dans un environnement qui ressemble à un monde de brutes, un univers de souffrances sourdes, non avouables et non avouées.

C’est précisément dans ce monde implacable que j’ai grandi. J’y ai côtoyé la souffrance physique autant que la souffrance psychique. J’y revois la petite fille qui souffre le martyre dans son lit tout en essayant de retenir ses gémissements pour que la veilleuse ne la dispute et ne la sermonne pas ; la petite fille qui essaie de s’extirper de son mal ou de son carcan ; la petite fille qui choisit de s’isoler pour ne pas montrer combien elle souffre ; la petite fille qui voudrait tant vivre comme ses petites compagnes ; la petite fille qui recherche l’amour, la tendresse et la protection, mais qui doit faire face, seule ou presque, à l’indifférence ou à l’absence de compassion ; la petite fille à qui l’on n’explique rien et qui doit tout comprendre par elle-même.

Vous l’aurez deviné, cette petite fille, c’était moi, mais pas seulement : j’associe à mes douleurs tous les autres enfants qui ont vécu le même calvaire à une époque pourtant pas si lointaine.

J’étais, soi-disant, une enfant assez brillante intellectuellement, mais je n’en restais pas moins un brin de fille. Alors, oui, la « petite fille » qui écrit ces lignes a grandi trop vite, bien trop vite ! D’ailleurs, la psychologue l’a noté dans mon dossier médical : à sept ans et quatre mois, on aurait dû me laisser vivre encore un peu dans mon monde, celui de l’enfance, en évitant de me faire ressentir l’angoisse des adultes.

Certes, on me considérait comme plus mature que les enfants de mon âge, et j’en suis fière. Or, si j’étais une fille intelligente, j’éprouvais les mêmes besoins que tout autre enfant. Je réclamais de l’affection ? Oui, mais qui n’en demande pas à cet âge ? Quel enfant de sept ans pourrait s’en passer ?

Dans un centre comme celui que je fréquentais, l’enfant se retrouvait finalement seul et démuni ; il devait affronter comme un grand tous les désagréments que lui infligeait la maladie. Dieu sait pourtant que les jeux, les sorties, les distractions sont d’une importance primordiale pour aider un enfant à sortir de ce carcan quotidien. Il faut à tout prix distiller un peu de bonheur à ceux-là que la vie n’a pas gâtés ; leur permettre de vivre de petites choses qui leur paraîtront extraordinaires, même si les soignants, eux, les trouveront futiles.

Personnellement, dans mon enfance, je me régalais de tout ce qui dérogeait à la routine. J’avais besoin de m’évader, de voir un autre monde. J’aurais surtout aimé ressentir des sensations positives avec mon corps. Par exemple, aller dans l’eau de mer, grimper sur des manèges, sentir le sable sous mes pieds, marcher dans l’herbe mouillée, rouler sur le sol avec un ami, courir à perdre haleine, monter et descendre à toute vitesse, jouer au ballon. J’aurais tant voulu exécuter tous ces petits gestes, ressentir tous ces petits bonheurs qui vous comblent de joie, vous revigorent, vous stimulent et vous apaisent. Oui, j’aurais donné n’importe quoi pour emmagasiner tous ces souvenirs qu’un enfant ordinaire — un adulte en devenir — aspire à connaître. Aujourd’hui, je ressens cruellement ce manque d’expérience dans mon corps.

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Tous les ans, le Centre organisait une sortie à la plage. Malheureusement, je n’avais pas le droit de me baigner, car l’eau était trop froide. Mon kiné m’y a autorisée à une seule occasion. J’étais à la fois impressionnée et apeurée. Je ne connaissais pas cette sensation corporelle d’être léchée par les vagues et de sentir le sable s’égrainer sous mes pieds. Assise près de l’eau, les vagues arrivaient plus ou moins froides et repartaient un peu plus chaudes. C’est tellement simple et pourtant si important, de connaître cette sensation !

Vous rendez-vous compte ? Durant mes vingt premières années de vie, c’est la seule et unique fois où j’ai eu la chance de me baigner en mer. Ce qui importe à ce moment-là, ce n’est pas le fait de se baigner ; c’est surtout le bonheur d’éprouver les mêmes sensations que le commun des mortels. En effet, un enfant doit aussi apprendre à vivre et à découvrir son corps à travers des moments agréables. Ne pas avoir eu suffisamment le droit de vivre ces moments a entraîné, chez moi, une incontestable frustration.

Alors oui, j’ai parfois manifesté de l’opposition, de l’agressivité et de l’angoisse. Comment aurais-je pu me comporter autrement ? Quels étaient mes systèmes de défense face à une telle injustice, face à une telle différence de traitement entre chaque enfant, face à ces douleurs, face à ma sœur et à mon frère, face à mes parents, face au monde qui m’entourait ? Comment demander autant à un petit bout de femme aussi jeune ?

Pourtant, j’ai assumé et j’ai grandi ainsi. Je n’avais de toute façon pas le choix et, faut-il le dire, cette contrainte m’a toujours poursuivie : celle de ne JAMAIS avoir le choix ! Bref, j’ai dû me faire à l’idée que cette dictature injuste… Eh ! bien, je ne pourrais jamais la renverser.

J’ai donc grandi avec ce vécu insatisfaisant, avec ces manques, ces peurs, ces angoisses, avec ces joies et parfois ces petites réussites, avec ces sourires qui me manquaient tant. Oui, j’ai grandi, mais j’ai grandi et assumé beaucoup trop vite.

Enfant lavé, habillé, baigné, nourri, appareillé, corseté, transféré, porté, positionné, allongé, sanglé, étiré, accroché, fixé, talqué, massé, chauffé, verticalisé, posturé, consulté, piqué, radiographié, protégé, couché, entravé, bloqué, stoppé… Une immense majorité d’enfants n’est pas concernée par ce vocabulaire. Heureusement d’ailleurs !

Seule dans mon coin et dans ma souffrance, j’observais la vie des autres. Je savais ce qui se passait ailleurs, dans la vie de Monsieur et Madame Tout-le-Monde. Alors, après tant d’années, j’ai aspiré à une vie plus classique, plus proche d’une certaine normalité.

Je rêvais de tant de choses, de tant de ressentis, de tant d’expériences que seuls les autres étaient en mesure de savourer. Je voulais faire comme eux. Je voulais simplement que mon existence devienne la plus proche possible de ce que les autres appellent une « vie normale ».

J’ai eu la chance d’y parvenir grâce à des amis en or. À partir de là, je vous le jure, je me suis délectée ! Ils m’ont fait vivre de délicieux moments qui resteront gravés à tout jamais au plus profond de mon être.

Comment ne pas être gourmande, voire affamée de tels instants de vie ? Après toutes ces années de rêve et d’observation des « autres », cette métamorphose était si exceptionnelle, si impensable !

Je me voue à vous, mes Amis valides. Vous seuls pouvez me faire vivre autant de moments de bonheur ; des instants de vie sans doute classiques pour vous, mais si extraordinaires pour moi !

[1] Ce biberon comportait une double paroi. Lorsqu’on le penchait, le « lait » se déversait dans le bouchon et disparaissait comme par magie.

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